Histoire du communisme
L'Histoire du communisme recouvre l'ensemble des évolutions de ce courant d'idées et, par extension, celle des mouvances et des régimes politiques qui s'en sont réclamés. Le communisme se développe principalement au XXe siècle, dont il constitue l'une des principales forces politiques[1] : à son apogée, durant la seconde moitié du siècle, un quart de l'humanité vit sous un régime communiste[2].
Le concept d'une société égalitaire où la propriété privée serait abolie existe de très longue date dans la pensée utopiste : c'est à partir de la fin du XVIIIe siècle qu'il commence à être désigné par le mot communisme. Au début du XIXe siècle, l'idée de communisme devient une composante du socialisme : le terme est notamment revendiqué par Karl Marx et Friedrich Engels, qui publient en 1848 le Manifeste du parti communiste. Le marxisme, courant de pensée dérivé des œuvres de Marx et Engels, acquiert au cours du XIXe siècle une importance essentielle au sein de la mouvance socialiste ; quant au mot communisme, qui ne désigne pas alors un courant d'idées distinct, il continue de faire partie des vocabulaires socialiste et anarchiste, mais tombe en relative désuétude[3].
Le terme communisme revient en usage au XXe siècle, mais son emploi change alors radicalement, car en 1917, les bolcheviks, dont Lénine est le principal dirigeant et idéologue, prennent le pouvoir en Russie. L'année suivante, ils prennent le nom de Parti communiste ; l'Internationale communiste est constituée en 1919 et la mouvance socialiste se divise à l'échelle mondiale entre partisans et adversaires du nouveau régime russe[4]. Si des tendances opposées, comme la gauche communiste et plus tard le trotskisme, peuvent également se réclamer du communisme, l'Union des républiques socialistes soviétiques domine la mouvance de manière incontestée. Après la mort de Lénine, Joseph Staline s'impose comme le maître absolu de l'URSS et de l'Internationale communiste, achevant de mettre en place un régime politique particulièrement répressif et meurtrier. Le fonctionnement de l'URSS a par la suite servi de modèle aux autres régimes communistes, se caractérisant par une mainmise des partis communistes locaux sur le pouvoir politique, une économie étatisée, la présence massive de la police politique dans la société, et la surveillance des activités des citoyens[5].


Après la Seconde Guerre mondiale, une partie des pays européens, occupés militairement par l'URSS, deviennent des États communistes à parti unique et constituent le bloc de l'Est. En Asie, la république populaire de Chine est proclamée en 1949, après la victoire militaire du Parti communiste chinois dirigé par Mao Zedong. La guerre froide oppose durant plusieurs décennies les pays communistes — eux-mêmes progressivement divisés entre eux — au « monde libre » dont les États-Unis constituent la superpuissance dominante, rivale de l'URSS. Dans plusieurs démocraties européennes, comme la France et l'Italie, les communistes constituent une force électorale de premier plan et tiennent un rôle important dans la vie intellectuelle et culturelle. La mort de Staline et la déstalinisation qui s'ensuit à partir de 1956 amènent à révéler une partie des crimes du régime soviétique, altérant l'image de la mouvance communiste. Refusant la déstalinisation, la Chine de Mao rompt avec l'URSS, mais reste isolée. L'Union soviétique use ensuite de sa puissance militaire et politique pour empêcher toute réforme conséquente du monde communiste.
De nouveaux régimes communistes apparaissent aux Amériques (Cuba), en Asie et en Afrique. La pratique dictatoriale des États communistes — dont les exemples les plus célèbres sont, en Europe, l'écrasement de l'insurrection de Budapest, la construction du mur de Berlin, et la répression du Printemps de Prague — contribue cependant à faire perdre au modèle soviétique une large part de son attrait. La Chine maoïste subit elle aussi des désastres lors du Grand Bond en avant, puis de la révolution culturelle. Par ailleurs, l'identité communiste continue d'être revendiquée par une partie de l'extrême gauche, qui cherche des formes alternatives au modèle soviétique. La sclérose économique et politique des pays communistes leur pose des problèmes croissants[6] : à partir de 1986, un vaste mouvement de réformes, connu sous le nom de perestroïka, tente de remédier à la situation. Cette libéralisation politique s'avère cependant insuffisante pour sauver le bloc de l'Est, et débouche au contraire sur l'effondrement des régimes communistes européens. L'URSS elle-même est dissoute à la fin de 1991. De nombreux partis communistes, ainsi que plusieurs régimes se réclamant de cette idéologie, continuent cependant d'exister. La république populaire de Chine, convertie à l'économie de marché mais toujours gouvernée par un parti communiste, tient un rôle de premier plan sur la scène politique internationale et dans l'économie mondiale.
Origines du communismeModifier
Origines du courant d'idéesModifier
L'idée d'une société égalitaire et idéalement harmonieuse, fondée sur l'égalité absolue — ou sur certains degrés d'égalité — entre êtres humains, est très ancienne : elle est largement antérieure, aussi bien à l'apparition de la mouvance politique communiste qu'au mot « communisme » lui-même. En dehors des écoles de pensée occidentales, l'idéal d'une société fraternelle se retrouve aussi bien dans le confucianisme — tout particulièrement chez Mencius — que dans le taoïsme, le bouddhisme, ou certains courants de pensée de l'islam. Ces idéaux, qui inspirent des mouvements égalitaristes plus tardifs comme celui de la révolte des Taiping, peuvent être considérés comme constituant, en Orient, des ancêtres lointains et indirects du socialisme[7]. C'est néanmoins en Occident que se développent des précurseurs plus directs de la pensée égalitariste et de l'idée d'abolition de la propriété. Sous la Grèce antique, Sparte aurait offert un modèle de société pratiquant une forme de « communisme » : selon Plutarque, le législateur Lycurgue aurait résolu à Sparte le problème de l'inégalité foncière en amenant ses concitoyens à mettre leurs terres en commun et à en opérer la redistribution. Cette communauté intégrale des biens aurait uniquement concerné les citoyens spartiates de plein droit, c'est-à-dire l'élite de la cité : sa réalité n'est en outre pas certaine[8]. Le mythe de l'âge d'or tient ensuite un rôle important dans les constructions théoriques de l'école classique et hellénistique[9]. Platon imagine, dans La République, une cité idéale, divisée en trois classes : les travailleurs, les guerriers et les dirigeants. Parmi les dirigeants — l'élite de la cité — serait appliquée la mise en commun totale des biens, y compris celle des femmes et des enfants. On ignore cependant si Platon jugeait applicable cette idée utopique : dans Les Lois, il revient à un égalitarisme foncier rappelant davantage celui de Sparte, mais sous une forme plus souple[10].
La doctrine chrétienne met également l'accent sur le partage des biens matériels[11] : au fil des siècles, la notion d'une société égalitaire où la propriété privée — censée être la source de tous les vices — n'existerait pas, revient autant dans les travaux de penseurs chrétiens réformateurs que dans certaines hérésies, notamment sous la Renaissance dans des courants issus de l'anabaptisme. Des communautés établies en Moravie, dans la mouvance des Frères Moraves, pratiquent la fraternité communautaire et ne possèdent rien en propre[12]. Durant la guerre des Paysans allemands, le prêtre itinérant Thomas Münzer, idéologue millénariste, lève une armée de paysans et prône la constitution de « communautés de saints » où tout serait partagé. Défait militairement, il est exécuté en 1525[13]. Le millénarisme égalitaire réapparaît durant la décennie suivante, avec le mouvement anabaptiste conduit par Jan Matthijs, puis par son disciple Jean de Leyde. Inspirés par les idées de Münzer, les anabaptistes animent à Münster, de 1534 jusqu'à leur écrasement en 1536, un régime théocratique et égalitariste, fondé sur communauté universelle des biens et des personnes et comprenant la pratique de la polygamie[14].
Sur le plan des idées, le courant de pensée utopiste, qui se développe à partir de la Renaissance, exprime une critique sociale par le biais de la description de sociétés fictives, idéales et harmonieuses, où l'égalité parfaite aurait généralement été réalisée par la disparition de la notion de propriété. Le philosophe et théologien Thomas More signe en 1516 le livre Utopia, qui constitue le modèle du genre en décrivant une île où règneraient l'harmonie sociale et la communauté des biens matériels. Le moine Tommaso Campanella publie en 1602 La Cité du Soleil, ouvrage décrivant une cité idéale fondée sur l'égalité universelle, où la propriété n'existerait pas et où la famille serait remplacée par un système d'éducation communautaire. Les ouvrages de More et de Campanella, fondateurs du courant utopiste, s'inspirent nettement de La République de Platon[15],[16],[17],[11]. L'imaginaire utopique continue par la suite de nourrir une critique radicale de la propriété privée, présente à des degrés divers dans les œuvres d'auteurs des Lumières : en France, le curé Meslier, Morelly et Dom Deschamps posent une partie des principes et idéaux d'égalité et d'harmonie sociale, repris par la suite par le socialisme et par le communisme[18]. En Grande-Bretagne, William Godwin, dont les idées sont empreintes d'un ascétisme à la fois puritain et individualiste jette les bases d'une forme de « communisme anarchiste » en prônant une organisation sociale sans État ni gouvernement[19].
En France sous le Directoire, Gracchus Babeuf mène en 1796 la conjuration des Égaux : sa pensée, héritière directe de la Révolution française, est particulièrement proche du communisme au sens contemporain du terme[20]. Pour l'historien Michel Winock, « Babeuf et le babouvisme offrent le premier exemple de communisme appliqué, à la fois comme idéologie et comme action révolutionnaire ». Sur le plan idéologique, Babeuf préconise une société fondée sur l'égalité de fait, l'administration commune et l'abolition de la propriété particulière. Sur le plan organisationnel, il articule ses aspirations à une pratique révolutionnaire de type nouveau, celle de l'organisation d'un coup de force par un parti clandestin. La préparation de l'insurrection est ainsi confiée par les babouvistes à un état-major secret, la « révolution communiste » devant se faire par la dictature d'une minorité. Pour Winock, la méthode de Babeuf annonce celles de Blanqui et de Lénine ; de manière plus générale, il voit dans la Révolution française la prémisse de plusieurs éléments du socialisme et du communisme, sur le plan des idées comme à celui de la pratique : pour ce qui est de l'exercice du pouvoir, avec le gouvernement révolutionnaire et les mesures d'exception du Comité de salut public que sont la Terreur et l'instauration d'une dictature « provisoire » en raison des circonstances ; pour ce qui est de l'usage du contre-pouvoir avec la pression « populaire » exercée par les sans-culottes ; Babeuf amenant quant à lui, fût-ce au niveau théorique, une technique de la prise du pouvoir[4],[21],[22].
Philippe Buonarroti, compagnon de Babeuf, s'emploie dans les décennies suivantes à entretenir et diffuser les idées babouvistes. La doctrine et la pratique politique de Babeuf constituent une origine directe de la notion contemporaine de « communisme », l'égalitarisme, la propriété commune et la redistribution des richesses étant alliés à l'usage de tactiques militantes et révolutionnaires pour prendre le pouvoir[23].
Indépendamment du courant d'idées européen, le XIXe siècle voit se dérouler, en Chine, la révolte des Taiping, mouvement fondé sur un mélange de pensée chinoise et de christianisme hétérodoxe, qui prône l'établissement d'une société théocratique strictement égalitaire (l'égalitarisme taiping se révélant très théorique en ce qui concerne les dirigeants du mouvement). Les Taiping sont plus tard récupérés par diverses écoles de pensée chinoises, dont les communistes, qui les présentent comme des précurseurs[24].
Formation du termeModifier
Le terme « communisme » vient du latin communis formé du préfixe com- signifiant « avec » et d'une racine dérivée du substantif munus renvoyant au « devoir », à l'« office », à l'« emploi », mais pouvant aussi signifier la « fonction » ou la « tâche ». Ce substantif est lui-même issu d'une racine indo-européenne mei signifiant « changer », « aller », « échanger » et dont les dérivés (monnaie, municipalité, immunité, etc.) se réfèrent aux échanges de biens et services dans une société selon les lois et les règles établies. À cette racine préfixée s'adjoint le suffixe « -isme » désignant une « doctrine »[25].
Le mot communiste est antérieur à celui de communisme. Il apparaît dès le XIIe siècle et désigne alors le membre d'une communauté de mainmorte, forme de propriété féodale reposant sur le servage[26]. S'il ne renvoie pas alors à la notion de communauté de biens, ce sens est pris en charge par plusieurs termes connexes. Communelli au XIIIe siècle, puis Communicantes au XVIe siècle « situent très exactement les origines théoriques des doctrines communautaires anciennes »[26]. Ils font référence aux membres de sectes chrétiennes qui mettaient en commun une partie, voire la totalité, de leurs biens. En 1569, un pamphlet polonais faisant état de luttes internes entre anabaptistes et frères moraves, utilise le terme de communista en lui donnant le sens de partisan de la communauté des biens. Cet usage est repris au début du XVIIe siècle dans plusieurs textes néerlandais, puis disparaît complètement après 1650. Ces emplois sporadiques révèlent que les dérivés de commun et de communauté impliquaient de longue date la notion moderne de communisme, sans que cette acception parvienne à s'implanter durablement avant le XIXe siècle[27].
Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le terme communista est introduit dans deux langues vernaculaires : le français et l'italien. Un traité de Victor de Mirabeau emploie en 1766 communiste dans son sens médiéval de « membre d'une communauté de mainmorte »[28]. À la fin des années 1770, son équivalent italien, communisti, désigne l'habitant d'une commune rurale[28]. Selon l'historien Jacques Grandjonc, le terme semble avoir connu une certaine fortune dans l'aire géographique Provence-Alpes-Toscane. Tout au long du XIXe siècle, il y est mobilisé pour caractériser de nombreux statuts liés à la vie en communauté : député, copropriétaire, détenteur de biens communaux etc[28].
L'écrivain Restif de la Bretonne semble avoir joué un rôle décisif dans l'évolution sémantique du concept. En 1785, il publie la lettre d'un propriétaire terrien et philosophe provençal, Victor d'Hupay, qui se déclare « communiste »[28]. D'Hupay est l'auteur du livre Projet de communauté philosophe (1777), qui décrit un idéal de vie en collectivité[29] : il y reprend plusieurs conceptions platoniciennes et se dit favorable à une éducation « communautaire », détachée au moins partiellement du cercle familial. L'idéal philosophique de d'Hupay demeure assez imprécis, mais « la leçon de langage n'a pas été perdue pour Restif »[30]. Écrit et publié en 1795, le livre de Restif Monsieur Nicolas multiplie les occurrences de communiste et crée le terme français de communisme. Les deux mots se rapportent à une idéologie politique précise : le babouvisme, soit la pensée de Gracchus Babeuf[30].
Le terme allemand Kommunismus serait peut-être antérieur. En , le poète Friedrich Hölderlin rédige un court essai intitulé Du communisme des esprits (Communismus der Geister), à la suite d'une conversation avec le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel[31]. L'authenticité de cet essai a été discutée, même si l'orthographe employée (un C pour Communismus) plaide en faveur d'une datation antérieure au XIXe siècle[32]. La notion de communisme est employée dans un sens assez christianisant : « communauté de tous les esprits qui vivent dans une même foi, dans un même monde, parce que cette foi et ce monde expriment un même « esprit » : une communauté du divers impliquée dans l'identité du tout »[31]. Ce communisme spirituel possède sans doute certaines implications matérielles. À plusieurs reprises, Hölderlin s'est déclaré favorable à une mise en commun des biens. Dans son roman épistolaire Hyperion, il décrit le futur État libre sous le prisme de la maxime suivante : « Tout pour tous et chacun pour tous »[33],[34]. Au cours de la décennie 1790, Kommunismus semble avoir continué de circuler. Un procès-verbal autrichien rend ainsi compte des positions d'un jacobin viennois, Andreas Riedel, qui souligne que, « si le terme existait », il qualifierait sa doctrine de Kommunismus[30].
À peine formalisés, les mots communiste, communisme et Kommunismus disparaissent. Le Consulat, l'Empire et la Restauration « vont voir affleurer d'autres intérêts, d'autres vocables »[30]. En 1827, le journal britannique Co-operative Magazine qualifie le socialisme de Robert Owen de système « social, coopératif et communioniste »[35]. Les deux termes ne réapparaissent cependant vraiment qu'en 1839. Héritière du babouvisme, la Société secrète des travailleurs égalitaires rattache communiste à la notion de prolétaire révolutionnaire[30]. Le 1er juillet 1840 se tient à Belleville un « banquet communiste », animé par Richard Lahautière et qui attire environ 1200 participants, en majorité des ouvriers[36] ; l'événement contribue à la diffusion du terme dans la presse française et internationale[30]. John Goodwyn Barmby, correspondant de la revue socialiste anglaise New Moral World, forge communist et communism, rapidement repris dans la presse britannique[37]. L'Allgemeine Zeitung d'Augsburg traduit les comptes-rendus parisiens du banquet en réactualisant Kommunist. Kommunism n'est réintroduit dans un texte écrit allemand qu'en 1841, même si le terme était déjà oralement employé dans la Ligue des justes l'année précédente[37]. Dans les années 1840, le substantif communauté est en compétition dans l'usage avec le terme abstrait communisme. En revanche, l'adjectif communiste semble avoir rapidement supplanté le terme alternatif de communautaire. En 1845, Engels parle encore des communistes comme du « parti de la communauté » (Gemeinschaft Partei) ; Proudhon parle indifféremment des « communautaires », des « partisans de la communauté », des « communistes » ou du « communisme », visant généralement les partisans de Cabet mais également, à l'occasion, les « communistes allemands », c'est-à-dire ceux de Marx[38].
Le communisme dans les premières années du mouvement socialisteModifier
Naissance du socialismeModifier
Au début du XIXe siècle, la révolution industrielle en Europe et les bouleversements qui l'accompagnent entraînent, tout d'abord en France et au Royaume-Uni, le développement des idées socialistes. Ce courant anticapitaliste, qui vise à résoudre la question sociale en améliorant la condition de la classe ouvrière, se pose progressivement en expression politique du mouvement ouvrier. Le vocable de communisme, que certains auteurs et militants préfèrent d'ailleurs à celui de « socialisme », devient partie intégrante du courant dit du « socialisme utopique » (entendu comme socialisme pré-marxiste) qui envisage une réorganisation complète de la société afin de promouvoir l'égalité entre les individus[39]. L'entrepreneur et philosophe britannique Robert Owen préconise, pour résoudre les problèmes nés de l'individualisme capitaliste, une nouvelle organisation de la société via la constitution de communautés — des « villages de coopération » de 500 à 2 000 personnes, formés de groupes égalitaires d'ouvriers et de cultivateurs organisant leur auto-suffisance sur le modèle coopératif. Dans les années 1820, Owen fonde plusieurs communautés de ce type, dont la plus célèbre est celle de New Harmony, aux États-Unis. L'échec de ces projets n'empêche pas leur instigateur de connaître une grande renommée : jusqu'aux années 1840, l'« owenisme » compte de nombreux disciples[40],[41].
Les questions du travail et de la propriété privée inspirent à de nombreux penseurs de la famille socialiste des écrits radicaux. Charles Fourier — qui ne se présente pas lui-même comme communiste[42] — préconise non pas la suppression de la propriété, mais sa réforme via l'organisation de la société en phalanstères fondés sur la libre association et l'harmonie. Pierre-Joseph Proudhon, tout en s'opposant lui aussi au courant communiste par hostilité à l'idée de communauté[43], contribue à rendre célèbre le dicton « La propriété, c'est le vol » dans son ouvrage Qu'est-ce que la propriété ? (1840)[44]. Louis Blanc n'envisage pas la disparition de la propriété privée, mais sa généralisation par la coopération et l'association : dans son ouvrage Organisation du travail (1839), il prône une réorganisation du monde du travail au sein d'« ateliers sociaux » qui annoncent, comme par ailleurs les idées de Proudhon, les principes de l'autogestion[45] ; Blanc utilise également l'adage « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins » : cette formule également présente chez Cabet et censée représenter l'idéal d'une société socialiste ou communiste, connaît, sous diverses variantes, une grande fortune au temps du socialisme utopique ; elle sera ensuite reprise par Marx, ainsi que par des penseurs anarchistes comme Kropotkine[46].
Au sein du mouvement socialiste, le terme de communistes tend à désigner un ensemble de tendances radicales, au point qu'Engels peut écrire en 1890 que « le socialisme signifiait en 1847 un mouvement bourgeois, le communisme un mouvement ouvrier ». L'appellation communistes distingue plus particulièrement les socialistes insistant sur la réalité de la lutte des classes et ne comptant pas sur la bonne volonté des classes dominantes pour parvenir à une autre organisation de la société. On retrouve des communistes dans le courant d'idées « néo-babouviste ». Les socialistes communistes tendent, en France, à se réunir au sein de sociétés secrètes et prennent part à des insurrections : certains connaissent la prison. Malgré un radicalisme commun, le mot recouvre, dans les années 1840, des courants d'idées assez divers au sein de la famille socialiste[47]. Babeuf demeure pour cette mouvance une figure mythique, mais la référence qui est faite à son œuvre et à son action demeure souvent superficielle : les divers théoriciens et militants qui se réclament de lui avec insistance tendent souvent, dans les faits, à se démarquer de ses idées[48].
Le blanquismeModifier
Auguste Blanqui, qui compte parmi les disciples de Babeuf, en a principalement retenu le principe de la prise du pouvoir par un coup de force[48] : il participe à de nombreuses conspirations, ses multiples séjours en prison lui valant un statut légendaire dans les milieux révolutionnaires. Son nom donne naissance au courant du blanquisme, pour lequel la révolution doit être provoquée par un petit groupe organisé de militants qui donnerait l'impulsion au peuple[49]. Homme d'action plus que théoricien, Blanqui envisage une révolution violente, qui se traduirait par une dictature du prolétariat où le peuple serait armé au sein d'une milice nationale. Le passage progressif à une société communiste se ferait en diffusant l'éducation au sein du peuple et en luttant contre les religions, perçues comme des instruments d'oppression[50].
C'est l'échec politique de Blanqui — dont la tentative d'insurrection, en 1839, vire au fiasco — qui tend à sonner le glas d'une certaine mythologie révolutionnaire. L'idée « communiste » est alors essentiellement reprise par des intellectuels, qui n'envisagent pas de la réaliser par une révolution violente ou par l'action clandestine[48].
Le socialisme utopiqueModifier
Au début des années 1840, les « communistes » français visent non plus à prendre le pouvoir mais à éduquer le peuple en diffusant la doctrine par le biais de la propagande, et en proposant une étude de la société à visées « scientifiques » qui se baserait sur une « connaissance objective de la nature humaine »[48]. La tendance communiste la plus influente est alors, en France, celle de l'intellectuel chrétien Étienne Cabet, au point que la paternité du mot communisme a été attribuée à ce dernier[51],[52]. Cabet, inspiré par More, Rousseau et Owen, publie en 1840 le livre Voyage en Icarie dans lequel il décrit une société idéale dans la tradition utopique de More ou de Campanella ; la même année, il publie la brochure Comment je suis communiste. Dans ses livres et dans son journal Le Populaire, il prône le passage progressif à une société égalitaire et de propriété commune, gouvernée par le biais de la démocratie directe : pour lui, tout véritable chrétien est forcément communiste car Jésus-Christ prescrit « la communauté »[53]. Dans les années suivantes, Cabet, qui a convaincu de nombreux adeptes, se lance aux États-Unis dans l'expérience de diverses communautés sur le modèle de l'Icarie[49]. L'expédition des « icariens », victimes d'une nature hostile et de leur mauvaise organisation, tourne cependant vite au désastre, et les diverses communautés inspirées des idées de Cabet disparaissent avec le temps[54],[48]. D'autres expériences communautaires, à fondement purement religieux, existent par ailleurs à la même époque aux États-Unis, comme les colonies Amana fondées par des Allemands piétistes, ou les communautés Shakers. Ce courant de pensée et ces communautés religieuses refusant la propriété privée sont désignés sous l'expression générique de communisme chrétien[55],[56].
Un autre courant communiste que celui de Cabet, lié plus directement à la tradition révolutionnaire et à l'héritage babouviste, se retrouve en France chez des intellectuels comme Richard Lahautière, Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot ou Albert Laponneraye. Les théoriciens ne se montrent pas forcément précis quant au mode de passage de la société capitaliste à la société communautaire[49]. Dézamy et Pillot, rejetant toute idée de coup d'État, s'emploient à faire connaître leurs idées via des initiatives comme le « banquet communiste » organisé à Belleville en 1840. L'éphémère journal L'Humanitaire tente également de diffuser en France les idées communistes, en prônant une « science sociale » qui serait « entièrement conforme à l'organisme humain ». Bien que leurs idées soient souvent divergentes, le point commun de la plupart de ces intellectuels communistes français est de viser la construction d'une nouvelle société, qui imiterait la solidarité naturelle du corps humain[48].
Le courant communiste ne se limite pas aux seuls socialistes français : en Allemagne, les idées socialistes pénètrent avec un certain retard et touchent d'abord principalement les milieux intellectuels, influencés par les courants français. C'est à travers un ouvrage de Lorenz von Stein, Le socialisme et le communisme dans la France contemporaine (1842) que les Allemands acquièrent une connaissance approfondie des doctrines venues de l'étranger. Entretemps, divers courants ont fait leur apparition : en 1836, à Paris, des socialistes allemands en exil fondent, à l'initiative de Wilhelm Weitling, la Ligue des justes, qui compte des membres dans plusieurs pays (Suisse, Royaume-Uni…). Weitling prône un communisme empreint d'un mysticisme chrétien comparable à celui des anabaptistes du XVIe siècle : croyant à une révolution sociale qui résulterait d'un mouvement de masse et détruirait la puissance de l'argent, il présente le prolétariat comme l'instrument désigné de l'affranchissement de l'humanité. Karl Schapper, l'un des membres de la Ligue, publie en 1838 l'ouvrage La Communauté des biens, dans lequel il décrit la fin de la propriété privée comme la condition de toute démocratie ; il anime également à Londres la Société communiste de formation ouvrière (Kommunisticher Arbeiterbildungsverein) qui constitue une foyer actif de militantisme socialiste. L'idéologie communiste ainsi diffusée demeure voisine de l'« icarisme » d'Étienne Cabet et compte sur la « raison » et la « discussion pacifique » pour faire triompher ses principes[57].
Les idées socialistes s'enracinent notamment chez les intellectuels allemands à la faveur de la radicalisation du courant des jeunes hégéliens (ou hégéliens de gauche). Ces derniers, athées et matérialistes, réfutent notamment l'idée des hégéliens conservateurs selon laquelle la société prussienne représente un aboutissement de l'Histoire : pour les jeunes hégéliens, la société est au contraire appelée à évoluer et à se réformer jusqu'à parvenir à un degré d'organisation toujours plus juste et rationnel[58]. Moses Hess, futur penseur du sionisme, vise à transformer la méthode de Hegel en philosophie de l'action : il imagine en 1837 dans son Histoire sacrée de l'humanité un régime de fraternité morale et de communauté de biens qui serait une « nouvelle Jérusalem » où l'homme retrouverait sa vraie nature sur la base de l'altruisme. Pour Hess, le communisme est « la loi vitale de l'amour, transportée dans le domaine social »[59].
Le Manifeste du parti communisteModifier
La Ligue des justes est reprise en main en 1846 par Joseph Maximilian Moll et Karl Schapper. La section londonienne de la Ligue la détourne du communisme « philosophique et sentimental » qui avait été le sien sous l'influence de Weitling. En juin 1847, la Ligue des justes prend le nom de Ligue des communistes, sous l'impulsion de Karl Marx et Friedrich Engels. Tout d'abord liée à la Société des saisons blanquiste, elle affiche d'emblée un credo internationaliste en substituant à sa précédente devise « Tous les hommes sont frères » le nouveau mot d'ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » ; en février 1848, Marx et Engels publient la « profession de foi » du mouvement, intitulée Manifeste du parti communiste. Si le Manifeste n'a pas dans l'immédiat une influence notable[60], sa parution a, à moyen terme, de profondes conséquences sur le mouvement socialiste et sur la notion de communisme. Marx et Engels posent les bases d'une conception à visées scientifiques du socialisme et de l'analyse sociale en général, affirmant une orientation nettement révolutionnaire. Proches dans leur jeunesse des jeunes hégéliens, ils rejettent les conceptions chrétiennes du communisme, et prônent au contraire un athéisme militant[61]. Pour Marx et Engels, le communisme doit cesser d'être une construction abstraite, pour constituer au contraire « le mouvement réel qui abolit l'état actuel »[48].
En 1848, dans le contexte du « Printemps des peuples », le mot « communisme » est devenu suffisamment connu pour que l'essayiste français Alfred Sudre publie, afin de dénoncer le courant d'idées dans son ensemble, l'ouvrage Histoire du communisme, ou réfutation historique des socialistes : y sont notamment englobés sous le vocable « communiste » Platon, Sparte, l'anabaptisme, Owen, Saint-Simon, Fourier et Proudhon. Il n'y est fait aucune mention de Marx[62]. L'année suivante, Adolphe Thiers publie la plaquette Du communisme, dans laquelle il attaque conjointement Marx et Proudhon[63].
Le communisme de MarxModifier
Karl Marx indique dans la préface de l'Introduction à la critique de l'économie politique qu'il s'est rallié aux doctrines socialistes et communistes vers 1842-1843. Collaborateur d'une gazette libérale, la Rheinische Zeitung, il effectue à cette époque une série de reportages, sur les délits forestiers en Moselle, qui le sensibilise aux questions sociales[64]. Parallèlement, la gazette diffuse « un écho affaibli, pour ainsi dire philosophique, du socialisme et du communisme français »[65]. En 1843, sa parution est suspendue par les autorités prussiennes. À la suite de cette censure, Marx radicalise ses positions. Il estime désormais que l'action politique ne suffit pas pour changer la société : il est nécessaire d'en passer par une restructuration complète des rapports économiques[64].
Échaudé par la répression prussienne, Marx émigre en France en . Pendant son séjour parisien, il se familiarise avec les diverses idéologies et théories révolutionnaires qualifiées, parfois indistinctement, de socialiste ou de communiste. Témoignant de ces multiples influences, les Manuscrits de 1844, ou « Manuscrits de Paris », définissent le communisme comme une société de liberté complète[66]. Par contraste avec la démocratie libérale, la démocratie communiste repose sur un consensus permanent entre l'ensemble de ses membres : il n'y a ni représentants, ni élections périodiques[67]. Le pouvoir du peuple est constant. Par contraste avec l'économie capitaliste, l'économie communiste refuse la division du travail et permet à chaque individu d'exercer le métier qu'il souhaite à n'importe quel moment[67]. Ce premier communisme de Marx tranche avec le communisme plus radical des babouvistes. Il s'inscrit davantage dans un courant romantique et utopique marqué par le socialisme de Charles Fourier ou les conceptions de son ami Heinrich Heine[67].
Par-delà ces emprunts, Marx développe une synthèse originale : son communisme est un communisme historique qui trouve une place définie dans l'évolution sociale de l'humanité. Il ne vise pas à remplacer le système capitaliste, mais à lui succéder, en accord avec la logique dialectique du développement économique[68]. Cette succession ne peut pas intervenir à n'importe quel moment : la société doit avoir atteint un stade où ses contradictions internes deviennent insurmontables. Concrètement, en détruisant et en assimilant les petites structures commerciales, l'industrialisation empêche l'émergence d'un marché stable : la surproduction devient systématique ; les conditions des masses s'égalisent et se retrouvent imbriquées dans un destin commun ; le prolétariat universel est prêt à faire sa révolution[69]. Dans la mesure où l'économie de marché représente un état antérieur au communisme, ses acquis et caractéristiques fondamentaux ne disparaîtront pas, mais seront absorbés dans une organisation supérieure[69]. Les méthodes de travail rationnelles mises au point par la bourgeoisie seront ainsi reprises et systématisées par le prolétariat. Le Manifeste du parti communiste de 1848 décrit ainsi une armée industrielle qui agit en concordance avec un plan commun[69].
Ici se dessine l'une des principales contradictions du communisme de Marx, qui témoigne de la pluralité de ses influences originelles[69]. La description inactuelle de la société communiste dans les Manuscrits de 1844 décrit des rapports sociaux fondés sur des choix individuels toujours fluctuants. Inversement, le récit dynamique de la succession des infrastructures sociales établit une continuité entre les méthodes de production capitalistes et communistes, en particulier en ce qui a trait à la division du travail[70]. On voit ainsi se concilier deux ou trois approches différentes du communisme. L'historien David Priestland distingue ainsi un communisme romantique (fondé sur la cohabitation spontanée d'individus entièrement libres), un communisme radical (fondé sur la révolte du prolétariat) et un communisme moderniste (fondé sur une administration centralisée)[70]. Après l'échec des mouvements révolutionnaires de 1848, Marx et, plus particulièrement, son collaborateur Friedrich Engels tendent à privilégier l'approche moderniste. Assez marqués par la biologie darwinienne, ils cherchent à donner à leurs travaux une caution scientifique[71]. L'observation attentive des échanges économiques et sociaux et la déduction des lois de l'histoire prennent l'ascendant sur les spéculations romantiques. Le communisme conçu comme conséquence logique des déséquilibres du capitalisme est objectivé et rationalisé. Il s'agit désormais du produit d'une association entre des techniciens planificateurs et des exécutants[72]. Ce système n'est plus tant apprécié pour sa liberté que pour son efficacité, sa capacité à mettre un terme aux progrès et régressions erratiques de l'économie de marché[71]. À la fin de sa vie, Marx tente néanmoins de concilier les approches modernistes et romantiques en distinguant plusieurs stades internes au développement de la société communiste[73]. La dictature du prolétariat assure d'abord le renversement complet de la bourgeoisie et de ses institutions. S'ensuit une phase de bas-communisme (que les bolcheviques qualifieront de socialisme réel) qui correspond au communisme moderniste : des techniciens contrôlent rationnellement la production. Enfin, ce processus graduel s'achève par le haut-communisme, stade ultime où la société se perpétue sans aucune coercition ; devenu inutile, l'État se désagrège[73].
En tant qu'objet historique, le communisme pose un problème d'un autre ordre : celui de sa réalisation. Marx élabore un schéma de succession assez précis : initialement la société féodale, puis la révolution libérale, la société bourgeoise, la dictature du prolétariat et enfin la société communiste. Toutefois, il ne donne aucune temporalité précise. Si l'ordre est immuable, ses diverses phases peuvent se moduler[73]. Pendant les révolutions de 1848, Marx s'interroge ainsi sur le cas de l'Allemagne. Autant la révolution communiste lui paraît imminente en France, autant la société allemande demeure archaïque : elle n'a pas encore fait sa révolution bourgeoise et reste dominée par des structures féodales[74]. Marx incite en conséquence les communistes allemands à se placer dans une double perspective : celle, prochaine, de la révolution bourgeoise et celle, lointaine, de la révolution communiste. Concrètement, le prolétariat doit faciliter l'avènement d'une démocratie parlementaire sans perdre de vue son propre destin[74]. À côté de ces accélérations, Marx admet également des raccourcis. En 1881, il affirme à la socialiste russe Vera Zassoulitch que les communautés agraires rendent possible une révolution communiste immédiate dans l'empire tsariste[75]. Généralement réticent à spéculer sur l'avenir, il laisse ainsi subsister plusieurs ambiguïtés et incertitudes dans son schéma historique. Celles-ci vont alimenter de multiples débats idéologiques à la fin du XIXe et au début du XXe siècle[75].
Diffusion du socialisme et du marxismeModifier
De la première à la deuxième InternationaleModifier
L'échec du printemps des peuples n'entrave que temporairement le développement des mouvements socialistes et ouvriers et le contexte politique plus libéral des années 1860 favorise par la suite leur officialisation. Au cours du XIXe siècle, le développement du mouvement socialiste accompagne, de manière plus ou moins étroite selon les pays, celui du syndicalisme en Europe. En 1864, plusieurs organisations socialistes européennes tentent de s'accorder au sein de l'Association internationale des travailleurs (ou Première Internationale). Ses statuts provisoires sont conçus et rédigés par Marx[76] ; ce dernier ne parvient cependant pas à empêcher l'émergence de multiples clivages. Les syndicats anglais ne rompent pas leurs liens politiques avec le Parti libéral et défendent une approche pragmatique d'amélioration graduelle de la condition ouvrière[76]. Inversement, des anarchistes comme Mikhaïl Bakounine ou Pierre-Joseph Proudhon dénoncent les tendances autoritaires et les prétentions scientifiques du marxisme ; ils privilégient une forme de socialisme décentralisé qui exclut tout recours à une élite technocratique[77]. Aucune de ces tendances ne se qualifie alors de communiste : le terme tend à perdre sa connotation idéologique pour être remplacé par de nouveaux concepts comme la social-démocratie qui devient, dans une partie des pays européens, le synonyme de socialisme au sens de mouvement politique organisé[77],[78].
Des membres de l'Internationale participent à la Commune de Paris : si la plupart d'entre eux ne sont pas des disciples de Marx, mais plutôt de Proudhon ou de Blanqui, Marx et Engels considèrent avec intérêt cette expérience de démocratie participative active. Marx parle de « gouvernement de la classe ouvrière », Engels écrivant pour sa part, en 1891, que la Commune était l'application de la dictature du prolétariat[79],[80],[81],[82]. L'expérience de la Commune de Paris représente, dans l'imaginaire socialiste et, plus tard, communiste, un puissant souvenir historique et l'image d'une véritable tentative de gouvernement révolutionnaire : de nombreuses familles politiques revendiquent ensuite sa filiation[83]. Le soutien de Marx à la Commune, par son texte La Guerre civile en France, contribue également à l'époque à populariser la figure de ce dernier auprès d'un public élargi[80] à l'époque même où l'Internationale commence à se disloquer, avec notamment la scission entre les partisans de Marx et les anarchistes conduits notamment par Mikhaïl Bakounine ; les anarchistes, opposés aux conceptions « autoritaires » de Marx (les marxistes étant considérés comme les champions d'une forme de « communisme étatique »[84]), se retrouvent par la suite chez les collectivistes libertaires (ou « anarcho-collectivistes ») disciples de Bakounine et les anarcho-communistes (ou « communistes libertaires ») inspirés par la pensée d'auteurs comme Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. L'anarcho-communisme, qui nie toute notion de propriété publique, déborde l'anarcho-collectivisme vers la fin des années 1870 : par la suite, après avoir parfois dégénéré dans l'exercice d'une violence gratuite via la forme terroriste de la « propagande par le fait », il évolue lui-même vers la pratique anarcho-syndicaliste. Ce n'est qu'en 1896 que les socialistes anarchistes sont définitivement exclus de l'Internationale ouvrière[85],[86]. En Amérique latine, les idées socialistes libertaires se diffusent notamment à la fin du XIXe siècle par l'intermédiaire de l'émigration européenne, surtout italienne — Malatesta, exilé en Argentine, y publie le journal bilingue La Question sociale — et des milieux anarcho-syndicalistes, en l'absence dans un premier temps d'organisations socialistes structurées. En 1878, au Mexique, un groupe d'anarcho-communistes crée un « Partido Comunista Mexicano » : un mouvement communautaire naît dans la vallée de San Martín Texmelucan, où des paysans se partagent les terres, jusqu'à ce que l'armée intervienne et écrase l'« émeute communiste »[87].
La deuxième révolution industrielle qui s'amorce à la fin des années 1870 en Europe paraît confirmer les analyses et les prédictions de Marx : les industries deviennent de plus en plus importantes ; la condition ouvrière se généralise au détriment de la paysannerie et de l'artisanat ; les conflits sociaux et les inégalités économiques s'exacerbent[88]. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, la pensée de Marx donne naissance au marxisme, vaste courant d'idées marqué par le matérialisme (aux sens historique et dialectique du terme) et l'athéisme[89], qui s'impose progressivement comme une idéologie de référence des mouvements socialistes, au détriment de celles de Proudhon ou Bakounine. Le degré d'influence du marxisme est inégal selon les pays mais en Allemagne et en Autriche (où naît au début du XXe siècle le courant dit de l'« austromarxisme »), de même qu'en Russie, il occupe une position dominante au sein de la famille de pensée socialiste[90].
L'Allemagne récemment unifiée est le terrain privilégié de la diffusion théorique et politique du marxisme. Le Parti social-démocrate d'Allemagne (Sozialdemokratische Partei, ou SPD) naît initialement d'un compromis entre le « socialisme de la chaire », plutôt pragmatique, inspiré des conceptions de Ferdinand Lassalle et le socialisme ouvrier marxisant d'August Bebel. Ce compromis s'incarne dans le Programme de Gotha, qui est vivement critiqué par Marx et Engels. Toutefois, condamné à la clandestinité par la Loi contre les socialistes (Sozialistengesetz) de 1878, le Parti se radicalise : « l’idée de la lutte des classes gagne du terrain au détriment des conceptions lassalléennes »[91]. Cette radicalisation ne concerne pas que l'électorat. Formée en partie par Engels, la nouvelle élite intellectuelle du Parti se rallie ouvertement aux doctrines marxistes[92]. En 1891, la Loi contre les socialistes est abrogée en Allemagne. Elle n'est pas parvenue à enrayer l'essor du Parti qui représente désormais 20 % de l'électorat[91]. Afin de se restructurer, le Parti convoque un congrès à Erfurt. Le « programme d'Erfurt », qui en ressort, reprend tous les grands thèmes du Capital : l'aliénation du travail ouvrier, la lutte des classes, les contradictions insolubles du capitalisme bourgeois…[93]. Fortement liée aux syndicats qui se développent en Allemagne après la fin des lois d'exception et surtout le départ de Bismarck en 1890, la social-démocratie allemande, très puissante, constitue une véritable « contre-société ouvrière » et tend au monopole de la représentation du mouvement ouvrier en Allemagne[94].
Les mouvements socialistes ne sont à nouveau fédérés qu'en 1889, lors de la fondation de l'Internationale ouvrière (ou Deuxième Internationale). Si le marxisme y est largement représenté, les nuances idéologiques et les dissensions tactiques sont nombreuses entre les partis[95].
Querelle entre réformistes et révolutionnairesModifier
Progressivement, de nouveaux clivages émergent au sein même du marxisme. L'un des principaux idéologues du SPD, Eduard Bernstein, développe une approche théorique nouvelle : le réformisme. Dans son optique, le marxisme est une science et, en tant que science, il doit se conformer aux données immédiates de l'observation socio-économiques[96]. Plusieurs prédictions du Capital ne se réalisent pas : la classe moyenne, en particulier, résiste à toute absorption par le prolétariat ou la bourgeoisie[97]. Ce renversement épistémologique a d'importantes conséquences politiques : le socialisme ou le communisme désignent désormais un processus plutôt qu'un état précis. Bernstein qualifie ainsi rétrospectivement de communistes plusieurs hommes politiques anglais du XVIIe siècle[98]. Pour Bernstein, le mouvement socialiste doit renoncer à l'idée de lutte des classes, cesser de se penser comme le parti du prolétariat en devenant un vaste parti démocratique qui représenterait également les classes moyennes, et proposer non plus une révolution mais simplement des réformes visant à une plus grande justice sociale. La diffusion de ce réformisme suscite au sein du SPD l'important débat dit de la « querelle réformiste » (Reformismusstreit) et entraîne par contre-coup l'avènement d'un anti-réformisme. En 1899, un congrès est organisé à Hanovre pour statuer sur l'orientation générale du Parti : l'option réformiste est rejetée par 216 voix contre 21[99]. Ce rejet massif des thèses « révisionnistes » dissimule un important clivage interne. La direction du Parti critique les théories de Bernstein sur un plan tactique, August Bebel et Karl Kautsky se faisant les champions de l'orthodoxie marxiste.
Rosa Luxemburg, figure de la gauche du SPD, s'oppose elle aussi aux thèses de Bernstein ; elle partage cependant avec lui la critique du décalage entre discours révolutionnaire et pratique réformiste, et prône une revitalisation de la social-démocratie par l'« action de masse ». On voit ainsi émerger trois tendances qui se distinguent de plus en plus[100].
En France, le socialisme émerge dans différents groupes, cercles, syndicats et derrière certains leaders, mais souffre longtemps, contrairement au socialisme allemand, d'un manque d'unité. Les partisans de Marx se retrouvent surtout dans le Parti ouvrier français, de Jules Guesde et Paul Lafargue (lui-même gendre de Marx). Le programme rédigé par Guesde obtient d'ailleurs l'imprimatur de Marx et Engels en personne[101],[102]. La famille socialiste française ne s'unifie qu'en 1905, avec la création de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO). Solidement implanté sur le plan électoral, le socialisme français est fortement attaché aux principes républicains, et faiblement marxiste. Guesde s'est fait le diffuseur en France d'un marxisme dogmatique, sans grand effort de renouvellement théorique ; Jean Jaurès, quant à lui, a intégré des éléments de marxisme dans son discours mais se fait l'avocat d'un « évolutionnisme révolutionnaire » — soit d'une progression vers le socialisme comme achèvement des principes républicains — et rejette la vision marxiste de l'État[103] ; si Jaurès se réclame du courant des « collectivistes » et des « communistes », au sens de partisans de la propriété collective des moyens de production, il fait dans ses idées une large place à l'individualisme et considère que si la nation doit être détentrice des moyens de production, elle doit déléguer ceux-ci à des coopératives et à des syndicats où l'initiative individuelle serait essentielle[104].
Dans le reste de l'Europe, le mouvement socialiste — dit également social-démocrate ou travailliste — se développe également, mais à des degrés très divers selon les pays pour ce qui est de l'importance de la pensée marxiste en son sein et du degré d'alliance entre parti et syndicats. Dans plusieurs pays, l'évolution vers le réformisme est sensible à la veille de la Première Guerre mondiale, avec l'abandon de la ligne révolutionnaire et de la remise en cause du capitalisme, dont il n'est désormais question que de socialiser les profits. C'est notamment le cas en Scandinavie, mais aussi en Allemagne où se développe néanmoins une aile d'extrême gauche incarnée par des personnalités comme Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou Clara Zetkin[105]. Rosa Luxemburg se distingue notamment en critiquant vivement l'évolution vers le réformisme de la social-démocratie allemande et prône un processus révolutionnaire que le prolétariat prendrait en main, partis et syndicats devant se contenter d'éclairer initialement les ouvriers sans prétendre ensuite les diriger[106].
Le contexte particulier de la RussieModifier
L'Empire russe se distingue du reste des monarchies européennes par une économie peu industrialisée, des structures sociales encore très archaïques dont les réformes — comme l'abolition tardive du servage en 1861 — échouent à gommer les profondes inégalités et un système de monarchie absolue imperméable à la pénétration des idées démocratiques. L'exode des populations rurales pauvres vers les zones urbaines aboutit à la formation d'une classe ouvrière vivant dans des conditions souvent très difficiles et ne bénéficiant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d'aucune des avancées sociales des autres prolétariats européens[107]. Des mouvements socialistes apparaissent, comme les Narodniki, qui passent d'une aspiration au « retour à la terre » à de véritables actions révolutionnaires violentes[108]. Le mouvement socialiste se développe surtout chez les intellectuels, à travers les travaux d'auteurs comme Alexandre Herzen, Nikolaï Ogarev ou Nikolaï Tchernychevski dont le roman Que faire ? constitue une inspiration pour une génération de jeunes révolutionnaires. Les premières associations ouvrières, en Russie, naissent en 1875 et les aspirations du prolétariat ne rencontrent celles de l'intelligentsia socialiste que très progressivement. Dans certains milieux révolutionnaires se développe une forme de « nihilisme », dont Serge Netchaïev est l'un des représentants le plus célèbre. Des groupes passent au terrorisme, comme Narodnaïa Volia (« Volonté du Peuple ») qui assassine en 1881 le tsar Alexandre II[109],[110].
Le marxisme commence à se diffuser en Russie dans les années 1870 : en 1872 paraît la première traduction en russe du Capital, que la censure tsariste avait jugé trop difficile d'accès pour toucher un quelconque lectorat et poser le moindre problème. L'ouvrage rencontre au contraire un rapide succès dans les milieux intellectuels ; les révolutionnaires russes, dont les espoirs dans le monde paysan ont été déçus, tournent maintenant leurs regards vers la classe ouvrière. Marx lui-même suit désormais avec intérêt la progression de ses idées en Russie, pays qu'il considérait auparavant comme trop arriéré et peu industrialisé pour voir l'apparition d'une avant-garde révolutionnaire. Dans sa correspondance avec Vera Zassoulitch, il évoque le potentiel révolutionnaire des communautés agricoles russes. Gueorgui Plekhanov devient le principal diffuseur en Russie des théories inspirées de Marx : exilé à Genève, il fonde avec Pavel Axelrod et Vera Zassoulitch le groupe Libération du Travail, qui s'emploie à éditer en Russie des ouvrages marxistes. Le but de Plekhanov est alors de faire naître en Russie un mouvement marxiste comparable à celui qui existe déjà en Allemagne. À cette même époque, Vladimir Oulianov, admirateur de Tchernychevski puis de Plekhanov, commence à fréquenter les cercles révolutionnaires. Les militants marxistes en Russie font régulièrement l'objet d'arrestations, qui se traduisent souvent par des peines d'exil intérieur ; en , le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) est formé lors d'un congrès clandestin à Minsk : la réunion ne réunit que neuf participants, qui sont ensuite, pour la plupart, rapidement arrêtés. De nombreux révolutionnaires russes sont alors exilés à travers toute l'Europe[111],[112] ; jusqu'en 1905, le mouvement socialiste russe est réduit à la clandestinité en Russie et doit s'organiser pour l'essentiel à l'étranger[113].
En 1900, de retour d'une peine d'exil en Sibérie et installé à Munich, Vladimir Oulianov fonde le journal Iskra, imprimé à Leipzig pour être ensuite diffusé en Russie : différents intellectuels marxistes installés en Allemagne ou en Suisse (Gueorgui Plekhanov, Vera Zassoulitch, Pavel Axelrod, Julius Martov, Alexandre Potressov) collaborent à Iskra, qui fait figure de premier véritable « comité central » du Parti ouvrier social-démocrate de Russie[114],[115]. En février 1902, Vladimir Oulianov, qui a pris le pseudonyme de « Lénine », publie le traité politique Que faire ? (au titre emprunté au roman de Tchernychevski) dans lequel, polémiquant avec les tendances réformistes du marxisme, il prône la prise du pouvoir via une stratégie révolutionnaire méticuleuse, mise en œuvre par un parti clandestin, strictement hiérarchisé et discipliné. Lénine insiste tout particulièrement sur la nécessité d'une organisation centralisée, où le centre de direction dirigerait avec précision les cellules locales de l'organisation, qui elles-mêmes guideraient les classes laborieuses. Cette conception prend par la suite le nom de centralisme démocratique[116],[117],[118]. À la fin 1902, Léon Bronstein, dit « Trotsky » rend visite aux différents membres du comité éditorial d'Iskra, en Suisse puis en Angleterre, et devient un temps proche de Lénine[119].
Le POSDR gagne des militants mais il est très vite parcouru de profondes divisions. Lors du second congrès du Parti, tenu à Bruxelles à partir du mois de juillet 1903, les différentes factions s'opposent vivement. La motion de Lénine proposant une organisation stricte et centralisée du Parti est mise en minorité par celle, plus souple, de Martov. Mais le départ du congrès des délégués des courants du Bund et des « économistes » permettent ensuite à Lénine d'obtenir la majorité et d'affermir le contrôle de sa tendance sur le comité central et le journal du Parti. Cet épisode aboutit à ce que les partisans de Lénine soient désormais surnommés bolcheviks (« majoritaires ») et ceux de Martov mencheviks (« minoritaires »). Quelques mois plus tard, en vif conflit avec Martov, Lénine démissionne cependant de la rédaction du journal et de la direction du Parti ; l'Iskra repasse sous le contrôle des Mencheviks, dont Plekhanov se rapproche. Le POSDR bénéficie de relais et de militants en Russie mais la plupart de ses têtes pensantes se trouvent en exil, où le Parti, définitivement scindé, continue d'être parcouru par des conflits politiques et personnels incessants[120],[121]. Trotsky rompt ainsi avec Lénine et l'accuse en 1904 de ne pas préparer la dictature du prolétariat mais une dictature sur le prolétariat, où la volonté du Parti primerait sur celle des travailleurs[122].
Lorsque l'agitation commence en Russie après le Dimanche rouge de janvier 1905, les dirigeants bolcheviks et mencheviks se trouvent toujours à l'étranger ; Lénine saisit l'occasion pour rétablir son autorité sur les bolcheviks en convoquant des réunions et en émettant des mots d'ordre afin de participer à la révolution[123]. Au troisième congrès du Parti, qui se tient à Londres au printemps 1905, il parvient à imposer ses idées et à assurer le contrôle des bolcheviks sur le POSDR. Il est cependant surpris par le déclenchement et l'ampleur de la révolution de 1905. À partir du mois de mai, des travailleurs et des soldats russes s'organisent en conseils (en russe : Soviets)[124]. Les émigrés commencent à rentrer en Russie pour participer à cette révolution spontanée : Trotsky arrive en mars et devient en octobre le vice-président du Soviet de Saint-Pétersbourg. Lénine lui-même n'arrive qu'en novembre et prône la formation d'un gouvernement révolutionnaire provisoire des travailleurs. Cependant, après la publication par Nicolas II du Manifeste d'octobre, l'opposition se divise et la révolution s'éteint. En décembre, les membres du Soviet de Saint-Pétersbourg sont arrêtés ; les appels à l'insurrection lancés par les bolcheviks ne débouchent que sur l'écrasement du soulèvement ouvrier à Moscou[125],[126],[127].
Entre 1906 et 1917, les révolutionnaires, dont les principaux chefs sont à nouveau contraints à l'exil, tentent de se réconcilier, de tirer les leçons de l'échec de 1905 et de définir de nouvelles stratégies. Trotsky, fort de son expérience au Soviet, théorise l'alliance entre le Parti et les conseils de travailleurs, le premier devant éduquer les seconds, mais leur laisser ensuite le pouvoir. Lénine, lui, s'en tient à sa conception du rôle dirigeant du Parti et théorise, dès cette époque, l'usage de la « terreur de masse » pour combattre les contre-révolutionnaires. Les bolcheviks assurent leur financement notamment par des activités illégales sur le sol russe, dans lesquelles s'illustre entre autres un militant géorgien, Joseph Djougachvili, connu sous les pseudonymes de « Koba », puis de « Staline »[128],[129]. Les sociaux-démocrates participent cependant également à la vie politique légale, l'Empire russe tentant désormais de s'engager dans la voie du parlementarisme. Mencheviks et bolcheviks comptent des élus à la Douma d'État, ce qui entraîne de vifs débats au sein des bolcheviks[130]. Au sein de l'Internationale ouvrière, la division permanente du parti russe suscite l'inquiétude : Rosa Luxemburg et Karl Kautsky, notamment, s'opposent à la politique suivie par Lénine ; le Bureau socialiste international adopte une résolution condamnant les bolcheviks[131].
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, les sociaux-démocrates russes sont encore divisés sur la marche à suivre ; la Deuxième internationale, quant à elle, échoue totalement à définir une ligne commune face à l'approche du conflit, puis éclate de fait. Les partis socialistes de la plupart des pays européens — à quelques exceptions notables près, comme le Parti socialiste italien — adhérent à la politique belliciste de leurs gouvernements respectifs[132]. Lénine compte pour sa part sur une défaite russe qui pourrait favoriser la révolution. Il plaide, à la conférence de Zimmerwald qui réunit en 1915 les représentants des minorités socialistes opposées à la guerre, la rupture avec les « sociaux-patriotes » et la constitution d'une troisième Internationale. D'abord isolées, ses thèses gagnent du terrain à mesure que le conflit se prolonge. Cependant, si l'opposition à la guerre progresse chez les socialistes européens, la ligne de Lénine sur la transformation de la « guerre impérialiste » en « guerre civile » révolutionnaire demeure minoritaire[133],[134]. En Russie même, les bolcheviks sont très affaiblis : responsables et militants sont régulièrement arrêtés par l'Okhrana, qui infiltre largement le mouvement. Les députés bolcheviks de la Douma et leurs assistants, parmi lesquels Lev Kamenev, sont arrêtés pour trahison et envoyés en déportation, où ils retrouvent les militants déjà arrêtés comme Staline et Ordjonikidze. L'organisation du Parti peine ensuite à se reconstituer[135],[136]. En janvier 1917, les révolutionnaires russes apparaissent encore loin du pouvoir et Lénine exprime, lors d'un discours prononcé à Zurich à l'occasion du douzième anniversaire de la révolution de 1905, ses doutes quant à la possibilité, pour sa génération, de voir la révolution de son vivant[135].
Révolution russe et naissance du mouvement communiste mondialModifier
Prise du pouvoir par les bolcheviks en RussieModifier
La chute du tsarismeModifier
La chute de l'Empire russe en 1917 apporte aux révolutionnaires marxistes une occasion inespérée de prendre le pouvoir. Les déboires militaires de la Russie sur le Front de l'Est et l'effondrement de l'économie du pays portent le coup de grâce à un régime tsariste politiquement discrédité. Au début du mois de mars (fin février selon le calendrier julien), une révolte populaire spontanée éclate dans la capitale Petrograd (Saint-Petersbourg), déclenchant la révolution de Février, premier acte de la révolution russe. La troupe se mutine et fraternise avec les émeutiers. Des députés de la douma forment un comité destiné à assurer un gouvernement provisoire ; dans le même temps est formé le Soviet des députés ouvriers et des délégués des soldats de Petrograd, sur le modèle des conseils ayant existé durant la révolution de 1905. Nicolas II, dépassé par la situation, abdique le 15 mars (2 mars du calendrier julien). Si certains mencheviks et socialistes révolutionnaires ont participé à la révolution sans pour autant la diriger, les bolcheviks n'y ont jusqu'ici tenu aucun rôle[137]. Le gouvernement provisoire russe, issu de la chute du tsarisme et dirigé par Gueorgui Lvov puis par Alexandre Kerenski, temporise du fait de la guerre en cours : les réformes réclamées par la population, comme la redistribution des terres, sont repoussées en attendant la convocation d'une assemblée constituante. Il se trouve en outre presque immédiatement en situation de rivalité avec le Soviet de Petrograd, le pouvoir politique en Russie étant de fait en situation de dualité[138],[139].
Avec le concours matériel du haut commandement militaire allemand (ravi de faire pénétrer en Russie des fauteurs de trouble potentiels) Lénine et d'autres révolutionnaires exilés, comme Radek et Zinoviev, retournent sur le sol russe. En chemin, Lénine rédige un document connu ensuite sous le nom de Thèses d'avril, qu'il présente à son arrivée à la réunion des bolcheviks[140],[139]. Sans appeler explicitement au renversement du gouvernement provisoire, il y préconise son remplacement par un cabinet socialiste, ainsi que la redistribution des terres aux paysans, l'arrêt de la guerre, l'auto-détermination des peuples et la transformation des Soviets, conseils élus de travailleurs, en organes de gouvernement[141] ; il prône également « la création d'une Internationale révolutionnaire, d'une Internationale contre les social-chauvins et contre le "centre" ». Si Lénine préconise le transfert de tout le pouvoir aux Soviets, qu'il met en parallèle avec la Commune de Paris en tant que pouvoir venu « du bas », il conçoit le Soviet comme devant être pénétré par le Parti, qui en ferait l'expression de sa volonté. Les bolcheviks entretiennent l'agitation à renfort de slogans populistes et pacifistes comme « Pain, paix, liberté ! » ou « Tout le pouvoir aux Soviets immédiatement ! »[142] ; ils prennent progressivement le contrôle des détachements armées de travailleurs qui constituent le bras armé des Soviets et qui reçoivent bientôt le nom de gardes rouges[143]. Une première tentative d'insurrection, lors des journées de juillet, tourne à la débâcle pour les bolcheviks, qui ne semblent pas avoir eu de plan réellement défini[144] ; Lénine est contraint de se réfugier en Finlande. Les bolcheviks continuent cependant leur progression en son absence : profitant du mécontentement général face à la situation désastreuse du pays, ils gagnent des élus aux Soviets, aux comités d'usine et dans les syndicats. En août, la contre-offensive sur le front de l'Est décidée par Alexandre Kerenski tourne à la débâcle, discréditant plus avant le gouvernement provisoire[145]. Les bolcheviks poursuivent leur prise de contrôle des Soviets ; en septembre, Trotsky, désormais allié aux bolcheviks, est élu président du Soviet de Petrograd[146]. Durant son séjour en Finlande, Lénine rédige L'État et la Révolution, ouvrage dans lequel il théorise le passage du stade d'un État bourgeois à celui d'un « État prolétarien », qui, après une phrase de dictature du prolétariat provisoire, s'éteindra ensuite de lui-même pour aboutir à la phase du communisme ; il n'y aborde que furtivement la question de l'usage de la violence[147]. Lénine est hostile à la vision anarchiste de la suppression volontariste de l'État et prône au contraire un gouvernement prolétarien à l'organisation centralisée qui exercerait sa dictature à l'encontre de la bourgeoisie dans la période de lutte des classes qui précèdera l'établissement d'une société socialiste : dans son optique, la répression ne concernera qu'une minorité d'exploiteurs, dont la majorité des anciens exploités se chargera d'écraser la résistance[148]. Citant Engels qui utilisait le mot communiste pour distinguer son camp de ses adversaires « sociaux-démocrates », Lénine envisage au passage l'adoption du nom de communistes par les bolcheviks : « nous avons un parti véritable ; il se développe admirablement ; donc, ce nom absurde et barbare de "bolchevik" peut "passer", bien qu'il n'exprime absolument rien, sinon ce fait purement accidentel qu'au congrès de Bruxelles-Londres, en 1903, nous eûmes la majorité… […] peut-être hésiterais-je moi-même à proposer, comme je l'ai fait en avril, de changer la dénomination de notre Parti. Peut-être proposerais-je aux camarades un « compromis » : celui de nous appeler Parti communiste, tout en gardant, entre parenthèses, le mot « bolchéviks » »[149].
La révolution d'OctobreModifier
Au début du mois d'octobre, Lénine revient clandestinement en Russie pour plaider auprès des bolcheviks la nécessité d'une prise du pouvoir par la force, non seulement avant l'élection de l'assemblée constituante prévue en novembre, mais aussi avant que ne se réunisse le deuxième congrès panrusse des Soviets ; subordonner la prise de pouvoir à un vote du congrès risquerait en effet d'aboutir à la formation d'un gouvernement de coalition, ruinant les chances du parti bolchevik d'exercer le monopole du pouvoir[150] ; il parvient à convaincre le comité central et l'insurrection est décidée. Trotsky suscite de son côté la création d'un Comité militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, officiellement présidé par un membre des socialistes-révolutionnaires de gauche mais contrôlé par une majorité de bolcheviks[151]. Dans la nuit du 24 au 25 octobre (7 novembre du calendrier grégorien), les troupes dépendant du Soviet de Petrograd s'emparent des bâtiments stratégiques de la capitale, dont le Palais d'Hiver, siège du gouvernement : Kerenski doit prendre la fuite. Au matin du , Lénine proclame le renversement du gouvernement provisoire[152],[153]. À Moscou, des combats ont lieu durant dix jours avant que les bolcheviks ne parviennent à prendre le contrôle de la ville[144]. À Petrograd, quelques heures après la chute du Palais d'hiver, le deuxième congrès des Soviets s'ouvre. Les mencheviks, les SR et le Bund quittent la salle pour protester contre le coup de force des bolcheviks. Ils laissent ainsi les mains libres à Trotsky, qui fait adopter un texte condamnant les SR et les mencheviks. Peu après, le congrès adopte un texte rédigé par Lénine attribuant « tout le pouvoir aux Soviets » : le pouvoir est cependant détenu dans les faits par les bolcheviks, à qui le départ des autres partis du congrès permet de s'attribuer la légitimité populaire. Le lendemain, un gouvernement présidé par Lénine, le Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom), est proclamé, ne comptant que des bolcheviks en son sein ; les bolcheviks et leurs alliés SR de gauche sont seuls à siéger au nouveau Comité exécutif du Congrès des Soviets. Dès le lendemain de leur prise du pouvoir, les bolcheviks prennent des mesures autoritaires en interdisant des journaux d'opposition[154].
Alors qu'ils viennent de prendre le pouvoir, les bolcheviks n'ont pas encore d'idées précises sur le régime politique et l'organisation économique qu'ils comptent mettre en place[155]. Au sein même du Parti, les méthodes léninistes ne font pas l'unanimité et une partie des « vieux bolcheviks » réclament dans un premier temps un gouvernement qui comprendrait toutes les tendances socialistes, soit également les mencheviks et les SR de droite comme de gauche : la tendance de Kamenev, Zinoviev, Rykov, Noguine, Milioutine, Chliapnikov et Lounatcharski proteste vivement contre la politique de Lénine et Trotsky qui, avec Sverdlov, Dzerjinski, Boukharine et Staline, veulent un gouvernement « purement bolcheviste ». Les opposants à la ligne léniniste de monopole du pouvoir manifestent leur désapprobation en démissionnant du Comité central et du Sovnarkom, mais Lénine obtient gain de cause[156]. Lors de l'élection de l'assemblée constituante, dont les bolcheviks avaient eux-mêmes réclamé la tenue, les socialistes-révolutionnaires remportent la majorité, devançant largement les bolcheviks[157]. L'assemblée ouvre sa session en janvier 1918, puis est déclarée dissoute dès le lendemain par le Conseil des commissaires du peuple. Les gardes rouges l'empêchent de se réunir à nouveau. Le gouvernement bolchevik restreint les prérogatives du Congrès des Soviets, pourtant censé être l'« instance suprême » ; son organe permanent de direction, le Comité exécutif des Soviets, voit ses compétences limitées et un Présidium du Comité exécutif, entièrement contrôlé par les bolcheviks, est créé. Les Soviets deviennent de simples organes d'enregistrement. Un décret sur la terre, qui légitime les confiscations des terres des grands propriétaires survenues dans les mois précédents, permet aux bolcheviks d'obtenir, au moins durant un temps, le soutien d'une grande partie de la paysannerie[154].
Guerre civile russe et survie du régime bolchevikModifier
De Brest-Litovsk à la guerre civileModifier
Le nouveau régime bolchevik naît dans des conditions particulièrement délicates et apparaît peu susceptible de durer. Les dirigeants bolcheviks tiennent leurs valises prêtes au cas où ils auraient besoin de prendre la fuite. Pour lutter contre les ennemis internes, le Sovnarkom crée dès une police secrète, la Tchéka (Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage). De surcroît, la Russie est toujours en guerre contre les Empires centraux, alors même que le nouveau gouvernement est incapable de se défendre, malgré la transformation de la Garde rouge en Armée rouge des ouvriers et paysans[158].
Les bolcheviks entament à Brest-Litovsk des pourparlers avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie : alors que Lénine estime que la précarité du nouveau régime impose de faire des concessions aux Empires centraux, Trotsky, commissaire aux affaires étrangères, prolonge les négociations en s'en tenant à une ligne « ni paix ni guerre », ce qui implique de refuser de signer la paix. Dès lors, les Empires centraux reprennent l'offensive en février sur le sol russe : Allemands et Austro-hongrois prennent d'importants territoires aux bolcheviks qui n'ont guère les moyens de les arrêter. Lénine obtient alors, contre l'avis de Trotsky et Boukharine, la signature en mars d'une paix séparée avec les Empires centraux. Le nouveau régime perd du fait de cette paix coûteuse le contrôle de la Biélorussie, de l'Ukraine et des pays baltes, mais parvient à éviter l'anéantissement. De multiples gouvernements indépendantistes, encouragés par l'incapacité des bolcheviks à résister aux Empires centraux et soutenus par ces derniers, sont proclamés dans les mois qui suivent sur le territoire de l'ancien Empire russe. Quelques jours après l'armistice, lors du septième congrès des bolcheviks, le Parti est rebaptisé Parti communiste de Russie (bolchevik), ce nouveau nom étant destiné, comme préconisé par Lénine dans L'État et la Révolution, à souligner l'identité révolutionnaire du mouvement et à se distinguer des autres socialistes[159],[158].
Le traité de Brest-Litovsk suscite des oppositions internes au nouveau pouvoir, notamment avec le groupe des « communistes de gauche » qui, rassemblé autour de la revue Kommunist à laquelle collaborent notamment Nikolaï Boukharine, Gueorgui Piatakov et Karl Radek, prône la « guerre révolutionnaire » ; les SR de gauche, jusque-là alliés aux bolcheviks, s'opposent également au traité de paix. Les SR « de droite » forment quant à eux un gouvernement rival, le Comité des membres de l'Assemblée constituante (Komuch) mais l'Armée rouge, réorganisée par Trotsky, arrête l'avance de leurs troupes vers Moscou[160].
Le régime bolchevik doit combattre sur plusieurs fronts. En mars, les SR de gauche entrent en rébellion ; les Alliés, qui sont d'abord intervenus en Russie du fait de l'offensive des Empires centraux, apportent ensuite leur soutien aux Armées blanches contre-révolutionnaires dont les principaux commandants sont les généraux Koltchak, Dénikine, Ioudenitch et Wrangel[158].
Terreur en RussieModifier
Face à cette situation, les bolcheviks doivent improviser une armée, un mode de fonctionnement économique qui reçoit le nom de « communisme de guerre », et la mise sur pied d'une dictature politique. L'économie est étatisée et mobilisée par le biais d'une vaste programme de nationalisations ; une politique de réquisitions agricoles est mise en œuvre pour assurer le ravitaillement, tandis que le régime tente de mobiliser les paysans. Ne concevant la paysannerie que constituée en classes sociales antagonistes, Lénine met en place une politique de réquisition brutale qui touche l'ensemble du monde agricole : des insurrections éclatent, que Lénine, les attribuant aux seuls paysans riches (« koulaks »), donne l'ordre de réprimer avec violence. Les institutions autonomes nées de la révolution (Soviets, comités d'usine, syndicats) sont subordonnées au parti, tandis que les partis non bolcheviks sont interdits. Le , la première constitution de la république socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) est adoptée : les Soviets y sont toujours présentés comme l'instance suprême, bien qu'étant désormais dans les faits contrôlés par les bolcheviks. La formation de partis politiques autre que le Parti communiste n'est pas explicitement interdite, mais l'article 23 de la constitution dispose que le nouveau régime « refuse aux personnes et aux groupes les droits dont ils peuvent se servir au détriment de la révolution socialiste »[158].
Les effectifs de la Tchéka, dirigée par Félix Dzerjinski, s'accroissent considérablement durant la guerre civile ; le 6 juin, un décret rétablit la peine de mort que les bolcheviks avaient abolie quelques mois plus tôt. Le massacre de la famille Romanov et la répression des SR de gauche comptent parmi les évènements marquants du début du régime de terreur. Les exécutions ne prennent cependant un caractère massif qu'après les attentats du : Moïsseï Ouritski, chef de la Tchéka de Petrograd, est tué, tandis que le même jour Lénine est blessé à Moscou par la SR Fanny Kaplan[158].
Le 5 septembre, le Conseil des commissaires du peuple publie un décret intitulé Sur la Terreur rouge et appelant à frapper l'ensemble des adversaires du nouveau régime (contre-révolutionnaires et « ennemis de classe »)[161]. La Tchéka et l'Armée rouge mènent alors une campagne de terreur d'une violence et d'un arbitraire extrêmes, qui se déroule en parallèle aux actes de la terreur blanche commis par les Blancs[162]. Une campagne de propagande anti-religieuse est mise en œuvre dans le but de répandre l'athéisme, tandis que les manifestations communistes s'emploient à imiter eux-mêmes les rituels religieux pour présenter l'idéologie officielle à la manière d'une « nouvelle religion ». À partir de 1921, le clergé est victime de massacres ; en 1922, Lénine incite à utiliser comme prétexte la famine qui règne en URSS pour lancer une campagne de confiscation des biens des églises et multiplier les exécutions des membres du « clergé réactionnaire ». Plus de 7000 membres du clergé orthodoxe sont tués durant la campagne de terreur anti-religieuse du début des années 1920[163],[164]. La population cosaque, liée à l'ancien régime, est victime d'une politique de massacres à grande échelle, baptisée « décosaquisation »[165]. Un système de camps est mis en place, où sont emprisonnés les soldats prisonniers, les déserteurs, les condamnés pour « parasitisme, proxénétisme et prostitution », ainsi que les « otages issus de la haute bourgeoisie », les « fonctionnaires de l’ancien régime » etc., ces derniers groupes étant arrêtés par la Tchéka à titre de « mesure prophylactique » et enfermés sans jugement[166].
Par ailleurs, la forte proportion de Juifs parmi les dirigeants bolcheviks et dans l'appareil de la Tchéka conduit une partie de l'opinion russe, mais également internationale, à assimiler les communistes aux Juifs, donnant naissance à la thèse antisémite du « judéo-bolchevisme ». De nombreux pogroms sont commis pendant la guerre civile russe par des adversaires des bolcheviks, notamment durant la terreur blanche[167].
Victoire des bolcheviksModifier
Après avoir mis sur pied l'Armée rouge dans l'urgence, les bolcheviks réussissent à en faire une véritable force militaire ; Trotsky met notamment à profit les compétences professionnelles d'anciens officiers de l'Armée du Tsar, tout en faisant encadrer les troupes par un corps de Commissaires politiques responsable de l'idéologie. Le régime soviétique organise en outre un appareil de propagande très efficace tandis que les Blancs, désunis, ne proposent aucun programme politique cohérent susceptible de rallier la population, et se bornent pour l'essentiel à prôner un retour à l'ancien régime. Les Alliés, tout juste sortis de la guerre mondiale, n'apportent pas aux Blancs une aide suffisante. En outre, une partie de leurs troupes se montre peu disposée à combattre les bolcheviks. Au printemps 1919, des mutineries éclatent sur les navires français en mer Noire, entraînant l'évacuation de la flotte française qui était censée affronter les Rouges[168],[169].
En 1919-1920, les bolcheviks parviennent à triompher du gros des Armées blanches ; cependant, ils doivent également compter avec les différents mouvements indépendantistes, les anarchistes de Nestor Makhno et les « Armées vertes » de paysans révoltés. Les insurrections paysannes se poursuivent jusqu'en 1923 dans les territoires de l'ancien Empire russe. Si la Russie soviétique échoue à reprendre le contrôle des pays baltes et de la Finlande, comme de la Pologne orientale, elle récupère finalement les autres anciens territoires impériaux, qui deviennent tous des Républiques socialistes soviétiques[168],[170].
Consolidation du régimeModifier
Durant la guerre civile, le Parti communiste russe est dirigé pour l'essentiel par Lénine et Sverdlov, jusqu'à la mort de ce dernier en . Dans le courant 1919, le Comité central du Parti est réorganisé avec la création de deux organes de direction internes, le Politburo et l'Orgburo, qui disposent de pouvoirs considérables[171]. Le contrôle de tous les organes du pouvoir par les rouages du Parti communiste, via la multiplication des comités et des organes de décision, entraîne très rapidement le développement d'une bureaucratie dont l'importance ne fera ensuite que s'accentuer avec les années. Le processus de bureaucratisation se déroule à la fois « par en haut », du fait de la mainmise exercée par les bolcheviks, et « par en bas », les responsables des comités d'usine, comités de quartier et autres organes de transmission accaparant les fonctions de décision en lieu et place de la population dont ils sont censés exprimer les volontés. Se développe progressivement la catégorie dite des apparatchiks, militants dont l'activité politique, qui leur fournit une source de revenus tout en leur faisant rompre avec leur classe d'origine, se mue en statut social, la solidarité avec le Parti étant conditionnée par leur dépendance vis-à-vis des instances dirigeantes[172].
Les institutions sociales sont subordonnées au pouvoir bolchevik : en 1919, le gouvernement précise que le rôle des syndicats est d'appliquer le contrôle ouvrier sur la production, mais en même temps de « suivre plutôt que précéder celui de l'administration », ce qui revient à priver les ouvriers eux-mêmes de possibilité d'initiative. Grigori Zinoviev précise que « puisque le nouveau régime est l'expression de la classe ouvrière », les syndicats doivent être subordonnés au gouvernement. En 1919, lors de la session du Parti, un texte prévoyant de continuer à garantir le droit de grève aux ouvriers est rejeté, dans la mesure où, la république des Soviets étant un « État ouvrier », il est « absurde que les ouvriers puissent faire grève contre eux-mêmes ». Tout pluralisme syndical est éliminé, les dirigeants syndicaux gagnant une situation de monopole en échange de leur subordination[173].
Parallèlement aux mesures de collectivisation, de déchristianisation et de terreur, le pouvoir bolchevik s'emploie à bouleverser la société russe, notamment en appliquant d'emblée une politique progressiste en faveur des droits des femmes[174] : l'égalité de droit entre les sexes est proclamée. De nombreuses mesures de libéralisation sont prises sous l'égide du Jenotdel (département des femmes) cofondé par Inessa Armand et Alexandra Kollontaï (cette dernière étant la première femme ministre de l'Histoire). Une législation très libérale sur le divorce est adoptée. Si ces mesures font progresser l'égalité des sexes de manière décisive en Russie, elles ont également des conséquences non désirées, comme la précarisation de certaines femmes dont les époux profitent des nouvelles lois pour divorcer soudainement, ou les initiatives de certaines autorités locales qui, surinterprétant les consignes du Jenodtel, vont jusqu'à proclamer dans un premier temps l'abolition du mariage[175].
L'économie de la Russie soviétique est, en 1921 alors que la guerre civile se termine, dans un état catastrophique, l'application improvisée du communisme de guerre ayant eu des effets désastreux. Les appareils centralisés du Conseil suprême de l'économie nationale (VSNKh) et du Gosplan sont incapables de gérer le vaste réseau d'entreprises nationalisées dont ils ont la charge. Les insurrections paysannes, dont la révolte de Tambov est l'une des plus importantes, redoublent d'intensité. Une famine atroce sévit dans plusieurs régions. Le Parti communiste, qui a purgé ses effectifs en 1919 pour exclure environ 150 000 recrues jugées douteuses, doit faire face à plusieurs courants d'opposition internes : l'Opposition ouvrière, menée notamment par Alexandre Chliapnikov et Alexandra Kollontaï, réclame que la gestion de l'industrie soit confiée aux syndicats, une position que Lénine dénonce comme de l'« anarcho-syndicalisme »[176] ; Trotsky, au contraire, souhaite la fusion des syndicats avec l'appareil d'État et une gestion militarisée de l'économie par le Parti, qui s'appuierait sur les militants de base plus que sur la bureaucratie bolchevique[177].
En mars 1921, le gouvernement bolchevik doit affronter la révolte de Kronstadt : les marins de la base navale de Kronstadt, sur l'île de Kotline, jusque-là soutiens turbulents des bolcheviks, se soulèvent contre le régime. Trotsky charge le maréchal Toukhatchevski d'écraser l'insurrection : la répression entraine plusieurs milliers de victimes et de condamnations à la peine capitale ou à la déportation[177]. L'écrasement de Kronstadt achève de sonner le glas de l'anarchisme en Russie où les libertaires, initialement ralliés au régime bolchevik, ont été réprimés dès 1918[178]. Une fois la rébellion écrasée, le gouvernement bolchevik engage ses forces dans la chasse aux militants socialistes, la lutte contre les grèves et le « laisser-aller » ouvrier ; le combat contre les insurrections paysannes continue, de même que la répression contre l'église. Dès le , Félix Dzerjinski ordonne à toutes les Tchékas provinciales de procéder à des arrestations massives d'anarchistes, de socialistes-révolutionnaires et de menchéviks. L'opposition est décimée, réduite à la clandestinité ou à l'exil[179].
Au moment même où l'Armée rouge engage les opérations contre les insurgés à Kronstadt, se tient le Xe congrès du Parti communiste, au cours duquel sont prises deux décisions fondamentales : l'une sur l'interdiction des factions au sein du Parti, l'autre sur le remplacement des réquisitions par un impôt en nature. La première orientation influe très durablement sur la vie politique soviétique en interdisant, sous peine d'exclusion du Parti, tous les groupes constitués sur des plates-formes particulières. Les opinions de l'Opposition ouvrière, notamment sur le rôle des syndicats, sont condamnées. L'une des résolutions adoptées sous l'impulsion de Lénine affirme que « le marxisme enseigne que seul le parti politique de la classe ouvrière, c'est-à-dire le Parti communiste, est en mesure de grouper, d'éduquer et d'organiser l'avant-garde du prolétariat et de toutes les masses laborieuses » : la conception du rôle du Parti formulée par Lénine en 1902 se voit élevée au rang d'un élément de doctrine faisant partie intégrante du marxisme. La seconde orientation inaugure une nouvelle orientation économique, désignée sous le nom de Nouvelle politique économique (NEP). La multiplication des révoltes souligne l'état désastreux de l'économie russe et l'urgence de procéder à des réformes pour améliorer les conditions de vie de la population : cela permet à Lénine de faire accepter, malgré une forte opposition doctrinale au sein du Parti communiste, le principe d'un changement de cap économique. Le commerce extérieur est libéralisé et la création des petites entreprises privées est autorisée ; grâce à la NEP, les citoyens de l'État soviétique retrouvent un niveau de vie acceptable[177],[180]. Le remplacement du communisme de guerre par une forme de capitalisme d'État, en l'occurrence une certaine forme de marché régulé par l'État et progressivement socialisé via des coopératives, est pour Lénine une manière de passer à une approche gradualiste et d'assurer la transition vers le socialisme : il juge en effet l'économie de la Russie insuffisamment développée pour passer directement à ce stade, qui n'est supposé possible que dans des pays où le capitalisme s'est déjà mis en place[181].
Formation de l'URSSModifier
Le XIe congrès, en 1922, poursuit la réorganisation du Parti. Joseph Staline est nommé au poste de Secrétaire général du Parti communiste, fonction d'apparence technique mais qui lui permet de contrôler les nominations de cadres et de s'assurer de solides appuis au sein de l'appareil. Le , l'Union des républiques socialistes soviétiques naît officiellement d'un traité réunissant au sein d'une fédération la république socialiste fédérative soviétique de Russie, la république socialiste soviétique d'Ukraine, la république socialiste soviétique de Biélorussie et la république socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie (cette dernière réunissant les territoires de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan et de la Géorgie)[182].
Dès 1924, Staline s'oppose à la ligne de Trotsky, qui prône une « révolution permanente », soit l'exportation du modèle soviétique par le biais d'une révolution internationale, condition indispensable à ses yeux pour construire le socialisme. Le secrétaire général du Parti communiste impose au contraire la ligne du « socialisme dans un seul pays » : Staline ne perd pas de vue l'espoir d'une révolution mondiale mais, dans un contexte de « stabilisation partielle du capitalisme », il juge prioritaire de défendre et consolider le socialisme dans la seule URSS, ce qui implique remettre à plus tard les espérances révolutionnaires. L'État soviétique sort à la même époque de son isolement diplomatique : dès 1922, le traité de Rapallo établit des relations diplomatiques et commerciales avec l'Allemagne de Weimar. Au cours des années suivantes, l'ensemble des pays occidentaux établit progressivement des relations avec l'URSS ; les États-Unis sont, en 1933, parmi les derniers à la reconnaître[183]. L'Union soviétique demeure cependant dépourvue de régimes alliés, à l'exception de la Mongolie : en 1924, un gouvernement ami de l'URSS, dirigé par l'« évêque rouge » Fan Noli, est créé en Albanie, mais il est renversé au bout de quelques mois[184].
Échec de la vague révolutionnaire en EuropeModifier
Guerre civile en FinlandeModifier
Durant les derniers mois de la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique a des répercussions en Finlande, qui vient de gagner son indépendance vis-à-vis de la Russie et dont la situation politique est encore très instable. L'affrontement qui oppose les Gardes rouges — formés par une partie de l'appareil du Parti social-démocrate de Finlande — et les Blancs — force armée du gouvernement conservateur — tourne à la guerre civile entre février et mai 1918. L'Empire allemand apporte son soutien aux Blancs, tandis que les bolcheviks, après avoir reconnu l'indépendance de la Finlande, tentent d'en regagner le contrôle en y favorisant la mise en place d'un pouvoir socialiste. Les Rouges finlandais sont vaincus, le gouvernement de Lénine n'ayant pas encore les moyens de leur apporter un soutien suffisant. La Russie soviétique doit dès lors renoncer à toute présence militaire en Finlande[185]. Ce n'est qu'une fois réfugiés en Russie que les anciens sociaux-démocrates, dirigés notamment par Otto Wille Kuusinen, se rebaptisent Parti communiste de Finlande[186].
Révolution en Allemagne et écrasement des spartakistesModifier
Au sein des partis socialistes et sociaux-démocrates européens, la révolution d'Octobre ne fait l'objet d'aucune unanimité. En Allemagne, Karl Kautsky critique vivement la rupture avec les traditions du mouvement ouvrier européen, qui aboutit selon lui non à la dictature du prolétariat mais à celle d'une partie du prolétariat sur une autre. À l'extrême-gauche, chez les Spartakistes, Clara Zetkin et Franz Mehring approuvent l'écrasement de l'assemblée constituante, tandis que Rosa Luxemburg, si elle l'approuve également, regrette qu'il n'ait pas été suivi de nouvelles élections[187]. En novembre 1918, l'Allemagne se trouve en état d'ébullition politique : de multiples grèves éclatent à travers le pays, marquées par des élections de conseils de travailleurs et de soldats. À Munich, le 8 novembre, un conseil proclame la « république socialiste de Bavière » et porte à sa présidence l'USPD Kurt Eisner. À Berlin, le 9 novembre, les soldats fraternisent avec les ouvriers en révolte. Le ministre SPD Philipp Scheidemann proclame la République pour prendre de vitesse Karl Liebknecht, qui proclame deux heures plus tard la « République socialiste libre »[188].
Un gouvernement, le Conseil des commissaires du peuple (ou des députés du peuple) est fondé, mais son président, le SPD Friedrich Ebert, s'en tient à une démarche légaliste. Le Congrès national des Conseils d'ouvriers et de soldats refuse de se faire l'instrument d'une révolution de type bolchevique, tandis que les Spartakistes s'opposent à l'idée d'une révolution qui prendrait le chemin de la démocratie parlementaire. Fin décembre et début janvier 1919 se tient le congrès fondateur du Parti communiste d'Allemagne (KPD), dans une atmosphère radicale, et en présence de Karl Radek, venu de Russie. Le KPD refuse de participer au processus électoral et réclame l'instauration d'une « république des Conseils », soit d'un régime politique qui serait dirigé par les conseils ouvriers[189],[190] ; Rosa Luxemburg tente vainement de convaincre du danger du boycott des élections à l'assemblée nationale[191]. Le lendemain, une manifestation ouvrière d'une ampleur inattendue débouche sur un affrontement ouvert à Berlin. Karl Liebknecht, emporté par le mouvement, appelle à renverser le gouvernement. Rosa Luxemburg, initialement opposée à l'insurrection, s'engage ensuite sans réserve aux côtés des combattants[191]. Le soulèvement berlinois de janvier 1919 est bientôt écrasé par le gouvernement social-démocrate, le ministre SPD Gustav Noske s'appuyant sur les Corps francs pour réprimer les insurgés. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont capturés et assassinés par des militaires[192].
Agitations sociales en France et en ItalieModifier
En Europe de l'Ouest, la crise économique, venue s'ajouter aux souffrances endurées durant quatre années de guerre, exacerbe les mécontentements ; l'apparition d'un régime révolutionnaire en Russie pousse certains militants socialistes et syndicaux à la radicalisation : en France, d'importantes grèves éclatent en juin 1919 dans le secteur de la métallurgie ; le mouvement s'essouffle cependant rapidement[193].
La situation est bien plus tendue en Italie, où le courant « maximaliste » (mot que les Italiens tendent à confondre avec « bolchevik » à la suite d'une mauvaise traduction de celui-ci[194]), dirigé par Giacinto Menotti Serrati, Nicola Bombacci et Amadeo Bordiga, prend le contrôle du Parti socialiste italien dès ; les maximalistes publient en décembre un programme préconisant la mise en place d'une « République socialiste » et de la dictature du prolétariat, malgré l'opposition du groupe parlementaire socialiste et du syndicat ouvrier CGL. Le mot d'ordre maximaliste suscite l'enthousiasme dans l'opinion ouvrière et l'Italie est, dans le courant de l'année 1919, parcourue de nombreuses grèves, orchestrées par les socialistes mais évoluant bientôt vers des mouvements spontanés et des grèves sauvages. L'Italie entre dans la période d'agitation politique appelée le biennio rosso (« les deux années rouges ») ; des « soviets » sont constitués dans la région de Florence et des grands domaines sont occupés. Le Parti socialiste s'abstient cependant de donner une direction au mouvement ; de leur côté, les milieux nationalistes réagissent face à l'activisme des « rouges », ce qui permet au mouvement fasciste, tout juste fondé par Mussolini, de gagner en importance[195].
Naissance des premiers partis communistes hors de Russie et création du KominternModifier
Le , le Parti communiste d'Autriche (KPÖ) est fondé : d'envergure très modeste, il n'en est pas moins l'un des tout premiers partis communistes d'Europe occidentale[196]. Aux Pays-Bas, le Parti social-démocrate (scission du Parti social-démocrate des ouvriers apparue en 1909[197]) se rebaptise, lors du congrès des 16 et , Parti communiste de Hollande. Le mouvement communiste des Pays-Bas se trouve cependant vite divisé entre les partisans de la participation à l'activité parlementaire et syndicale, comme David Wijnkoop et les tenants du pouvoir des conseils ouvriers, comme Anton Pannekoek et Herman Gorter[198]. Les Russes en arrivent rapidement à considérer le parti néerlandais comme un groupe « sectaire » dont la formation était prématurée[199]. En Pologne, pays tout juste reformé en tant qu'État, la Social-Démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie et l'aile gauche du Parti socialiste polonais fusionnent pour former, en décembre 1918, sous l'influence des révolutions russe et allemande, le Parti communiste ouvrier de Pologne (rebaptisé en 1924 Parti communiste de Pologne). Le Parti ne soutient guère l'indépendance du nouvel État polonais et proclame essentiellement son adhésion à la révolution internationale. Son soutien à la Russie soviétique et son discours peu en phase avec la nouvelle unité nationale de la Pologne valent d'emblée au parti polonais d'être réprimé et réduit à la clandestinité[200].
En janvier 1919, les bolcheviks mettent en application le projet, exposé par Lénine dans ses Thèses d'avril, de formation d'une Internationale révolutionnaire destinée à supplanter la Deuxième internationale discréditée par les soutiens des partis socialistes à la guerre ; des contacts sont pris avec des groupes sympathisants en vue de la tenue d'un congrès à Moscou. Le 2 mars s'ouvre la réunion, que Lénine présente comme le congrès fondateur de l'Internationale communiste (ou Troisième internationale, ou Komintern, ou IC) : du fait des difficultés du voyage et de la faiblesse de nombreux groupes révolutionnaires, les délégués sont peu nombreux. Anciens membres de la Deuxième internationale décidés à emprunter une voie plus radicale pour agir en faveur de la classe ouvrière, ils sont venus pour certains en l'absence d'un mandat de leurs partis respectifs. Du fait notamment de la disparition de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, qui étaient opposés à l'idée d'une Internationale contrôlée par la Russie, Lénine domine les débats, le délégué allemand Hugo Eberlein ne parvenant pas à lui porter efficacement la contradiction. Un bureau exécutif de l'Internationale communiste, comprenant des représentants de divers pays, est fondé à Moscou sous la direction de Grigori Zinoviev, la Russie soviétique prenant, de fait, le contrôle immédiat de l'organisation. La création du Komintern, précipitée, a pour tâche de coordonner et d'impulser des mouvements révolutionnaires dont on pense alors qu'ils vont s'étendre et, par là même, défendre la Russie bolchevique[201],[202]. Écrivant dans la foulée de la création de l'IC, Boukharine trace un parallèle direct entre l'Internationale et la Ligue des communistes et juge que, « par son action, la Troisième Internationale prouve qu'elle suit les traces de Marx, c'est-à-dire la voie révolutionnaire qui mène au renversement violent du régime capitaliste »[203].
Dès le , le Parti socialiste italien envoie son adhésion à l'Internationale communiste[204]. En Bulgarie, pays sensibilisé depuis longtemps aux évolutions politiques chez le « grand frère slave » russe, le Parti ouvrier social-démocrate bulgare se rebaptise, dès mai 1919, Parti communiste bulgare ; le nouveau parti hérite d'une organisation alors en plein essor, avec 25000 adhérents[205].
Révolutions en Hongrie et en BavièreModifier
La Hongrie, qui vient de prendre son indépendance avec l'éclatement de l'Autriche-Hongrie, est elle aussi touchée par la vague révolutionnaire. Le , Béla Kun et Tibor Szamuely, à la tête d'un groupe de Hongrois faits prisonniers en Russie durant la guerre et convertis au bolchevisme, fondent à Moscou la section hongroise du parti bolchevik. À la fin de l'année, alors que la Hongrie devient indépendante, ils reviennent dans leur pays avec un mandat informel de Lénine et y fondent officiellement, le 24 novembre, le Parti communiste de Hongrie[206]. Le les communistes, alliés aux sociaux-démocrates, prennent le pouvoir et proclament la république des conseils de Hongrie, le nom de république des conseils se traduisant également comme république soviétique[207]. Suscitant immédiatement l'hostilité des Alliés, le nouveau gouvernement hongrois, qui ne bénéficie pas d'un véritable appui dans la population, prend un ensemble de mesures sociales mais se rend vite impopulaire par des mesures de nationalisations autoritaires. Une politique répressive appelée, comme en Russie, terreur rouge, est bientôt mise en œuvre, faisant plusieurs centaines de victimes. Le régime hongrois, dans le but de récupérer les territoires perdus par le pays à la fin de la Première Guerre mondiale, entre ensuite en conflit avec la Tchécoslovaquie — une éphémère République slovaque des conseils est proclamée sur les territoires slovaques pris par les troupes hongroises — puis la Roumanie. Le conflit avec la Roumanie entraîne la chute de la république des conseils de Hongrie après trois mois d'existence : les troupes roumaines prennent Budapest en août et Béla Kun se réfugie en Autriche, puis en Russie soviétique[208]. Les communistes hongrois sont ensuite réduits à la clandestinité sous la régence de Miklós Horthy[209].
En Allemagne, la Bavière est plongée dans une grande tension politique après l'assassinat, le , de Kurt Eisner. Les évènements de Hongrie poussent à la proclamation le d'une république des conseils de Bavière. Elle est d'abord dirigée pour l'essentiel par des anarchistes mais, le , les communistes locaux prennent le pouvoir. Eugen Leviné, dirigeant de la République bavaroise, agit de son propre chef sans l'aval de la direction du KPD, mais entre bientôt en contact avec Lénine, qui lui accorde ses encouragements et l'incite à prendre des otages dans la bourgeoisie locale. Le régime ne vit que quelques semaines, appliquant dans l'intervalle une politique confuse et pratiquant des arrestations arbitraires : à l'exception de l'exécution de plusieurs otages dans ses tout derniers jours, il n'a cependant guère le temps ni les moyens de mener des actions sanglantes, mais l'annonce de la création de tribunaux révolutionnaires contribue à terrifier ses adversaires et à susciter leur réaction violente. Le 3 mai, le gouvernement communiste de Munich est écrasé par les corps francs du Wurtemberg[210],[211].
Le régime hongrois, dont une majorité des cadres est issue de la communauté juive de Hongrie, contribue à susciter des persécutions antisémites en Hongrie et plus largement à diffuser le mythe du judéo-bolchevisme, soit l'identification des communistes aux Juifs. L'épisode bavarois, auquel participent de nombreux militants juifs, suscite une flambée d'antisémitisme en Bavière et plus largement en Allemagne. Déjà très répandu en Russie, le préjugé antisémite qui identifie les révolutions communistes à un complot juif est largement diffusé, en Europe comme sur le continent américain, durant toute la période de l'entre-deux-guerres[212],[213].
Essoufflement des révolutions et défaite contre la PologneModifier
Le , sous l'influence des évènements de Hongrie et de Bavière, le Parti communiste d'Autriche tente de susciter une insurrection à Vienne. Mais cette tentative de soulèvement ne bénéficie pas d'un soutien suffisant de la part des ouvriers autrichiens qui restent, dans leur majorité, proches des sociaux-démocrates : elle échoue au bout de 24 heures. Des conseils ouvriers sont par ailleurs formés dans de nombreuses usines autrichiennes. À la fin du mois, les conseils se réunissent au sein d'une conférence, durant laquelle les communistes appellent à la formation d'une République soviétique : cette proposition est cependant rejetée par la majorité social-démocrate. À la suite de ces échecs, et du fait de la stabilisation politique de la République autrichienne, le PC autrichien voit ses effectifs décliner durant les années 1920[214].
En Italie, à la veille des élections de , la motion de Serrati, qui préconise la préparation de la révolution par des conseils d'ouvriers et de soldats, l'emporte. L'adhésion du Parti socialiste italien à l'Internationale communiste est ratifiée par acclamation. Le Parti arrive ensuite en tête aux élections avec 32 % des suffrages, mais refuse de participer à un ministère. À l'été 1920, le mouvement d'occupations d'usines tourne à vide faute de directives de la direction maximaliste du PSI. Les cadres socialistes, habitués à la voie légaliste, sont incapables de canaliser le mouvement populaire, tandis que la tendance d'Amadeo Bordiga prône le refuge dans l'abstention et la préparation de l'insurrection. L'échec du biennio rosso, que le PSI a laissé tourner au fiasco faute d'initiative, entraîne une crise profonde au sein des socialistes italiens. En octobre 1920, le groupe de la revue Ordine nuovo, animé par Antonio Gramsci, Angelo Tasca et Palmiro Togliatti, critique vivement la direction maximaliste du PSI et prône la constitution en parti communiste. À la même époque, Lénine s'en prend violemment aux stratégies « gauchistes » au sein du mouvement communiste, qu'il juge stériles car contraires à sa conception de l'organisation des partis : il expose ses vues sur la tendance de la « Gauche communiste » — représentée notamment par Bordiga en Italie, ou par Pannekoek aux Pays-Bas — dans l'ouvrage La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), publié en [195].
Lénine s'interroge encore sur la manière d'exporter la révolution bolchevique quand la Pologne, indépendante depuis la fin de la guerre mondiale, envahit le territoire ukrainien pour l'annexer. L'Armée rouge parvient à repousser les troupes polonaises : Lénine envisage alors de passer au stade de la « guerre révolutionnaire » préconisée par les « communistes de gauche » en 1918. Le , alors que l'Armée rouge marche sur Varsovie, le second congrès de l'Internationale communiste a lieu, dans une atmosphère survoltée. Les conditions d'une révolution mondiale semblent être réunies aux congressistes, les principaux obstacles étant le manque de partis organisés dans de nombreux pays, et le courant réformiste : l'un des buts du congrès est donc de poursuivre la rupture avec la social-démocratie[215]. Lénine encourage les délégués étrangers, notamment les Italiens, à exporter la révolution dans leurs pays respectifs ; il envisage également la réorganisation des anciens territoires de l'Empire russe sous la forme d'une union fédérale, dans l'optique d'une « révolution socialiste européenne ». Mais en août, une contre-attaque des troupes de Józef Piłsudski stoppe net l'avance de l'Armée rouge : les hostilités se terminent à l'automne par une défaite de la Russie soviétique, qui doit renoncer à exporter dans l'immédiat sa révolution vers l'Ouest. La « paix de Riga », qui met officiellement fin au conflit, est signée en mars 1921[216].
L'exportation de la révolution est par ailleurs freinée par la situation géopolitique de la Russie soviétique, que Lénine souhaite faire sortir de son isolement : le Royaume-Uni laisse ainsi le régime bolchevik reconquérir le Caucause — notamment en envahissant la Géorgie — en échange de son cantonnement dans cette zone, et de la fin de ses espérances révolutionnaires en Occident. La mainmise russe sur le Caucause est également conditionnée à un accord passé avec le gouvernement turc de Mustafa Kemal, qui implique que la Russie cesse de soutenir aussi bien Enver Pacha, rival de ce dernier, que les communistes turcs[217].
Les communistes allemands subissent eux aussi des échecs, alors que leur pays est considéré comme stratégique pour l'avenir de la révolution européenne : en avril 1920, le soulèvement de la Ruhr, lancé par le KPD et les « conseillistes » du KAPD en réaction à la tentative de putsch nationaliste, est stoppé par l'intervention de l'armée allemande. En , une nouvelle tentative de soulèvement du KPD et du KAPD est menée sous l'impulsion des envoyés hongrois du Komintern, Béla Kun et Mátyás Rákosi : mal préparée, l'insurrection allemande est un échec total[218],[219].
En , l'Internationale communiste, lors de son troisième congrès, reconnaît avec prudence que la phase révolutionnaire ouverte en 1917, « caractérisée par sa violence élémentaire, par l'imprécision très significative des buts et des méthodes », est achevée[220].
Victoire des communistes en MongolieModifier
Repoussé militairement ou écrasé politiquement en Europe occidentale, le communisme réalise cependant une progression en Asie lorsque la guerre civile russe déborde sur la Mongolie-extérieure, pays voisin de l'ex-empire russe et indépendant de la Chine depuis quelques années : le chef de guerre russe blanc Ungern-Sternberg y prend le pouvoir en 1921 avant d'être chassé la même année par l'Armée rouge et les révolutionnaires mongols dirigés par Damdin Sükhbaatar et Horloogiyn Choybalsan. Fédérés au sein du Parti du peuple mongol, les communistes locaux prennent en le contrôle de la Mongolie : le pays reste officiellement une monarchie théocratique, mais le Khan ne conserve qu'un pouvoir symbolique. En 1924, après la mort du Khan, la monarchie est abolie et laisse la place à la République populaire mongole, État alors fermé sur l'extérieur, non reconnu internationalement et très largement dépendant de son voisin soviétique. Le Parti est rebaptisé Parti révolutionnaire du peuple mongol. Les deux seuls États alliés à l'URSS sont à l'époque la Mongolie communiste et une entité nettement plus modeste, l'ancien protectorat russe de Tannou-Touva : chacun des deux pays est à l'époque le seul à reconnaître l'autre, à l'exception de l'URSS[221],[222].
Le communisme international dans l'entre-deux-guerresModifier
Expansion du mouvement communiste dans les années 1920-1930Modifier
Malgré l'échec des tentatives révolutionnaires européennes en dehors de la Russie, la mouvance communiste se développe rapidement en Europe, puis dans le reste du monde, dans le courant des années 1920. Entre 1919 et 1921, la plupart des partis socialistes et sociaux-démocrates européens scissionnent — certains se rebaptisant tout simplement du nom de Parti communiste — sous l'influence de la révolution bolchevique[223]. Dans certains pays, en Europe (Portugal) mais aussi en Amérique latine, les partis communistes ne se constituent pas à partir de scissions des partis socialistes mais naissent au contraire au sein des milieux anarcho-syndicalistes[224]. Attirant une clientèle électorale de salariés — d'ailleurs souvent davantage chez les travailleurs qualifiés que dans la frange la plus défavorisée du prolétariat — l'engagement communiste séduit également dans une partie de l'intelligentsia ainsi que dans une certaine frange de la bourgeoisie progressiste sensible au sort des ouvriers. L'adhésion au communisme ne se mesure par ailleurs pas uniquement sur le plan de l'adhésion à un parti communiste, l'idéologie attirant dans tous les secteurs de nombreux sympathisants — « compagnons de routes » — engagés aux côtés de la mouvance sans être pour autant des membres encartés d'un quelconque mouvement[225],[226]. L'Internationale communiste (Komintern) pilotée depuis Moscou constitue une vaste machine de formation, de financement et d'encadrement des partis communistes[223].
Dès l'annonce de la révolution d'Octobre, le phénomène exerce un fort pouvoir d'attraction sur de nombreuses imaginations, indépendamment de la réalité du régime russe : dans la foulée du traumatisme de la Première Guerre mondiale et de l'échec des mouvements socialistes à s'y opposer, le bolchevisme semble porteur d'une immense espérance et comme un événement universel, comparé à la Révolution française et pouvant amener à la rupture avec le capitalisme[227]. La révolution d'Octobre soulève également l'enthousiasme dans une partie des milieux anarchistes : nombre d'anarcho-syndicalistes se rallient à l'Internationale communiste, alors même que les anarchistes, initialement alliés aux bolcheviks, sont réprimés en Russie soviétique[228]. Le régime bolchevik continue de séduire les libertaires jusqu'à l'écrasement de la révolte de Kronstadt en 1921[229].
Si le communisme gagne du terrain dans certains pans des opinions publiques, il suscite à contrario, dans d'autres secteurs, de vives réactions anticommunistes, pendant et après la vague révolutionnaire de 1919-1921. En France, la peur du bolchevik « au couteau entre les dents » contribue par exemple à la victoire de la coalition de la droite et du centre lors des législatives de 1919[230]. Le mouvement communiste est fort en Allemagne, mais les soulèvements révolutionnaires de 1918-1919, très brutalement réprimés, ont également renforcé, en réaction, la droite nationaliste[231]. Les évènements de 1919-1921 contribuent à faire apparaître en Europe, dans les années 1920, des régimes autoritaires ou dictatoriaux — notamment ceux de Horthy en Hongrie et de Mussolini en Italie — dont l'anticommunisme est l'un des fondements idéologiques. Si la crainte du communisme alimente, dans l'entre-deux-guerres, des mouvements d'extrême droite comme le fascisme et plus tard le nazisme[232], certains gouvernements démocratiques vont eux aussi jusqu'à prendre des mesures répressives. Ainsi, peu après la révolution russe, les États-Unis connaissent en 1919-1920 la période dite de la « peur rouge » : à la suite de plusieurs attentats anarchistes, l'opinion américaine craint la multiplication de complots révolutionnaires (communistes, anarchistes, socialistes...). Plus de la moitié des États adoptent des lois punissant l'apologie de la révolution, voire l'usage du drapeau rouge[233],[230]. En 1937, c'est le gouvernement du Québec qui adopte une loi protégeant la province contre la propagande communiste (dite « loi du cadenas »), autorisant des mesures de censure et de perquisition pour lutter contre toute propagande communiste réelle ou supposée[234].
Naissance de partis communistes sur tous les continentsModifier
Développement de la Troisième InternationaleModifier
Au deuxième congrès de l'Internationale, en , sont adoptées 21 conditions d'admission pour les partis souhaitant rejoindre le mouvement[235]. Nées d'une suggestion initiale d'Amadeo Bordiga[236], les 21 conditions ont pour but de définir les caractéristiques de l'action de chaque parti et de constituer des organisations dont l'objectif effectif est la révolution et la conquête du pouvoir. Les partis doivent s'organiser selon les principes du centralisme démocratique, combiner les actions légales et illégales en constituant des structures clandestines en plus du parti officiel, rompre avec le parlementarisme sans renoncer à participer aux élections, subordonner l'activité de leurs députés et journalistes à l'intérêt du parti et abandonner le réformisme tout en continuant de tenter de convertir les membres des partis socialistes. La nécessité de disposer d'un parti structuré et discipliné est particulièrement soulignée, cette condition étant jugée essentielle pour organiser et diriger la lutte révolutionnaire[237].
Le second congrès du Komintern est également marqué par la présence, outre celle des révolutionnaires européens, de plusieurs participants asiatiques. Lénine souligne dans son rapport, au cours de la première séance, que « l'impérialisme mondial » s'écroulera quand « l'offensive révolutionnaire des ouvriers exploités et opprimés au sein de chaque pays […] fera sa jonction avec l'offensive révolutionnaire des centaines de millions d'hommes qui, jusqu'à présente, étaient en dehors de l'histoire ». Si l'Italien Serrati juge que cette position est dangereuse pour le prolétariat occidental et que la révolution a son centre en Europe, l'Indien M. N. Roy insiste au contraire sur le fait que la révolution occidentale ne pourra se faire sans l'appui des mouvements orientaux. Lénine défend quant à lui une voie médiane, mais considère que la révolution soviétique doit trouver des alliés hors d'Europe, capables de miner les arrières des puissances coloniales qui lui sont hostiles : dans cette optique, le mouvement communiste devra prendre appui sur les mouvements indépendantistes au sein des pays colonisés. Aux yeux de Lénine, le continent asiatique est susceptible de tenir un rôle capital dans la mondialisation de la révolution, car il accueille la majorité de la population du globe ; les « pays arriérés » d'Asie pourraient en outre sauter l'étape du capitalisme, pour passer directement à un régime soviétique. Lénine estime cependant que même les communistes des pays colonisateurs ne sont pas encore prêts à le suivre dans la voie[238].
Le mois suivant se tient à Bakou le « Premier congrès des peuples d'Orient », qui réunit des délégués venus en majorité d'Asie centrale. Cette réunion accepte la légitimité des mouvements nationaux dans la mesure où ils ébranlent la domination des puissances impérialistes : au nom de l'anti-impérialisme, l'internationalisme communiste se marie dès lors avec l'anticolonialisme. L'idéologie officielle du mouvement communiste s'accommode ainsi, du moins à titre tactique et transitoire, d'un certain nationalisme[239]. Au cours du congrès de Bakou, Zinoviev incite les délégués musulmans à la « guerre sainte » contre l'impérialisme britannique : l'assistance, enthousiaste, en appelle au djihad[240],[241],[242],[243].
Dans le courant des années 1920 et 1930, des partis communistes sont créés sur tous les continents. Aux États-Unis, deux partis rivaux naissent en 1919 et tentent tous deux d'obtenir l'aval du Komintern, qui doit intervenir pour les faire fusionner au sein du Parti communiste USA (CPUSA)[244]. Le Parti communiste de Grande-Bretagne et le Parti communiste d'Australie naissent en 1920, le Parti communiste de Belgique, le Parti communiste suisse, le Parti communiste du Canada et le Parti communiste de Nouvelle-Zélande en 1921. Aux Indes orientales néerlandaises, l'Union social-démocrate des Indes, animée principalement à ses débuts par des militants néerlandais, prend en 1920 le nom d'Association communiste des Indes (PKH) et devient le premier parti asiatique à adhérer à la IIIe Internationale ; en 1924, la PKH se rebaptise Parti communiste indonésien (PKI). Engagé dans la lutte indépendantiste, le PKI est alors l'un des rares PC asiatiques qui attire des effectifs militants non négligeables[245]. Le groupe qui donnera naissance au Parti communiste d'Inde est formé en 1920 par M. N. Roy, qui se trouve alors au Turkestan à l'issue du second congrès de l'Internationale communiste : ce n'est cependant qu'en 1925 que le Parti a la possibilité d'être officiellement fondé sur le sol des Indes britanniques[246],[247].
Par ailleurs, des problèmes propres aux mouvements communistes orientaux apparaissent rapidement. Le congrès de Bakou fait d'emblée ressortir l'absence d'unité de vues entre les dirigeants occidentaux du Komintern et les communistes orientaux ; les premiers sont en effet encore réticents à reconnaître la spécificité des luttes des seconds[240],[241],[242],[243]. Les délégués musulmans sont avant tout attachés à la notion de révolution nationale qui leur paraît seule susceptible de garantir l'émancipation de l'Orient, et ne s'intéressent pas à la forme sociologique du mouvement communiste asiatique, dont M. N. Roy veut au contraire faire une question centrale. L'organisation des communistes du Turkestan souhaite par ailleurs se constituer en parti communiste turc. En 1923, Lénine, Staline et Zinoviev finissent par condamner les « déviations nationales ». Cela entraîne une rupture avec Sultan-Galiev, l'un des communistes tatars les plus en vue, qui juge au contraire que les luttes des prolétariats de l'Orient sont entièrement distinctes de celles des prolétaires occidentaux. Sultan-Galiev prône la création d'un grand État national turc, et la fusion du communisme et de l'islam via la création d'une nouvelle Internationale distincte du Komintern. Il finit par être arrêté, et la situation au Turkestan est « normalisée »[243].
En Turquie, le mouvement communiste se trouve dans une situation particulière : le Parti communiste de Turquie, dirigé par Mustafa Suphi, est créé à Bakou en septembre 1920, mais Mustafa Kemal fait fonder dès le mois suivant par ses alliés, sur le sol turc, un autre Parti communiste, qui soutient son gouvernement. Le Komintern ne reconnaît que le parti de Subhi et pas le PC pro-Kemal. En janvier 1921, alors qu'ils reviennent en Turquie, Subhi et la plupart des autres dirigeants de son parti sont assassinés en mer Noire par des nationalistes. Le gouvernement bolchevik privilégie par la suite ses bonnes relations avec le gouvernement de Mustafa Kemal par rapport au soutien aux communistes turcs. Une fois devenu président de la République, Kemal fait interdire le PC turc, dont plusieurs centaines de militants sont arrêtés[248],[249].
En outre, les dimensions des partis qui naissent dans le monde entier durant l'entre-deux-guerres sont très inégales, certains n'étant à l'origine que des groupuscules : le Parti communiste mexicain, fondé en , ne rassemble à sa création que 12 militants[250]. Le Parti communiste brésilien est fondé en 1922 par neuf délégués issus de divers mouvements anarchistes, qui rassemblent au total 75 militants dans tout le pays[251]. Le Parti communiste de Belgique compte à peine mille membres[250].
En FranceModifier
En France, la révolution russe suscite de nombreux sympathisants dans les milieux de gauche (socialistes, anarchistes, syndicalistes...). Des membres de la tendance anarchiste de la CGT participent, fin mai 1919, à la création d'un premier Parti communiste français visant à créer un trait d'union entre ces courants : ils tentent également d'animer des « soviets » en France. Relevant de l'ultra-gauche (le « gauchisme » dénoncé par Lénine) et de la tendance anarchiste de la révolution russe dont il ne retient que l'aspect « soviétiste », ce parti se divise rapidement et n'a qu'une existence éphémère[252].
La tendance qui va devenir le véritable Parti communiste français se développe au sein de la SFIO, dont une partie des militants plaide pour un retrait de l'Internationale ouvrière discréditée par la guerre. L'échec des grèves de 1920 exacerbe le conflit entre les courants réformistes et révolutionnaires du socialisme français[253]. Des militants SFIO d'extrême-gauche, Fernand Loriot et Boris Souvarine, créent le Comité de la troisième Internationale et plaident pour l'adhésion du parti socialiste à l'Internationale communiste. Les réactions face à la révolution d'Octobre sont initialement très mitigées, y compris chez des futurs ralliés. Mais à l'été 1920, les dirigeants de la SFIO Ludovic-Oscar Frossard et Marcel Cachin effectuent en Russie soviétique un voyage durant lequel leurs déplacements sont dûment guidés par les bolcheviks : ils en reviennent conquis par le nouveau régime[254].
Un vaste débat s'ouvre parmi les militants et dans la presse socialiste française : Cachin et Frossard militent pour une adhésion sans réserves à l'Internationale communiste, Jean Longuet envisage une adhésion avec réserve, tandis que Léon Blum la refuse en critiquant sur le fond le régime bolchevik. Le congrès s'ouvre le à Tours, sous la présidence d'honneur de Loriot et Souvarine emprisonnés ; le 29 décembre la motion Cachin-Frossard obtient une large majorité. Socialistes et communistes français scissionnent : Longuet et Blum reconstituent aussitôt la Section française de l'Internationale ouvrière en regroupant les minoritaires. La Section française de l'Internationale communiste, qui réunit les majoritaires, prend ensuite le nom de Parti communiste français[255].
Dès l'année suivante, cependant, la SFIO reprend l'avantage : avec le reflux de la vague révolutionnaire en Europe, les effectifs du PCF s'effondrent et, lors des élections de 1924, les socialistes devancent largement les communistes[256].
En ItalieModifier
En Italie, dans le contexte de l'échec du biennio rosso, le Parti socialiste italien tient en janvier 1921 son congrès à Livourne. Une motion modérée, défendue notamment par Filippo Turati, est prête à demeurer au sein de l'Internationale communiste mais refuse les 21 conditions ; une motion dite « communiste », menée entre autres par Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga, exige l'acceptation des 21 conditions et l'exclusion des réformistes ; enfin, une motion maximaliste défendue par Giacinto Menotti Serrati accepte les 21 conditions mais refuse d'exclure les modérés. Cette dernière motion remporte une large majorité, provoquant la scission des communistes, qui fondent le Parti communiste d'Italie. Ces divisions interviennent dans un contexte très périlleux pour la gauche italienne, le fascisme étant alors en pleine ascension[195].
Dans le reste de l'EuropeModifier
En novembre 1919 est fondé le Parti socialiste de gauche du Danemark, qui devient l'année suivante le Parti communiste du Danemark. En Suède, le Parti social-démocrate de gauche adhère en 1919 au l'Internationale communiste et se rebaptise en 1921 Parti communiste de Suède. Le Parti travailliste norvégien rejoint l'Internationale communiste en 1919 mais la quitte dès 1923 : les partisans du maintien dans l'IC se séparent alors du Parti travailliste et forment le Parti communiste norvégien. L'organisation de jeunesse du Parti socialiste ouvrier espagnol adhère directement à l'IC et fonde le Parti communiste espagnol en avril 1920 ; un autre parti, le Parti communiste ouvrier espagnol, est fondé en 1921 et le Komintern doit alors intervenir pour faire fusionner les deux organisations au sein du Parti communiste d'Espagne[257]. Le Parti communiste portugais est fondé en 1921 non par une scission d'un parti socialiste, mais par l'union de groupes syndicalistes d'extrême-gauche[258]. En Grèce, le Parti socialiste ouvrier de Grèce, fondé en novembre 1918, adhère l'année suivante au Komintern et prend en 1924 le nom de Parti communiste de Grèce (KKE)[259]. La défaite de la Grèce dans la guerre contre la Turquie provoque un afflux de réfugiés grecs d'Asie mineure. Cette « Grande Catastrophe » ayant dégradé l'économie grecque, le mouvement communiste gagne de nombreuses recrues, notamment au sein de la population réfugiée qui vit dans des conditions très difficiles[260]. Le Parti socialiste de Roumanie se rebaptise en mai 1921 Parti socialiste-communiste, puis Parti communiste de Roumanie ; il est cependant interdit en 1924[261]. Dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (futur Royaume de Yougoslavie), le Parti socialiste ouvrier yougoslave naît en avril 1919 ; une fois affilié au Komintern, il devient en juin de l'année suivante le Parti communiste de Yougoslavie. Malgré un programme vague, le PCY remporte un rapide succès du fait de la misère des campagnes et de la situation chaotique du nouvel État : aux élections de l'assemblée constituante en , le Parti remporte 58 sièges sur 419[262]. Un mois plus tard, prenant prétexte de grèves, le gouvernement limite par décret les activités du PCY, tout en laissant siéger ses députés. Le parti est interdit l'année suivante après une tentative d'assassinat du régent par un militant communiste[263]. En 1921, une scission du Parti social-démocrate tchécoslovaque donne naissance au Parti communiste tchécoslovaque[264]. Le Parti communiste de Chypre est fondé en 1926[265].
En Amérique latineModifier
En Amérique latine, le Parti communiste d'Uruguay naît en 1921 d'une scission du Parti socialiste[224] ; au Chili le Parti ouvrier socialiste se rebaptise en janvier 1922 Parti communiste du Chili ; en Argentine, le Parti socialiste internationaliste, scission en janvier 1918 du Parti socialiste argentin, adhère en mai 1919 à l'Internationale communiste et devient ensuite le Parti communiste argentin[266]. À Cuba, les différents groupes communistes se réunissent en 1925 au sein d'un premier mouvement, l'Union révolutionnaire communiste, qui s'illustre dans l'opposition au régime de Gerardo Machado. Comprenant de nombreux étrangers immigrés à Cuba, notamment des travailleurs juifs ne parlant pas espagnol, ce parti n'est admis au sein de l'Internationale communiste qu'à partir de 1927, probablement du fait de son identité nationale incertaine[267]. Le Parti communiste de l'Équateur naît en 1926 et adhère à l'IC deux ans plus tard. Le Parti communiste péruvien et le Parti communiste paraguayen apparaissent en 1928, le Parti communiste colombien et le Parti communiste salvadorien en 1930, le Parti communiste du Venezuela et le Parti communiste du Costa Rica en 1931[224].
En ChineModifier
Si l'Indien M. N. Roy est, à l'époque de la fondation de l'Internationale communiste, le militant communiste asiatique le plus connu, c'est en Chine et non aux Indes britanniques que le communisme connaît sa progression la plus importante en Asie. La Chine, depuis le début du XIXe siècle, est très affaiblie politiquement et a connu de nombreuses humiliations internationales qui l'ont conduite à devenir la « semi-colonie » de diverses puissances étrangères[268]. Les idées socialistes venues d'Occident gagnent progressivement au début du XXe siècle les milieux intellectuels et politiques, notamment au sein du courant républicain et nationaliste, sans les dominer pour autant[269]. La chute de l'Empire Qing à la suite de la révolution de 1911 ne permet pas au pays de retrouver une autorité centrale forte et, à partir de 1916, la république de Chine connaît une nouvelle période de chaos politique durant l'ère des seigneurs de la guerre. En réaction à ce contexte, le nationalisme chinois gagne en puissance au sein de la jeunesse à partir de 1919, via le mouvement du 4-Mai : des groupes de sympathisants marxistes apparaissent dans le sillage de cette mouvance[268].
La Russie soviétique et le Kuomintang (KMT), parti nationaliste dirigé par Sun Yat-sen, nouent une politique d'alliance : le Komintern s'emploie dès lors à favoriser la naissance en Chine d'un parti communiste, destiné à s'allier au Kuomintang. Les différents groupes de sympathisants communistes, issus notamment du mouvement du 4-Mai, se rapprochent les uns des autres. Avec l'aide de Mikhaïl Borodine, envoyé du Komintern, le Parti communiste chinois (PCC) organise son congrès fondateur en juillet 1921 à Shanghai. Le premier secrétaire général du parti chinois est Chen Duxiu ; Mao Zedong assiste au congrès fondateur du Parti en tant que délégué d'un groupe du Hunan. Le PCC, qui ne compte que 200 militants en 1922, est alors une formation infiniment plus modeste que le Kuomintang : dès lors, le Komintern encourage les communistes chinois à adhérer au KMT en pratiquant la double appartenance, tout en demeurant étroitement alliés avec les nationalistes au sein d'un Front uni. Borodine obtient notamment que le militant communiste Zhou Enlai prenne la tête du département politique de l'Académie militaire de Huangpu, qui doit former l'armée du Kuomintang[270]. L'URSS, qui fonde de grands espoirs sur ses opérations en Chine, apporte une aide décisive au parti nationaliste chinois. L'université Sun Yat-sen de Moscou, spécialement destinée à la formation des cadres politiques chinois, accueille des membres du KMT comme du PCC. Tchang Kaï-chek, chef militaire du KMT, perfectionne sa formation à Moscou et bénéficie du soutien de Borodine. Sous l'influence de ce dernier, le PCC se développe rapidement et commence à devenir un mouvement révolutionnaire solidement structuré[271].
Dans le reste de l'Asie et en AfriqueModifier
En Extrême-Orient, le Parti communiste japonais se constitue en juillet 1922 mais est aussitôt contraint à la clandestinité ; la « loi de préservation de la paix » de 1925 vise ensuite tout particulièrement les socialistes et les communistes japonais[272]. Dans la Corée colonisée par le Japon, le Parti communiste de Corée, formé en avril 1925, est lui aussi réduit à la clandestinité par les lois japonaises[273] : engagés dans le combat indépendantiste contre les Japonais, les communistes coréens mènent des actions de guérilla mais la répression contraint beaucoup d'entre eux à se réfugier en URSS au fil des années[274]. Le Parti communiste philippin, formé en 1930, est interdit deux ans plus tard par la Cour suprême du Commonwealth des Philippines, puis à nouveau autorisé en 1937[275],[276].
L'un des émissaires du Komintern en Asie, le vietnamien Nguyễn Ái Quốc (futur Hô Chi Minh), est chargé d'organiser les organisations communistes de la région, comme le Parti communiste malais (fondé en 1930 en Malaisie britannique) et les différents groupes thaïlandais (le Parti communiste thaïlandais proprement dit n'est formé qu'en 1942) tout en s'efforçant de les faire sortir des limites de la diaspora chinoise où ils comptent l'essentiel de leurs membres. En février 1930, Nguyễn Ái Quốc fonde à Hong Kong, avec d'autres exilés, le Parti communiste vietnamien : l'IC impose rapidement au PCV de se rebaptiser Parti communiste indochinois, dans l'espoir de séduire les autres peuples de l'Indochine française en affirmant une visée indépendantiste à l'échelle de toute la péninsule. Le recrutement du Parti reste cependant, dans les années suivantes, essentiellement vietnamien[277].
Au Moyen-Orient, l'Internationale communiste mise sur les luttes nationales, mais les partis communistes créés dans la région éprouvent de grandes difficultés à s'implanter durablement. Le Parti communiste palestinien, créé en Palestine mandataire, est entièrement dirigé par des Juifs de Palestine qui, ne parlant pas l'arabe, ont bien du mal à suivre les consignes d'« arabisation » de l'Internationale[278]. L'activisme communiste dans le monde arabe, qui mise sur la création de « Partis nationalistes révolutionnaires » arabes, se déroule dans des conditions aux limites de l'isolement[279]. L'Afrique est, dans l'entre-deux-guerres, un continent négligé par le Komintern. Les quelques partis qui y apparaissent sont surtout formés de militants d'origine européenne, comme le Parti communiste sud-africain dont les cadres sont blancs (il réussit cependant assez vite à attirer des militants noirs[280]). Le Parti communiste algérien est quant à lui formé à l'origine en tant que section du PCF en Algérie française : ce n'est que très progressivement qu'il acquiert une certaine autonomie et s'ouvre à des indigènes musulmans[281].
Assez vite, dans le courant des années 1920, l'Internationale communiste réduit ses activités en direction des peuples extra-européens et colonisés, dont elle juge le potentiel révolutionnaire insuffisant et l'orientation trop réactionnaire[282]. Les « déviations » comme celle de Sultan-Galiev sont réprimées. Dès 1921, la Russie signe avec le Royaume-Uni un accord commercial, qui comporte une clause par laquelle elle s'engage à s'abstenir de toute propagande qui pourrait nuire aux intérêts britanniques en Asie. Les Soviétiques s'emploient ensuite principalement, en Asie, à instrumentaliser les mouvements nationaux, ou du moins à choisir lesquels doivent être soutenus. Malgré les protestations de militants issus de pays colonisés — comme Nguyễn Ái Quốc, M.N. Roy ou le Malais Tan Malaka — le Komintern s'en tient à une position européo-centrée, en considérant que seul l'Occident est à même de mener à bien une « révolution sociale », tandis que les mouvements orientaux sont voués à ne mener que des « révolutions nationales »[243].
À partir de 1928, Staline concentre l'essentiel de son attention sur l'Europe. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, et notamment à partir de la victoire des communistes chinois en 1949, que l'URSS fait le choix d'une politique ouvertement tiers-mondiste en soutenant fortement les mouvements de libération nationale dans le contexte de la décolonisation[282].
Les tendances communistes minoritairesModifier
Dans le même temps, des dissensions persistent dans le camp communiste face à l'autoritarisme des conceptions léninistes, tout particulièrement en ce qui concerne le rôle dirigeant du Parti et le devoir d'obéissance aux consignes du Komintern. Une partie de ces dissidences constituant la mouvance dite de la Gauche communiste : certains militants marxistes, qui se réclament du luxemburgisme — c'est-à-dire des idées de Rosa Luxemburg — prônent la prise en main du prolétariat par lui-même, via notamment des conseils ouvriers, plutôt que par des partis politiques. Le néerlandais Anton Pannekoek, qui s'affirme comme l'un des principaux théoriciens du communisme de conseils, est exclu du Komintern en 1921. Herman Gorter l'est à son tour pour avoir publié Lettre à Lénine, texte dans lequel il dénonçait l'absence de liberté au sein des partis, ainsi que la pratique de ceux-ci[283],[284]. Paul Levi occupe un temps la présidence du KPD : fidèle à l'héritage de Rosa Luxemburg dont il a été le compagnon, il se montre méfiant vis-à-vis des directives de l'Internationale ; mais, contesté en interne par un ensemble d'adversaires, il quitte la direction du Parti dès le début de 1921. Quelques mois plus tard, il est exclu du Parti pour avoir critiqué le rôle des envoyés du Komintern lors de la tentative de soulèvement de mars. Levi fonde ensuite le courant Communauté de travail communiste, qui constitue une première scission du KPD, puis finit par réintégrer le SPD[285],[219]. Toujours en Allemagne, Herman Gorter fonde le Parti communiste ouvrier d'Allemagne (KAPD), qui regroupe les « conseillistes » du KPD. Le KAPD et différents groupes dans la mouvance de la gauche communiste se fédèrent en créant en 1922 l'Internationale communiste ouvrière[286], mais celle-ci n'a qu'une existence éphémère[287]. Très critique envers le « capitalisme d'État » soviétique où les travailleurs ne contrôlent pas plus les moyens de production que sous l'ancien régime, les « conseillistes » dénient toute légitimité aux partis, considérant que les structures ne peuvent qu'être temporaires et que c'est à la classe ouvrière dans son ensemble de faire la révolution. Des groupes conseillistes apparaissent notamment en Allemagne, mais le communisme de conseils, qui n'a, par définition, pas vocation à s'incarner dans des organisations, est historiquement vaincu dès 1921[288]. Le « luxemburgisme », malgré son aura auprès de certains intellectuels et militants, n'a qu'une influence réduite et c'est plutôt le trotskisme qui incarne, par la suite, un courant communiste dissident possédant un relatif rayonnement[289].
En France, l'un des fondateurs du parti communiste, Ludovic-Oscar Frossard, le quitte au début de 1923. Lui et ses partisans rejoignent un groupe dissident, l'Union socialiste communiste ; il finit par revenir à la SFIO dès 1924[290],[291]. Devant l'évolution du régime soviétique et la « bolchévisation » des partis, des figures venues du syndicalisme révolutionnaire — comme en France Alfred Rosmer et Pierre Monatte — s'éloignent également du Komintern dans les années 1920[288]. L'italien Amadeo Bordiga adopte lui aussi des positions « de gauche », mais de l'intérieur du Komintern dont il demeure membre durant les années 1920[292].
Par ailleurs, en Allemagne, des militants comme Ernst Niekisch — qui avait participé à la république des conseils de Bavière — tentent une synthèse entre nationalisme prussien et bolchevisme : cette tendance, surnommée le « national-bolchevisme », ne donne pas naissance à un mouvement politique d'envergure notable, mais séduit certains cercles intellectuels et des associations de jeunesse, ainsi que la gauche du Parti nazi. Niekisch, devenu nationaliste par hostilité à la politique pro-occidentale du gouvernement de Weimar, considère le marxisme soviétique comme un déguisement utilisé par le nationalisme russe pour mieux affronter le capitalisme occidental et salue en Staline le seul vrai héritier de Lénine[293],[294],[295].
Réorganisation du KominternModifier
Au cours des années 1920, l'Internationale communiste s'emploie à homogénéiser le fonctionnement des partis communistes nationaux selon le modèle bolchevik en surveillant à la fois leur appareil et leur conformité idéologique. Si de nombreux cadres étrangers — par ailleurs souvent exilés de leurs pays — participent aux instances de l'IC, comme le Finlandais Otto Wille Kuusinen, l'Italien Palmiro Togliatti, le Hongrois Mátyás Rákosi, le Suisse Jules Humbert-Droz ou le Bulgare Georgi Dimitrov, les principaux responsables de l'organisation sont, jusqu'en 1934, des Soviétiques (Zinoviev, Boukharine, Molotov puis Manouïlski). Les cadres d'Europe occidentale sont relativement peu nombreux à gravir la hiérarchie de l'IC, le Français André Marty étant un contre-exemple[296].
Des émissaires du Komintern, comme Eugen Fried en France dans les années 1930, sont envoyés conseiller les cadres communistes des partis nationaux. En 1924, le cinquième congrès de l'Internationale ouvre la phase dite de « bolchevisation » des partis, qui vise, après l'échec des révolutions européennes, à réorganiser l'action des partis en entreprise, à structurer les cellules locales et à renforcer la discipline idéologique, afin que les partis, encore faibles pour la plupart sur les plans électoral et organisationnel, soient aptes à saisir les prochaines occasions révolutionnaires. La réalisation hâtive de la bolchevisation, en 1924-1925, cause des remous dans la plupart des partis communistes[296],[236].
L'Internationale communiste crée au fil des années un ensemble de structures destinées à devenir des organisations de masse pouvant concurrencer les mouvements de la social-démocratie. À la suite de son troisième congrès en 1921, l'IC fonde l'Internationale syndicale rouge (ISR, dite également Profintern), destinée à porter la parole communiste dans le monde du travail. La création de l'ISR se situe dans le contexte du changement de stratégie qui a suivi l'échec de la vague révolutionnaire en Europe. La rupture de plus en plus prononcée avec les libertaires, puissants dans le syndicalisme, impose de se trouver d'autres relais parmi les travailleurs. À sa création, l'ISR revendique des représentations dans 41 pays et des liens avec 17 millions de syndiqués, chiffres apparemment très exagérés ; l'organisation hésite en outre entre créer de nouvelles organisations ou travailler à l'intérieur des syndicats réformistes. Les résultats obtenus par l'Internationale syndicale rouge sont très mitigés et elle ne parvient réellement à marquer des points qu'en France, grâce à l'adhésion en 1922 de la CGTU, dont l'Internationale communiste s'assure bientôt le contrôle[297]. L'allemand Willi Münzenberg, spécialiste de l'agitprop, est l'un des principaux animateurs et concepteurs des structures annexes de l'Internationale communiste, qui comptent notamment avec les années l'Internationale des jeunes communistes, l'Internationale paysanne rouge (Krestintern), le Secours rouge international (MOPR), le Secours ouvrier international, Les Amis de l'URSS ou la Ligue contre l'impérialisme et l'oppression coloniale[298].
Échecs du mouvement communisteModifier
En EuropeModifier
Malgré l'inquiétude qu'elle suscite chez ses adversaires à travers le monde, l'Internationale communiste ne remporte que peu de succès dans le cadre de ses ambitions révolutionnaires. Au cours des années 1920 et 1930, aucune révolution communiste ne réussit et les communistes échouent par ailleurs à endiguer la montée des mouvements fascistes et assimilés[299]. Le coup de force des communistes allemands en avait déjà été un échec : en 1923, la tentative d'organiser une insurrection censée être l'« octobre allemand » tourne à la débâcle[300],[301]. Diverses autres tentatives révolutionnaires se soldent également par des fiascos. Après sa dissolution, le Parti communiste de Yougoslavie se tourne vers des actions terroristes qui n'aboutissent qu'à l'exclusion de ses députés du parlement et à son interdiction totale. Le PCY entame vingt années de clandestinité : son appareil est presque réduit à néant au début des années 1930[302]. Le Parti communiste de Finlande, dont les dirigeants sont réfugiés sur le sol soviétique, tente vainement de fomenter des révoltes armées en Finlande[186]. En septembre 1923, le chef du Parti communiste bulgare, Georgi Dimitrov, organise avec l'aide de l'émissaire du Komintern Vassil Kolarov une insurrection contre le gouvernement : le soulèvement échoue et Dimitrov et Kolarov doivent prendre la fuite, tandis que le PCB est interdit et réprimé. En avril 1925, les communistes bulgares organisent un attentat meurtrier à Sofia, qui entraîne de nombreuses arrestations dans leurs rangs[303].
Au Portugal, l'activisme du Parti communiste portugais n'aboutit qu'à son interdiction en 1926, par le régime de la Dictature nationale ; le PCP entre dans la clandestinité, situation qui se prolonge ensuite durant des décennies sous l'Estado Novo de Salazar. Le Parti communiste d'Italie est parcouru de divisions en pleine ascension du fascisme : Antonio Gramsci parvient à faire mettre en minorité la ligne d'Amadeo Bordiga qui soutient Trotsky mais, en 1926, le PC italien est interdit par le gouvernement de Benito Mussolini comme tous les autres partis d'opposition. La plupart des chefs communistes italiens, dont Gramsci lui-même, sont emprisonnés : le seul membre de la direction du Parti à échapper à l'arrestation est Palmiro Togliatti, qui se trouvait à Moscou en tant que représentant auprès du Komintern. Il devient dès lors secrétaire général du PC italien en exil[304],[305]. Durant son emprisonnement, Gramsci se consacre à l'élaboration d'une œuvre théorique hétérodoxe, s'éloignant de l'économisme traditionnel des marxistes et mettant l'accent sur le rôle de la culture et des arts : les Cahiers de prison de Gramsci, publiés après-guerre, feront ensuite de lui, post mortem, un penseur marxiste très influent[306],[307]. À Chypre, en 1931, après la rébellion contre les autorités coloniales britanniques, le Parti communiste est interdit en même temps que les autres groupes ayant participé à la révolte[265]. En 1936, le Parti communiste de Grèce profite d'importants mouvements sociaux pour préparer, en accord avec les syndicats, une grève générale. Mais, le 4 août, à la veille de la grève, le général Metaxás instaure une dictature avec le soutien du roi Georges II : des milliers de communistes grecs sont arrêtés[308].
En Asie du Sud-EstModifier
Aux Indes orientales néerlandaises, le Parti communiste indonésien (PKI) suscite des émeutes insurrectionnelles en novembre 1926 et janvier 1927. La répression mise en œuvre par les autorités coloniales néerlandaises aboutit au démantèlement et à l'interdiction du PKI, dont les cadres dirigeants sont emprisonnés ou contraints à l'exil[309]. En Indochine française, en 1930, à la faveur d'une grave famine au nord de l'Annam, le Parti communiste indochinois mobilise les paysans, mais la Sûreté générale réprime rapidement le mouvement et multiplie les arrestations de militants communistes[310].
En Amérique latineModifier
En 1932, au Salvador, Agustín Farabundo Martí mène, sans l'aval du Komintern, une insurrection paysanne contre le régime militaire du général Martínez : la répression de la révolte débouche sur un terrible massacre — la matanza — au cours duquel périssent environ 20 000 paysans ; les principaux dirigeants communistes salvadoriens sont exécutés[311]. En 1935, au Brésil, Luís Carlos Prestes organise un soulèvement communiste qui échoue totalement et n'aboutit qu'à la décapitation du Parti communiste brésilien[312].
Début de la guerre civile chinoiseModifier
L'un des plus graves échecs de l'Internationale communiste a lieu en Chine, où le Parti communiste chinois a suivi la consigne d'alliance avec le Kuomintang et d'infiltration de ce parti nationaliste. Alors que l'expédition du Nord est lancée par le Kuomintang pour soumettre les seigneurs de la guerre, les communistes participent à l'opération de reconquête du pays et s'attirent de nombreux sympathisants dans la population, jouant un rôle décisif dans la prise de contrôle de Shanghai. Mais en avril 1927, Tchang Kaï-chek, que les Soviétiques considéraient comme un allié, réalise un coup de force pour prendre le contrôle du KMT, purger les éléments de gauche de son parti et éliminer les communistes dont il redoute la montée en puissance : le massacre de Shanghaï, suivi d'autres actions de répression, décime les rangs communistes chinois et brise l'alliance PCC-Kuomintang. Mikhaïl Borodine et M. N. Roy, les émissaires du Komintern en Chine, doivent prendre la fuite : les ambitieuses visées soviétiques en Chine semblent alors totalement ruinées. Les communistes chinois ne désarment cependant pas et, lors du soulèvement de Nanchang, une partie des soldats et officiers communistes de l'Armée nationale révolutionnaire du Kuomintang, parmi lesquels Zhou Enlai, se rebelle et constitue l'embryon de l'Armée rouge chinoise. Mao Zedong mène quant à lui, sans succès, le soulèvement de la récolte d'automne dans le Hunan et le Jiangxi. La guerre civile chinoise, que les communistes chinois mènent par leurs propres moyens, se poursuit dans les années qui suivent[270].
Stalinisation du communisme internationalModifier
Mort et succession de LénineModifier
Le , Lénine est victime d'une attaque. Il reprend ses fonctions à l'automne. Durant sa convalescence, le président du Conseil des commissaires du peuple s'inquiète des conceptions et de la personnalité de Staline, nommé en avril secrétaire général du Parti communiste, et dont il lui apparaît qu'il concentre désormais entre ses mains un pouvoir excessif. En , il commence à dicter un ensemble de notes, désignées par la suite sous le nom de « testament de Lénine », qu'il envisage de faire lire, ou de présenter lui-même, au congrès du Parti et dans lesquelles il préconise entre autres un remplacement de Staline au secrétariat général par une personnalité moins brutale et plus consensuelle. Mais, le , une nouvelle attaque le terrasse et le laisse paralysé et muet[313]. Le XIIe congrès du Parti s'ouvre quelques semaines plus tard et manifeste une unité de façade ; Trotsky préfère s'abstenir d'attaquer Staline de front. Mais à l'automne, la crise éclate au sein du Parti à la suite d'une proposition, faite au Plénum du Comité central et visant à renforcer la surveillance du Parti pour prévenir d'éventuelles factions. Trotsky envoie le 8 octobre une lettre au Comité central dans laquelle il fustige la « dictature de l'appareil », dénonce la bureaucratisation du Parti communiste et annonce son intention d'en appeler à l'ensemble des militants. Une semaine plus tard, ces idées sont reprises dans une lettre signée par 46 vétérans de la révolution[314]. Trotsky et ses alliés, qui se réclament de l'héritage léniniste en se baptisant « bolchevik-léninistes », sont également désignés par la suite du nom d'Opposition de gauche[315]. C'est à cette époque, en 1923-1924 que le terme « trotskystes » se banalise dans le vocabulaire politique pour désigner les partisans — réels ou supposés — de Trotsky, le mot étant tout d'abord principalement utilisé par les adversaires de ce dernier[316]. Au sein du Politburo, Staline s'appuie notamment sur Zinoviev et Kamenev, inquiets des ambitions de Trotsky : le camp de Staline n'a aucune difficulté à faire condamner par une très large majorité du Comité central la position de Trotsky — connu pour son autoritarisme et se proclamant maintenant apôtre de la démocratie au sein du Parti — et des 46 signataires. La XIIIe conférence du Parti se tient du 16 au , en l'absence de Trotsky malade, et condamne le « révisionnisme anti-bolchevique » et la « déviation anti-léniniste » de l'Opposition de gauche. Des points de règlements, prévoyant des sanctions plus graves pour les factions, sont adoptés, tandis que divers partisans de Trotsky sont envoyés en poste à l'étranger[317],[318].
Lénine meurt le . Sur ordre du Politburo, son corps est conservé dans la glace en attendant de pouvoir être embaumé, puis exposé au sein d'un Mausolée construit à cet effet. La personnalité et les écrits de Lénine sont désormais présentés dans des termes quasiment religieux, l'idéologie léniniste, codifiée par Zinoviev et Staline, étant considérée à l'égal d'un texte sacré. Le léninisme est proclamé « idéologie légale exclusive de l'État soviétique ». Pour Boris Souvarine, « désormais, le léninisme sera la rigoureuse observance rétrospective et formelle de l'œuvre léninienne imprimée, valable ou caduque, obscure ou contradictoire. Bible nouvelle découpée en versets comme s'il s'y trouvait autant de réponses définitives à toutes les questions posées par l'histoire ». Staline s'institue « premier auteur classique » de l'idéologie léniniste en publiant Fondements du léninisme, recueil de conférences dans lesquelles il expose un condensé de son cru de la pensée de Lénine. Le terme marxisme-léninisme apparaît avec les années pour désigner la lecture léniniste du marxisme, mise en orthodoxie par Staline[319],[320],[321]. L'interprétation stalinienne de la théorie marxiste aboutit à une « pétrification » de celle-ci, où la succession nécessaire des cinq grands « modes de production » aboutit de manière inéluctable à la victoire du socialisme, puis au « communisme », le Parti communiste jouant le rôle de l'avant-garde[322] ; le matérialisme dialectique, désormais considéré comme une doctrine à laquelle les sciences elles-mêmes doivent être subordonnées, est décrété philosophie obligatoire de tout communiste[323].
Victoire de Staline sur ses rivauxModifier
Après la défaite de l'Opposition de gauche et le départ de Trotsky du Conseil des commissaires du peuple en 1925, la « troïka » formée contre Trotsky par Staline, Kamenev et Zinoviev commence à se fissurer. Zinoviev, responsable du Parti à Leningrad, critique notamment la conception de la NEP par Staline et Boukharine. Au XIVe congrès du Parti, en , Kamenev dénonce la « gestion dictatoriale » de Staline ; ce dernier fait cependant approuver son rapport d'activité par le congrès. Une commission, présidée par Molotov, se charge ensuite de réorganiser le Parti à Leningrad : Zinoviev est démis de son poste et remplacé par Kirov. Un front hétéroclite des adversaires de Staline, désigné sous le nom d'Opposition unifiée, se forme alors : il regroupe entre autres Zinoviev, Kamenev, Trotsky, Radek, Antonov-Ovseïenko et différents représentants de l'Opposition ouvrière. Les opposants, dont l'unité est fragile, s'emploient à diffuser leur propagande au sein du Parti mais Staline parvient à réorganiser le Politburo à son avantage : l'activité de l'opposition est surveillée de près par le Guépéou, la police secrète qui a remplacé la Tchéka en 1922. L'Opposition unifiée perd bientôt sa cohésion et en octobre 1926, six de ses dirigeants, dont Trotsky, Zinoviev et Kamenev, publient une déclaration désavouant leurs propres « activités fractionnelles ». Le plenum du Comité central, quelques jours plus tard, sanctionne les opposants désormais discrédités : Trotsky et Kamenev sont exclus du Politburo. Quant à Zinoviev, ses jours à la tête de l'Internationale communiste sont comptés et il est remplacé par Boukharine en décembre. Trotsky tente à nouveau de réorganiser l'opposition l'année suivante mais, le , lui et Zinoviev sont exclus du Parti communiste ; Kamenev est quant à lui exclu du Comité central. Certains opposants, comme Kamenev et Zinoviev, font leur autocritique, Trotsky et la plupart des autres s'y refusant. En janvier 1928, Trotsky est exilé à Alma-Ata avec 30 autres oppositionnels[324].
À l'hiver 1927-1928, le gouvernement soviétique est confronté à la « crise des collectes », une chute catastrophique des livraisons de produits agricoles. Staline a recours à des mesures d'urgences pour remédier à la situation ; il décide alors d'abandonner la coopération avec la paysannerie, qu'il juge responsable de la crise, en mettant fin à la NEP et collectivisant le monde rural, qui devra être réorganisé sous la forme d'exploitations collectives qui constitueraient des « forteresses du socialisme », les kolkhozes (coopératives agricoles) et les sovkhozes (fermes d'État). Le retour à une politique de réquisitions, c'est-à-dire à des pratiques de la guerre civile, crée des résistances au sein du CC : Nikolaï Boukharine conteste notamment les conclusions de Staline en matière économique. En , Staline fait condamner par un vote unanime du Politburo et du CC la « déviation droitière », sans encore attaquer ses adversaires de front. Peu après, en janvier 1929, saisissant l'occasion de la publication par Trotsky d'un appel à la « lutte des communistes du monde entier » contre le projet stalinien, il fait expulser son rival d'URSS pour activités « anti-soviétiques »[325],[326],[327].
En avril 1929, le Plénum du CC consacre la défaite de l'« opposition de droite » de Boukharine, Rykov et Tomski. Staline fustige publiquement dans un discours le « soutien aux koulaks » de Boukharine. Le plan quinquennal prévoyant la collectivisation de 20 % des foyers paysans et une industrialisation accrue, est adopté ; la NEP appartient définitivement au passé. Boukharine est démis de ses fonctions au Komintern et de la direction du quotidien officiel la Pravda, Tomski de la direction des syndicats et Rykov démissionne de la présidence du Sovnarkom. Boukharine — bientôt également démis du Politburo — et ses partisans sont soumis à une campagne de presse d'une rare violence qui fustige leur collusion avec les « éléments capitalistes » et les « trotskystes ». À l'occasion de la défaite de l'opposition, Staline peut entamer sa politique de « Grand Tournant » sous les apparences de l'unanimité au sein du Parti communiste. Un culte de la personnalité se développe autour de lui : en décembre 1929, à l'occasion de son 50e anniversaire, il est salué comme « le théoricien le plus éminent du léninisme », « le Lénine d'aujourd'hui » et un « génie dont les immenses qualités sont indispensables à la classe ouvrière ». Toute forme d'opposition est désormais bannie du Parti communiste et les « déviationnistes » sont assimilés à des traîtres ; Rykov et Tomski sont contraints à des autocritiques humiliantes[328].
Disposant désormais d'un pouvoir sans limite sur les nominations et révocations des membres de l'appareil soviétique, Staline opère de multiples réorganisations, limogeages et changements d'affectation qui l'assurent de la présence de ses fidèles aux postes-clé[329].
Renforcement du contrôle sur les partis communistesModifier
Le contrôle sur l'Internationale communiste est également renforcé. Bien que le gouvernement soviétique assure officiellement que le Komintern n'est qu'une organisation « de caractère privé » sur laquelle il n'a aucune prise[330], les activités des partis communistes nationaux sont, dans les faits, soumis à une stricte surveillance de la part des envoyés de Moscou[331]. En 1928, au VIe congrès du Komintern, Staline déclare ouvertement que les intérêts de chaque parti communiste sont subordonnés à ceux de l'URSS : « Est authentiquement révolutionnaire celui qui est prêt à défendre l'Union soviétique sans réserve, ouvertement, inconditionnellement ». En 1929-1930, l'Internationale est fermement reprise en main par des fidèles de Staline comme Dmitri Manouïlski et Viatcheslav Molotov[332]. L'École internationale Lénine, fondée en 1926 à Moscou, assure dans l'entre-deux-guerres la formation de milliers de cadres de l'IC et la diffusion du modèle politique soviétique[333].
La « bolchevisation » des partis communistes nationaux, entamée dès 1924, entraîne de nombreux conflits à l'intérieur de ceux-ci, avec, au cours des années 1920 et 1930, des évolutions incessantes des structures de direction. Un nombre considérable d'adhérents et de cadres sont mis à l'écart dans tous les partis communistes, par un processus de sélection et de formation au sein des élites dirigeantes[334]. Les personnalités jugées trop indépendantes qui ne suivent pas d'assez près la ligne dominante sont évincées : Boris Souvarine est exclu par le Komintern dès 1924 pour avoir pris la défense de Trotsky ; il adopte par la suite une démarche d'historien très critique du mouvement communiste[335]. Le théoricien conseilliste allemand Karl Korsch tente, en 1926, de s'allier à l'italien Amadeo Bordiga, principale figure de la Gauche communiste à faire encore partie du Komintern, pour fédérer les communistes de gauche — soit aussi bien l'aile gauche de partis comme le KPD que les partis sortis du Komintern comme le KAPD — au sein d'une « fraction internationale » qui soutiendrait l'opposition interne en URSS. Sa proposition se heurte à la fois à l'attitude réservée de Bordiga et à l'hostilité des groupes d'ultragauche allemands. L'échec du projet de Korsch, et l'arrestation de Bordiga par le régime fasciste italien — qui prive la gauche du Komintern de sa principale figure — mettent fin à la dernière tentative de constituer une opposition « gauchiste » au sein de la IIIe Internationale[336]. La gauche du KPD est définitivement vaincue en 1927 ; Ruth Fischer et Arkadi Maslow, cadres dirigeants du Parti communiste d'Allemagne, sont exclus en tant que partisans de Zinoviev. Amadeo Bordiga, libéré mais toujours sous surveillance policière, est finalement exclu en 1930 du PC italien en exil, pour « gauchisme ». Bien que se voulant fidèle à une ligne léniniste, il se pose désormais en opposant à l'URSS, qu'il considère comme un « État capitaliste » ; l'ensemble des différents courants se réclamant de sa pensée est par la suite désigné sous le nom de bordiguisme[283]. Au sein du Parti communiste français — affaibli par la baisse de ses effectifs et isolé face à la SFIO — l'interdiction de tout droit de critique entraîne des protestations. En 1926, le Komintern réorganise la direction du parti, tout d'abord au profit de Pierre Semard. Le PCF connaît cependant bientôt de nouveaux remous : Henri Barbé et Pierre Célor, membres du Bureau politique, sont exclus pour activités « fractionnelles » en 1931. Un nouveau secrétariat du PC français, composé de Maurice Thorez, Jacques Duclos et Benoît Frachon, est ensuite formé[337]. La ligne du Komintern, donc de l'URSS et plus précisément de Staline, prime largement sur les intérêts des partis nationaux : quand Ernst Thälmann, dirigeant du Parti communiste d'Allemagne, est destitué par une vote du comité central de son parti pour avoir couvert une affaire de détournement de fonds, l'Internationale communiste impose qu'il soit maintenu à son poste. Ce sont au contraire les adversaires de Thälmann au sein de la direction du KPD qui sont ensuite privés de leurs fonctions[338].
La domination stalinienne sur le mouvement communiste continue d'entraîner des résistances et des scissions au sein des partis nationaux. En 1928, des dissidents du Parti communiste d'Allemagne — dont ses anciens dirigeants exclus, Heinrich Brandler et August Thalheimer — forment le Parti communiste d'Allemagne - opposition ; en 1929, la majorité des cadres du Parti communiste de Suède rompt avec le Komintern et fait sécession en fondant un nouveau Parti socialiste, tandis que les partisans de Moscou restent au PC ; en Espagne apparaissent la Gauche communiste d'Espagne et le Bloc ouvrier et paysan, deux partis opposés au Parti communiste d'Espagne, qui fusionnent en 1935 pour former le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM). Une partie des communistes opposés à la stalinisation du Komintern — dont Brandler et ses partisans, ainsi que le POUM — se regroupent au sein de l'Opposition communiste internationale, basée à Paris. Celle-ci se désagrège cependant au cours des années 1930, pour s'unir en 1938 avec le Centre marxiste révolutionnaire international (ou « Bureau de Londres ») et disparaître au début de la Seconde Guerre mondiale[339],[340].
Malgré leurs efforts, les contestataires demeurent une minorité. Dans la plupart de cas, le contrôle exercé par l'URSS, via le Komintern, sur les PC nationaux ne se dément pas durant tout l'entre-deux-guerres[341] ; le communisme apparaît, sous sa forme dominante, comme un « système international centralisé à l'intérieur duquel le Parti russe joue un rôle dirigeant »[342].
Politiques staliniennes en URSS : collectivisation, industrialisation et campagnes de terreurModifier
De la persécution des koulaks aux grandes faminesModifier
Joseph Staline, ayant désormais les mains libres après l'élimination politique de ses adversaires, se lance dans une politique de collectivisation accrue. Le Plan quinquennal est soumis à une série de révisions à la hausse. Les mauvais résultats agricoles de 1928-1929, qui entraînent des situations de pénurie, et l'échec de la campagne de collectes suivante, sont attribuées par Staline à l'action des « koulaks ». À l'été 1929, la collectivisation est intensifiée pour lutter contre les « capitalistes ruraux ». Staline, dans le cadre de sa politique de « grand tournant », fait adopter un plan irréaliste de croissance industrielle et de collectivisation accélérée[343].
L'une des rares innovations théoriques de Staline, avec le socialisme dans un seul pays[321], est l'idée que la lutte des classes est destinée à s'accroître après la « prise du pouvoir par le prolétariat ». Cette conception l'amène à gouverner l'URSS selon une logique de « guerre totale » permanente[344]. Face aux résistances paysannes à la collectivisation, le dirigeant soviétique décide la « liquidation des koulaks en tant que classe »[345]. Des classifications abusives et incohérentes de diverses catégories de « koulaks » ou supposés tels sont établies, ouvrant la voie à de multiples abus. Des dizaines de milliers de paysans moyens sont « dékoulakisés », c'est-à-dire arrêtés par le Guépéou et déportés. Entre la fin de 1929 et le début de 1932, près de deux millions de paysans sont déportés, le pic se situant en 1930-1931 avec 1 800 000 personnes envoyées dans des régions inhospitalières (Oural, Sibérie, Kazakhstan…) ou sur des grands chantiers[346],[347]. Les déportations continuent dans les années suivantes. En certaines occasions, comme lors de l'« affaire de Nazino », les transferts de populations sont organisés de telle manière que les déportés, une fois arrivés à destination, sont abandonnés à une mort certaine[348].
À la même époque, le système concentrationnaire soviétique est réorganisé et prend le nom de Goulag, d'après l'acronyme russe signifiant Direction principale des camps qui désigne son administration centrale. De nombreux camps se trouvent dans les régions les plus reculées du pays, notamment en Sibérie et plus particulièrement dans la Kolyma. Initialement créé comme un service rattaché au Guépéou, le Goulag devient un véritable « État dans l'État » à mesure que l'appareil concentrationnaire change d'échelle avec la collectivisation et la dékoulakisation[349].
À l'été 1931, la campagne de collectes enregistre de mauvais résultats, ce qui provoque des réquisitions massives et autoritaires, tandis que les paysans tentent de conserver une partie de leur récolte. Le pouvoir stalinien réprime massivement les récalcitrants : les groupes ethniques et sociaux censés menacer la stabilité du régime sont quant à eux ciblés de manière préventive et collective. La politique suivie par le gouvernement soviétique a des conséquences catastrophiques : une terrible famine ravage plusieurs régions du pays et fait, principalement en Ukraine — république très touchée par les réquisitions — dans le Nord du Caucase et au Kazakhstan, environ 6 millions de victimes[350],[351]. En Ukraine, cette période, désignée du nom d'Holodomor, joue par la suite un rôle fondamental dans la mémoire historique du pays, au point que la thèse d'une famine délibérément provoquée par Staline pour soumettre définitivement une région jugée insoumise est largement répandue. Environ 30 % du groupe ethnique ukrainien disparaît. Si la famine, qui touche plusieurs autres régions soviétiques, ne paraît pas avoir été sciemment provoquée en Ukraine par Staline, le dirigeant soviétique l'a par contre utilisée pour briser la résistance de la paysannerie ukrainienne et le « nationalisme » séparatiste des Ukrainiens. L'appareil du Parti ukrainien est purgé et près d'un million d'Ukrainiens sont déportés[352].
Le Ier Plan quinquennal, dont la variante révisée à la hausse est adoptée en 1929, entraîne une industrialisation intensive en URSS, donnant la priorité à l'industrie lourde. Au cours du Ier Plan, le nombre d'ouvriers en URSS passe de 3,7 à 8,5 millions, beaucoup étant des paysans fuyant la collectivisation. Un vaste prolétariat urbain, souvent déraciné, se forme. Dans le même temps, les autorités favorisent la promotion à grande échelle d'ouvriers à des postes de responsabilité, formant une « intelligentsia technique » tandis qu'est mise en avant la lutte contre les spécialistes « bourgeois » et les « saboteurs ». L'industrie lourde connaît une forte croissance, mais l'industrie légère et la production des biens de consommation sont négligées. L'industrialisation se fait en outre sans tenir compte des coûts et entraîne une forte inflation[353].
Autres transformations de la société soviétique sous StalineModifier
Photo Ivan Shagin
Si les objectifs économiques sont loin d'être tous atteints, le pouvoir communiste parvient cependant à transformer en profondeur la société soviétique, en favorisant la mobilité sociale, ce qui lui permet de gagner l'allégeance des citoyens qui en bénéficient : de nombreux paysans rejoignent la classe ouvrière tandis que de nombreux ouvriers accèdent à des postes à responsabilité, offrant à leurs familles des possibilités de progression sociale. Un effort important est fourni pour développer l'éducation et l'alphabétisation : la proportion d'adultes sachant lire et écrire passe de moins de 40 % avant la révolution à 95 % pour les hommes et 79 % pour les femmes, bien que les chiffres officiels soient peut-être exagérés. Les groupes ethniques de l'URSS continuent cependant d'avoir un accès inégal à l'éducation, les Russes étant bien plus avancés dans ce domaine que les Ouzbeks, les Tchétchènes ou les Kirghizes[174].
Les droits des femmes sont l'une des principales conquêtes de la révolution : les femmes ont notamment obtenu le droit à exercer un travail salarié. Ces droits connaissent cependant, comme la représentation des femmes dans la propagande officielle, des variations au gré des impératifs politiques : l'avortement, autorisé après la révolution, est à nouveau interdit en juin 1936 dans le cadre d'une politique nataliste souhaitée par Staline[354]. La place de la femme dans la société et la propagande soviétiques oscille entre d'une part la valorisation de la militante et de la « travailleuse de choc » et d'autre part celle de la maternité, sans évacuer la hiérarchie entre le féminin et le masculin. La société soviétique tend cependant à voir se généraliser le cumul entre maternité et travail salarié, anticipant sur ce point la tendance dans les pays occidentaux[355].
La persécution des religions - notamment, mais pas uniquement, l'église orthodoxe russe - atteint des sommets sous Staline. Outre la propagande antireligieuse que le Parti communiste et ses organisations affiliées - notamment la Ligue des militants athées - se chargent de diffuser, un ensemble de mesures contre la religion est pris : les publications religieuses sont interdites, de même que de multiples célébrations. De nombreux membres du clergé sont soumis à des mesures vexatoires, voire purement et simplement arrêtés et envoyés en camp de travail. Au moment de la grande terreur des années 1930, des dizaines de milliers de prêtres et de fidèles sont exécutés. La pratique religieuse demeure en théorie autorisée, mais la grande majorité des lieux de culte sont fermés de manière arbitraire[356].
Des premières purges staliniennes à la grande terreurModifier
Au milieu des années 1930, Staline, autour duquel se développe un culte de la personnalité de plus en plus marqué[357], affermit encore son contrôle sur le Parti. Le XVIIe congrès du PC, en 1934, dresse un bilan victorieux du « Grand Tournant » : durant ce « congrès des vainqueurs », Staline est qualifié de « chef des classes ouvrières du monde entier », d'« incomparable génie de notre époque », voire de « plus grand homme de tous les temps et de tous les peuples ». Il obtient néanmoins, à bulletins secrets, moins de voix au Comité central que certains de ses collègues, comme Sergueï Kirov. L'année 1934 alterne de manière contradictoire des périodes de répression et de détente[358]. Une loi sur la trahison de la patrie, adoptée en juin, prévoit une échelle de sanctions incluant la déportation et la peine de mort, sans définir clairement en quoi consiste la « trahison de la patrie » ; elle étend en outre la responsabilité aux familles des condamnés. Le 1er décembre 1934, Kirov est assassiné, ce qui marque le début de l'une des périodes les plus répressives de l'histoire de l'URSS[359]. Le dirigeant soviétique vise à épurer la société de ses éléments présumés hostiles au régime, considérés comme des obstacles sur la voie de la construction socialiste ; dans le même temps, il entreprend de débarrasser l'appareil de l'État et du Parti de ses cadres insuffisamment dociles, éliminant ses vieux rivaux et toute personne pouvant potentiellement lui faire obstacle pour ne conserver que des fidèles et des militants qui lui doivent toute leur carrière. Les appareils du Parti sont purgés à Moscou et Léningrad : Zinoviev et Kamenev sont arrêtés pour « complicité idéologique » avec les assassins de Kirov. La responsabilité de Staline lui-même dans le meurtre de ce dernier est couramment postulée, mais n'a jamais pu être prouvée. Cette affaire donne en tout cas au dirigeant soviétique un prétexte pour lancer une nouvelle campagne de terreur[360]. L'assassinat de Kirov est suivie d'une vague d'arrestations exercées par le NKVD, police politique qui a pris la succession du Guépéou. Le Parti est une nouvelle fois purgé de ses éléments « trotskystes » et « zinoviévistes » réels ou supposés et des dizaines de milliers de personnes « peu sûres » ou présumées « antisoviétiques » sont déportées, notamment sur des critères ethniques (Finlandais, Polonais, Allemands d'Ukraine…)[361].
Les persécutions anti-religieuses sont intensifiées : de plus en plus de lieux de culte sont fermés (la proportion atteindra 95 % en 1940). En 1935-1936, Staline achève de renforcer sa position, en nommant à des postes clés des fidèles comme Anastase Mikoïan, Andreï Jdanov, Nikita Khrouchtchev ou Nikolaï Iejov. Dans le même temps, il s'emploie à réécrire et faire réécrire l'histoire du bolchevisme à sa propre gloire : une filiation directe Marx-Engels-Lénine-Staline est établie, l'histoire du Parti étant désormais présentée comme une longue lutte contre les déviations, au profit de la vraie ligne léniniste incarnée par Staline. L'exploit en 1935 du mineur Alekseï Stakhanov permet par ailleurs de lancer une nouvelle campagne de propagande : 1936 est décrétée « année stakhanoviste »[360].
La propagande s'exerce également sur les terrains culturel et scientifique. Un courant artistique visant à « rééduquer les travailleurs dans l'esprit du socialisme », le « réalisme socialiste », est élaboré par Maxime Gorki, Alexeï Tolstoï et Alexandre Fadeïev : en 1934, Gorki et Jdanov, secrétaire à l'idéologie du Parti communiste, présentent le réalisme socialiste comme le seul courant politiquement acceptable[362]. Sur le plan scientifique, Staline permet au charlatan Trofim Lyssenko de régner en maître dans le domaine de la génétique ; les champs des autres sciences « dures » sont également touchées par la propagande. Le terme de « lyssenkisme » passe ensuite à la postérité en tant que synonyme de pseudo-science soumise aux impératifs idéologiques[363].
Entre 1936 et 1938, la terreur stalinienne atteint son apogée. En août s'ouvre le premier procès de la série dite des « procès de Moscou », parodie judiciaire à grand spectacle au cours de laquelle seize vétérans bolcheviks, dont Kamenev, Zinoviev et Tomski, sont mis en accusation par le procureur Andreï Vychinski. Les accusés sont contraints de se livrer à des « aveux » dégradants[364],[365], reconnaissant avoir comploté contre Staline en liaison avec Trotsky et participé à l'assassinat de Kirov ; ils sont tous condamnés à mort, tandis que le procès est l'occasion d'une campagne de propagande à la gloire de Staline et contre la « vermine trotskyste ». En septembre 1936, Iejov est nommé à la tête du NKVD avec pour mission d'achever de démasquer le « bloc trotskyste-zinoviéviste ». En janvier, un second procès de Moscou aboutit à la condamnation de 17 accusés, dont Piatakov et Radek, pour participation à un « centre trotskyste antisoviétique » en liaison avec l'Allemagne nazie et l'empire du Japon. Entre février-mars 1937 et mars 1938, la purge de l'appareil soviétique atteint son apogée : des dizaines, voire des centaines de milliers de cadres de l'économie et du Parti sont destitués ou arrêtés, aussitôt remplacés par une nouvelle génération de promus (celle de cadres comme Brejnev, Kossyguine ou Gromyko). L'état-major de l'Armée rouge est décimé[366].
Le NKVD, sous la direction de Iejov - lui-même minutieusement supervisé par Staline - se livre à une campagne de terreur, d'arrestations et de déportations sans précédent, visant un ensemble très hétérogène d'« ennemis » au sein de la population soviétique, dans le but de mettre en place une bureaucratie civile et militaire entièrement aux ordres et de parachever radicalement l'élimination de tous les éléments « socialement dangereux ». Toute personne suspectée de « mauvaises » origines sociales est une cible potentielle, les fonctionnaires de la police politique travaillant selon un système de quotas à atteindre. Certaines régions, comme l'Ukraine, sont particulièrement touchées. Des émissaires du centre, accompagnés de cadres du NKVD, sont envoyés superviser la purge des appareils communistes de républiques ou de villes données : Beria en Géorgie, Kaganovitch à Smolensk et Ivanovo, Malenkov en Biélorussie et en Arménie, Molotov, Iejov et Khrouchtchev en Ukraine. Outre les militaires, les milieux scientifiques, l'intelligentsia dans son ensemble, le clergé, les « koulaks » ou supposés tels, diverses minorités ethniques, sont ciblés à une grande échelle, les familles des « ennemis du peuple » étant également visées. Sur les seules années 1937 et 1938, le NKVD procède à 1575000 arrestations, aboutissant à 1345000 condamnations à mort et 681692 exécutions, sachant que ces chiffres officiels ne prennent en compte que les morts dûment répertoriés par les autorités locales du NKVD et indiqués ensuite à l'administration centrale[367]. Les « Grandes Purges » de Staline, également appelées « Grande Terreur », sont par la suite passées sous silence durant des décennies, l'opinion internationale n'ayant eu connaissance que des procès à grand spectacle[368].
Lors du troisième procès de Moscou, 21 personnalités d'envergures diverses, parmi lesquelles Boukharine, Rykov, mais également Iagoda qui dirigeait le NKVD au moment du premier procès, sont condamnées pour un ensemble de complots. Un grand nombre de dirigeants communistes étrangers présents en URSS, et de cadres du Komintern, sont arrêtés et exécutés, à l'image de Béla Kun. Les purges staliniennes déciment notamment les cadres, réfugiés sur le sol soviétique, du Parti communiste de Hongrie, du Parti communiste d'Allemagne, du Parti communiste de Finlande et du Parti communiste de Pologne[367],[369],[370],[371],[372].
Durant la même période, la République populaire mongole, État satellite de l'URSS, se livre à une émulation des politiques staliniennes : le Parti, dont Horloogiyn Choybalsan représente la ligne dure, mène durant la période 1937-1939 des purges politiques de grande ampleur - auxquelles s'ajoutent une campagne de persécutions contre le clergé bouddhiste - causant la mort d'environ 100 000 personnes sur une population de 700 000[373],[374].
L'élimination d'un trop grand nombre de cadres qualifiés finit cependant par porter préjudice au bon fonctionnement du régime. Aussi, pour éviter un chaos total, les autorités centrales de l'URSS décident-elles début 1938 de « rectifier le tir » : Staline met fin à la terreur vers la fin de l'année. Nikolaï Iejov, blâmé pour les « excès » commis durant les purges, est remplacé par Lavrenti Beria à la tête du NKVD ; il est lui-même, par la suite, arrêté, jugé et exécuté[367],[375].
L'ouverture des archives soviétiques permet par la suite aux historiens d'établir des bilans des victimes de la période stalinienne. Robert Conquest, en cumulant les victimes d'exécutions avec les personnes mortes en prison ou dans des camps, évalue le bilan humain de la période des années 1930 à environ 20 millions de morts, directement causées par la répression politique[376]. Nicolas Werth arrive quant à lui à une estimation d'environ 16 millions 800 000 victimes entre 1929 et 1953, dont 750 000 personnes exécutées sur la seule période 1937-1938[377].
De la ligne « classe contre classe » aux fronts populairesModifier
Dans les pays occidentaux, la dimension électorale des partis communistes est très inégale au tournant de la décennie 1930. Le Parti communiste d'Allemagne, qui a recruté massivement à partir de 1923 à la faveur de la grave crise économique de la république de Weimar, bénéficie d'une audience importante et apparaît comme le plus puissant d'Europe occidentale[378]. Le Parti communiste français, bien qu'isolé politiquement et minoritaire à gauche face à la SFIO, dispose de bastions électoraux et d'une réelle implantation en milieu ouvrier grâce à son contrôle de la CGTU ; ses effectifs, ses résultats aux élections et son influence tendent néanmoins à décliner fortement au début des années 1930[379]. Le Parti communiste tchécoslovaque, bien que relégué dans l'opposition, obtient des scores électoraux satisfaisants. A contrario, le Parti communiste de Grande-Bretagne et le Parti communiste USA ont un électorat réduit et exercent surtout leur influence sur le terrain syndical[380],[381] ; le Parti communiste du Canada n'a qu'une audience très limitée dans le monde du travail[382]. Indépendamment de leur poids électoral, les partis tendent à fonctionner comme des « contre-cultures », ou le cas échéant, de « contre-sociétés », marquées par l'intensité de la dévotion militante. Bien que le communisme soit la plupart du temps associé à l'athéisme, l'engagement en son sein est fréquemment comparé, y compris dans de nombreux témoignages de communistes, à une expérience « religieuse »[383].
En juillet 1929, le 10e Plénum de l'Internationale communiste approuve la ligne stalinienne, qui reprend les idées de l'ancienne opposition en pronostiquant une vague révolutionnaire imminente. Manouïlski, Kuusinen et Molotov analysent la dégradation du capitalisme et prévoient une radicalisation des masses ouvrières. Dans cette optique, que la Grande Dépression paraît dans un premier temps confirmer mais qui méconnaît profondément les rapports de force politiques en Occident, les partis communistes sont tenus d'adopter une ligne dite « classe contre classe » et de s'opposer fermement aux partis de gauche modérés pour se distinguer d'eux : le terme de « social-fascisme » est désormais employé pour désigner les forces socialistes et social-démocrates[378],[384]. Au début des années 1930, la social-démocratie fait, dans la propagande communiste, l'objet d'une véritable haine qui conduit notamment à mettre au second plan le péril nazi[385]. Cette stratégie contribue à priver le mouvement communiste du profit qu'il aurait pu espérer retirer de la crise du système capitaliste dans l'entre-deux-guerres[386]. Les directions des partis communistes occidentaux suivent les directives du Komintern jusqu'à un aveuglement qui débouche, en Allemagne, sur un résultat catastrophique : alors qu'Adolf Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933, l'Internationale communiste continue en février d'affirmer que la victoire des nazis est passagère et que la révolution prolétarienne triomphera bientôt. En France, le PCF continue de prendre les socialistes pour cible principale. Bientôt, le Parti communiste d'Allemagne est interdit, sa direction arrêtée ou en fuite : le parti communiste le plus puissant d'Europe occidentale est détruit en quelques semaines, sans résistance, dans le pays qui devait être le fer de lance de la révolution communiste. De nombreux communistes allemands sont déportés dans les premiers camps de concentration nazis et des milliers d'entre eux sont tués entre 1933 et 1939. Ernst Thälmann, chef du KPD, sera lui-même tué à Buchenwald en 1944[378],[387],[388],[389].
En 1934, Dimitrov, convaincu — notamment par son observation des réalités françaises — des avantages d'une alliance des forces antifascistes, entreprend, avec l'aide d'autres cadres du Komintern comme Togliatti, de persuader Staline d'adopter une nouvelle ligne. La nouvelle politique internationale de l'URSS, qui envisage désormais une alliance avec la France et le Royaume-Uni contre l'Allemagne nazie, influe également sur le changement de stratégie du Komintern. En 1935, la consigne de formation de « fronts populaires » contre le danger « fasciste » est officiellement adoptée par l'Internationale communiste, dont Dimitrov prend alors la tête[390]. L'année suivante, l'Allemagne nazie conclut avec l'empire du Japon une alliance anticommuniste, le pacte anti-Komintern — auquel adhèrent ensuite l'Italie, la Hongrie, puis en 1939 l'Espagne franquiste — donnant un aspect concret à l'opposition entre l'Internationale communiste et les puissances englobées sous le vocable de « fascisme ». L'antifascisme est à nouveau mis au premier plan du discours militant communiste et devient un puissant argument pour attirer des sympathisants. Il ne se limite cependant pas à l'union des forces « démocratiques », et continue de se situer dans la perspective d'une stratégie révolutionnaire : le « fascisme » — pris au sens large du mot — est vu comme une forme politique tardive du capitalisme, son extirpation supposant que soit mis un terme à la domination du capital. Le thème de l'union des « démocrates » contre le « fascisme » — la signification de ces termes connaissant de nombreuses nuances et variations — demeure après 1945 un élément clé de la propagande communiste et se retrouve dans le discours officiel des pays du Bloc de l'Est[391].
L'adoption de la ligne antifasciste permet aux partis communistes, désormais alliés aux sociaux-démocrates, aux libéraux et même à certains milieux religieux, de gagner de nombreux sympathisants[392]. Alors que les PC n'avaient que moyennement profité de la crise du capitalisme durant la Grande Dépression, qui coïncidait avec la période sectaire « classe contre classe », ils bénéficient au contraire pleinement des tensions internationales. Le danger nazi attire de nombreux électeurs vers les partis qui s'affichent à la pointe de l'antifascisme. Parallèlement, en l'absence de connaissance des réalités soviétiques, l'économie planifiée de l'URSS apparait à beaucoup comme une alternative séduisante aux incertitudes de l'économie de marché, dont le monde a souffert durant la première partie de la décennie à la suite du krach de 1929[393]. Le communisme, qui avait déjà exercé une séduction au lendemain de la révolution d'Octobre, attire dans les années 1930 un nombre jusque-là inégalé de sympathisants dans les milieux artistiques et intellectuels. Le français Louis Aragon, seul parmi les surréalistes français à être demeuré communiste après 1932, est l'un des rares intellectuels à être admis au sein du groupe dirigeant du PCF[394]. L'allemand Bertolt Brecht applaudit aux purges staliniennes[395]. George Bernard Shaw, membre de la Fabian Society, groupe de pensée socialiste proche du Parti travailliste, soutient le régime soviétique dont la dictature lui apparaît justifiée par la nécessité de mettre fin à l'anarchie du profit. Il contribue à convaincre Sidney et Beatrice Webb, également membres de la Fabian Society, qui effectuent en URSS un voyage soigneusement encadré par les autorités soviétiques et publient à leur retour le livre Soviet Communism: A new civilization ? (titre français : Voici l'URSS : Une Nouvelle Civilisation), dans lequel ils font l'apologie du régime stalinien. Deux ans plus tard, lors de la seconde édition anglaise de leur livre, le point d'interrogation est retiré du titre. François Furet juge que l'ouvrage des Webb, « à force de gentillesse d'âme et de crédulité, est l'un des plus extravagants jamais écrits sur le sujet, riche pourtant dans ce registre »[396],[397]. André Gide, initialement séduit par le communisme, fait partie de la minorité d'intellectuels à ne pas se laisser abuser par les autorités soviétiques lors sa visite en URSS : il exprime son désenchantement en 1936 dans son livre Retour de l'U.R.S.S.[398].
Le Parti communiste français, dirigé par Maurice Thorez, adopte la stratégie du front populaire avec détermination[399] : dès juillet 1934, le PCF et la SFIO manifestent ensemble pour la première fois depuis la scission du congrès de Tours. Un Front populaire est officiellement formé avec les anciens ennemis socialistes et radicaux. Le PCF engrange de rapides progrès électoraux et consolide de manière spectaculaire son implantation en milieu syndical quand la CGT et la CGTU se réunifient en mars 1936. Le Parti se présente en ordre de bataille aux législatives de mai 1936, remportées par le Front populaire, et par lesquelles les communistes deviennent le deuxième parti de France derrière la SFIO : de « secte stalinienne » aux dimensions nationales, le PCF devient un véritable parti de masse, consolidant son influence sur une classe ouvrière française en pleine mutation. Les adhésions syndicales se multiplient, permettant au PCF de se présenter désormais comme le « grand parti de la classe ouvrière ». Le PCF soutient le gouvernement de Léon Blum sans y participer, ce qui lui permet de s'associer aux acquis du Front populaire (accords de Matignon, congés payés) sans avoir à affronter les critiques que risquent d'entraîner des mesures moins populaires[400].
Le Parti communiste d'Espagne (PCE), dont l'influence a augmenté de manière considérable depuis ses modestes débuts, forme en janvier 1936 un Front populaire avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Le climat politique est particulièrement tendu, la gauche espagnole étant divisée entre modérés et radicaux : alors que Manuel Azaña, parmi les socialistes, souhaite un vaste rassemblement de centre-gauche, Francisco Largo Caballero, autre dirigeant du PSOE, entretient des contacts avec l'envoyé du Komintern Jacques Duclos et se livre à des surenchères révolutionnaires qui lui valent le surnom de « Lénine espagnol », allant jusqu'à gêner la stratégie unitaire prônée par Dimitrov[401]. Le Front populaire rassemble, outre le PCE et le PSOE, divers partis de gauche comme le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM, parti communiste anti-stalinien) ou la Gauche républicaine : il bénéficie également du soutien des nationalistes galiciens et catalans comme de la CNT anarchiste. La coalition de la gauche espagnole remporte les élections générales de février 1936. En juillet, un soulèvement, mené par des militaires nationalistes contre le gouvernement du Front populaire, marque le début de la guerre d'Espagne[402].
Un troisième front, en-dehors de l'Europe, remporte une victoire électorale : au Chili, le Front populaire, qui réunit entre autres partis le Parti communiste du Chili, le Parti socialiste du Chili et le Parti radical, accède au pouvoir en 1938 lors de l'élection à la présidence du radical Pedro Aguirre Cerda, ce qui constitue la première participation d'un parti communiste à un gouvernement en Amérique latine[403]. L'entente entre socialistes et communistes chiliens ne résiste cependant pas au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et à la polémique sur la politique suivie par l'URSS[404]. Toujours en Amérique latine, le parti communiste de Cuba (qui prend début 1944 le nom de Parti socialiste populaire) est allié avec Fulgencio Batista, dirigeant officieux du pays puis président de la république en titre de 1940 à 1944 : en 1942, Juan Marinello, chef du PC cubain, devient ministre sans portefeuille[405].
La stratégie des front populaires est également appliquée en Asie : c'est le cas en Chine où le PCC est poussé à s'allier à nouveau avec le Kuomintang ; mais également aux Indes où le Parti communiste d'Inde, qui avait jusqu'ici surtout milité pour une révolution de type soviétique et la conquête immédiate de l'indépendance, est repris en main par le Komintern qui lui enjoint de faire cause commune avec les nationalistes du Congrès[247].
L'opposition trotskysteModifier
Exilé d'URSS — il est privé en 1932 de sa nationalité soviétique — établi successivement en Turquie, en France, en Norvège puis, à partir de janvier 1937, au Mexique, Léon Trotsky tente de définir une stratégie contre la politique stalinienne, dont il conteste d'ailleurs souvent moins les principes que la pratique[406]. L'ancien dirigeant bolchevik correspond avec un réseau de sympathisants, qui créent dans divers pays des organisations aux effectifs modestes : en France, où se trouve l'un des foyers les plus actifs de militants trotskystes, la Ligue communiste est animée entre autres par Pierre Naville, Pierre Frank, Raymond Molinier, Yvan Craipeau ou Alfred Rosmer[407]. Des groupes trotskystes apparaissent également très tôt en Amérique latine, le premier étant constitué au Brésil à la fin des années 1920[408]. Tout d'abord réticent à créer une nouvelle internationale rivale de l'Internationale communiste, Trotsky prend acte en 1930 de l'absence de réel sursaut anti-stalinien dans la IIIe Internationale. En 1933 sont publiés les « Onze points de l'opposition de gauche », qui comprennent la défense de l'indépendance des « partis prolétariens », la théorie de la « révolution permanente » et le caractère international de la révolution en opposition à la ligne du « socialisme dans un seul pays », le classement de l'URSS comme « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré », la nécessité de militer dans des organisations de masse, la condamnation de la ligne « classe contre classe » et enfin le besoin de création d'une nouvelle Internationale. À partir de 1934, Trotsky estime que les forces, modestes, de l'opposition de gauche doivent prendre leur place dans le front antifasciste en entrant dans les partis sociaux-démocrates : cette nouvelle orientation pose les bases de l'« entrisme », associé depuis à la stratégie des organisations trotskystes[409].
Un réseau de groupes trotskystes, revendiquant l'héritage de la révolution bolchevik mais opposés à la politique stalinienne, s'organise à travers le monde : une première réunion destinée à préparer la création d'une Quatrième Internationale se tient en février 1934 à Bruxelles, en présence de quatorze délégués[410]. Trotsky poursuit entretemps un travail de réflexion sur l'histoire de la révolution et la nature du pouvoir en URSS : naguère partisan de la terreur rouge et de l'écrasement des partis opposés au pouvoir bolchevik[411], il estime désormais, dans son ouvrage La Révolution trahie (1936), que la démocratisation des soviets est « inconcevable sans le droit au pluripartisme »[412]. Le trotskysme se positionne dès lors comme un « autre communisme », s'opposant à la version en cours en Union soviétique tout en revendiquant l'héritage léniniste, dont il reprend la tradition des « révolutionnaires professionnels » ; la tendance trotskyste apparaît à ses partisans comme un retour aux sources de la tradition révolutionnaire, tout en ayant la capacité d'attraction des avant-gardes politiques[413].
La formation de l'internationale trotskyste, lente et laborieuse, se heurte à de nombreuses difficultés, notamment les désaccords au sein des groupes et entre ceux-ci : les membres des sections française et américaine se divisent ainsi sur la question de l'entrisme[414]. Une nouvelle conférence pour la formation de la Quatrième internationale rassemble, en juillet 1936, des délégués de neuf pays : les effectifs des groupes trotskystes sont très inégaux selon les pays (2500 aux Pays-Bas, 1000 aux États-Unis, à peine 150 membres clandestins en Allemagne)[415]. Au Brésil, les groupes trotskystes sont très actifs et parviennent, notamment après la révolution de 1930, à exercer une influence non négligeable sur le mouvement ouvrier brésilien. Après le soulèvement de 1935, cependant, le gouvernement brésilien réprime l'ensemble des groupes communistes : les trotskystes, comme les autres, sont alors réduits à la clandestinité[416]. Le groupe trotskyste le plus important demeure la section française, qui souffre cependant de divisions incessantes. Le parti trotskyste français « officiel » est alors le Parti ouvrier internationaliste, fondé après l'exclusion des trotskystes de la SFIO : face à lui existe un mouvement rival qui porte le même nom, animé par Raymond Molinier. Certains trotskystes chassés de la SFIO participent au Parti socialiste ouvrier et paysan dirigé par Marceau Pivert. Staline, pour sa part, surestime - ou affecte de surestimer - la puissance des organisations trotskystes, et dénonce Trotsky comme le maître d'un complot occulte ourdi contre l'URSS[415].
Au cours des années 1930, le parcours politique de Trotsky s'accompagne de tragédies personnelles : les membres de sa famille demeurés en URSS sont décimés ; son fils et principal collaborateur Lev Sedov, qui contribue à coordonner les groupes trotskystes à travers le monde, meurt à Paris en février 1938 dans des circonstances obscures, à la suite d'une opération[417]. Trotsky est persuadé que son fils a été en réalité assassiné par les services secrets staliniens[418]. La Quatrième Internationale est finalement fondée en septembre 1938 lors d'une conférence à Périgny, en région parisienne : 21 délégués, venus de 11 pays, adoptent comme document fondateur le « Programme de transition » rédigé par Trotsky. Un agent infiltré du NKVD, Mark Zborowski alias « Étienne », est élu au secrétariat international de l'organisation[415]. L'Internationale trotskyste demeure parcourue d'intrigues et de divisions, ce qui provoque le départ rapide de certains militants comme Victor Serge[419] ; elle est en outre confrontée, à l'approche du second conflit mondial, à la question de savoir s'il convient de prendre ou non la défense de l'URSS[420]. Le , Léon Trotsky est assassiné à son domicile mexicain par un agent du NKVD, Ramón Mercader[421].
La guerre d'EspagneModifier
La guerre civile espagnole, précédant la Seconde Guerre mondiale, voit l'alliance antifasciste préconisée par l'Internationale communiste affronter de manière directe les « fascistes » et assimilés. Les premiers mois du conflit voient plusieurs régions espagnoles connaitre de véritables bouleversement sociaux : alors que le soulèvement de juillet semble initialement avoir échoué, l'enthousiasme révolutionnaire amène les milices « prolétariennes », anarchistes, socialistes, communistes ou plus rarement « poumistes », à prendre le contrôle de nombreuses localités, notamment en Catalogne et en Aragon. Dans un climat de « révolution sociale », les exploitations agricoles sont expropriées et l'économie « socialisée » de manière spontanée, plus ou moins contre le gré des directions des organisations ouvrières. La collectivisation des terres confisquées est décrétée par le gouvernement en octobre 1936 : en Catalogne, elle se fait dans la pratique sous l'égide des libertaires ou des militants du POUM. En Aragon, les anarcho-syndicalistes instaurent un régime de « communisme libertaire » dans la plupart des villages. Cette période d'« utopie au pouvoir » s'accompagne de nombreux cas de désordres et d'abus, voire de tyrannies exercées par les milices sur les populations locales[422].
Parallèlement à cette période d'euphorie révolutionnaire se déroule, dans les zones républicaines, une campagne de « terreur rouge », commise à la fois par les communistes et les anarchistes contre toutes les catégories sociales suspectées de « fascisme », ce qui inclut les ennemis politiques réels ou supposés du Front populaire, ainsi que le clergé espagnol, les monarchistes, et plus largement les personnalités « de droite ». Dans certaines villes dominées par les forces de gauche, des « commissions d'enquêtes », généralement connues sous le nom de checas (en référence à la Tchéka), animent des « tribunaux révolutionnaires » qui prononcent les condamnations à mort des partisans de l'insurrection nationaliste. Le gouvernement républicain apparaît initialement dépassé face aux abus de toutes sortes et ce n'est que progressivement que Francisco Largo Caballero, arrivé au pouvoir en , parvient à rétablir un ordre relatif. La terreur rouge espagnole - qui se déroule par ailleurs en parallèle à la terreur nationaliste exercée dans les zones tenues par les troupes de Franco - choque l'opinion publique internationale et contribue à amener les gouvernements français et britannique à choisir la non-intervention. Après la fin 1936, les violences en zone républicaine tendent à diminuer et s'apparentent davantage à une répression politique de type stalinien, exercée par les communistes, non seulement contre des hommes de droite, mais aussi contre les factions minoritaires de l'extrême-gauche espagnole[423],[424] ; le bilan de la terreur rouge se monte à plusieurs dizaines de milliers de victimes, bien qu'aucun consensus n'existe quant aux chiffres exacts[425],[426].
Staline, pour sa part, souhaite s'en tenir à une non-intervention officielle tout en contribuant à empêcher la victoire du camp « fasciste » en Espagne, les nationalistes étant de leur côté soutenus par Hitler et Mussolini : l'URSS envoie en renfort du camp républicain des pilotes de guerre - présentés non comme des troupes officielles mais comme des « volontaires » - de l'armement ainsi que des agents du NKVD et du GRU. Maurice Thorez obtient de son côté l'aval du Komintern pour lancer la formation de groupes de volontaires, qui deviennent les Brigades internationales. Celles-ci attirent des communistes de nombreux pays, mais également des sympathisants non-communistes de la République espagnole. Le principal centre de recrutement des Brigades se trouve à Paris, où les volontaires sont encadrés pour l'essentiel par des dirigeants des PC français et italien, dont André Marty (membre du comité exécutif du Komintern) Luigi Longo et Giuseppe Di Vittorio. Le yougoslave Josip Broz, agent du Komintern connu sous le surnom de Tito, s'occupe surtout, pour sa part, des volontaires originaires des Balkans[427],[428].
Les Brigades internationales, si elles s'hispanisent au cours du conflit, fonctionnent dans les premiers temps de la guerre comme une force armée semi-autonome dépendant en grande partie du Komintern. Juan Negrín, qui succède à Largo Caballero en mai 1937, poursuit le rétablissement de l'ordre sur le plan intérieur et adopte une politique moins marquée à gauche, revenant notamment sur le décret de collectivisation des terres confisquées. Les communistes soutiennent ce retour à l'ordre qui leur paraît indispensable pour assurer la victoire du camp républicain et en profitent pour régler leurs comptes avec leurs adversaires d'extrême-gauche : les unités sous commandement communiste participent au démantèlement des fermes collectives et à la mise au pas des anarchistes et du POUM. Le conflit espagnol est ainsi marqué par une « guerre civile dans la guerre civile », interne au camp républicain. Les communistes réalisent des purges sanglantes contre les anarchistes et le POUM, notamment en Catalogne où de véritables batailles rangées ont lieu en avril-mai 1937 : anarchistes et poumistes sont défaits et le chef du POUM, Andreu Nin, est emprisonné avant d'être tué par une équipe de membres des Brigades internationales, dirigée par un agent soviétique. La Guerre d'Espagne s'achève en 1939 par la victoire des nationalistes et la mise en place du régime franquiste. Les communistes espagnols entament une longue période de clandestinité ou d'exil[429],[428],[430]. Les autres PC occidentaux retirent cependant une certaine aura morale de l'imaginaire héroïque de la guerre d'Espagne et de l'aventure des Brigades internationales[431].
La situation en ChineModifier
La Longue marcheModifier
En Chine, où se déroule depuis 1927 une guerre civile entre communistes et nationalistes, le Parti communiste chinois dispose d'un ensemble de bases territoriales, dénommées « soviets », dont la plus importante se trouve dans le Jiangxi. Des purges et des campagnes de terreur contre les paysans rétifs à la politique communiste sont exercées dans les zones tenues par le PCC, plusieurs années avant la grande terreur stalinienne en URSS : environ 186 000 personnes auraient été tuées hors combats dans le Jiangxi, entre 1927 et 1931[432]. Le , le Parti communiste chinois proclame l'union des territoires discontinus qui se trouvent sous son contrôle, au sein de la République soviétique chinoise dont la présidence est confiée à Mao Zedong. Ce dernier développe à l'époque sa notion de « guerre populaire » via la mobilisation et la militarisation du peuple ; la base du Jiangxi est conçue comme la matrice d'un futur État communiste chinois. Dès 1930, Tchang Kaï-chek lance des campagnes d'extermination contre les « bandits communistes » et tente, d'abord sans succès jusqu'en 1933, d'anéantir leurs bases[433].
Le Komintern, considérant Mao comme trop indépendant, entreprend de le marginaliser au profit du groupe dit des « 28 bolcheviks », des militants communistes chinois formés à l'université Sun Yat-sen de Moscou[434]. Mais la donne est bouleversée quand les troupes de Tchang Kaï-chek parviennent à détruire le Soviet du Jiangxi : Mao Zedong, l'Armée rouge chinoise et plusieurs dizaines de milliers de communistes chinois, doivent entamer en octobre 1934 la Longue Marche. Ce périple les mène un an plus tard dans la base du Shaanxi, où Mao établit son nouveau quartier général à Yan'an. Sur 80 000 communistes chinois ayant pris part à la Longue Marche, 8 000 seulement arrivent à destination. Si son contrôle sur le Parti communiste chinois n'est pas encore total, Mao resserre le noyau dirigeant autour de lui, au détriment des cadres soutenus par l'URSS. Il retire un grand prestige personnel de l'épisode de la Longue Marche, qui est utilisé par la suite pour bâtir un mythe politique autour de sa personne, et du communisme chinois en général[435],[436].
Guerre contre le Japon et ascension de MaoModifier
Parallèlement, l'empire du Japon poursuit ses visées expansionnistes en Chine, envahit la Mandchourie en 1931 et déclenche un conflit à Shanghai en 1932. Tchang Kaï-chek privilégiant la lutte contre les communistes à celle contre les Japonais, l'un de ses généraux, Zhang Xueliang, le prend en otage pour l'obliger à négocier avec les communistes et former avec ceux-ci une alliance contre le Japon. Malgré les réticences de Mao, et sur l'insistance du Komintern qui applique également en Asie sa stratégie des fronts populaires, l'accord de Xi'an aboutit à la formation d'un deuxième front uni entre le Kuomintang et le Parti communiste chinois[437].
Bénéficiant de cette trêve avec les nationalistes, Mao en profite pour développer à Yan'an sa version personnelle du marxisme, dont il a eu le temps, en 1936, d'achever de lire les ouvrages classiques. Il entreprend de concevoir une forme « sinisée » de la pensée marxiste, dont il mêle les concepts à des notions issues de la philosophie chinoise et à des idées tactiques adaptées aux réalités locales. Mao bâtit progressivement sa propre doctrine, connue en Occident sous le nom de maoïsme et en Chine sous le nom de « pensée Mao Zedong ». Sur la base des réalités chinoises, il détermine le rôle essentiel du monde rural et du sentiment nationaliste dans la révolution chinoise ; il énonce également le concept de « Nouvelle démocratie », doctrine prônant un front uni qui engloberait tous les Chinois qui se rallieraient à la cause du PCC, ce qui permet de justifier sur le plan théorique l'alliance avec le Kuomintang, mais induit également l'idée que le PCC pourra ensuite gouverner seul sans le KMT[438]. Mao applique dans les territoires tenus par le PCC une politique officiellement fondée sur des principes égalitaires. Sur le plan de l'organisation du Parti, il entreprend de lutter contre le « subjectivisme », le « sectarisme » et le « formalisme de parti », soit l'excès de dogmatisme coupé des réalités et les factions nuisant à l'unité du mouvement[439]. Pour la conquête du pouvoir, Mao vise la mobilisation permanente de la population et à l'emploi des tactiques de guérilla ; son contrôle de la paysannerie de la Chine du Nord lui fournit dans la pratique un atout essentiel[440],[438].
En 1937, l'empire du Japon passe à la guerre ouverte contre la république de Chine, déclenchant la seconde guerre sino-japonaise. Les troupes communistes, dirigées notamment par Peng Dehuai et Zhu De, participent aux combats contre les Japonais aux côtés des nationalistes, mais ces derniers supportent l'essentiel de l'effort de guerre, tandis que les communistes se livrent surtout à des actions de guérilla et ne perdent pas de vue la consolidation de leurs propres forces, afin de pouvoir vaincre plus tard leurs alliés du moment[441]. La participation à la guerre contre les Japonais permet aux communistes chinois de mobiliser les masses populaires dans les campagnes et d'affermir leur pouvoir, non dans les villes mais dans les villages, où vit la majorité de la population chinoise[442]. En 1937, l'Internationale communiste envoie à Yan'an Wang Ming, protégé de Dimitrov et chef de file des communistes chinois formés à Moscou. Mao laisse dans les premiers temps une prééminence de façade à Wang Ming, qui tente de renforcer la politique de front uni avec les nationalistes. Il impose cependant très vite son autorité aux dépens de Wang Ming, en gagnant à sa cause Kang Sheng, chef de la police politique, et Liu Shaoqi, chef du bureau de la Chine du Nord qui couvre les principales bases communistes. Dès 1938, Staline reconnaît Mao comme principal interlocuteur parmi les communistes chinois. En 1942, Mao et Liu Shaoqi éliminent la plupart de leurs adversaires au sein du Parti communiste chinois en lançant une « campagne de rectification ». L'année suivante, Mao est élu au poste de président du PCC, créé pour l'occasion. En avril-, le septième congrès du PCC exalte la « pensée Mao Zedong » et affirme la primauté absolue de son auteur[443],[444].
Le communisme dans la Seconde Guerre mondialeModifier
L'URSS dans la guerreModifier
1939–1941 : pacte avec l'Allemagne nazieModifier
Alors que Hitler concrétise ses projets expansionnistes en Europe, Allemands, Français et Britanniques perçoivent que l'URSS, en pleine période de purges, n'a pas la possibilité de jouer immédiatement un rôle décisif dans les relations internationales. Les Soviétiques, de leur côté, perdent leurs dernières illusions sur la politique de sécurité collective à la suite des accords de Munich. Préoccupée par la signature du pacte anti-Komintern entre l'Allemagne, l'Italie et le Japon, l'URSS cherche à éviter d'être prise en tenaille et multiplie les ouvertures envers l'Allemagne tout en poursuivant des négociations avec les démocraties occidentales. En 1938 et 1939, l'Armée impériale japonaise réalise des incursions via le Mandchoukouo sur les territoires de l'URSS et de la Mongolie : elle affronte l'Armée rouge dans de violents combats, la bataille du lac Khassan de juillet à , puis la bataille de Khalkhin Gol à partir de . Si les incidents frontaliers tournent à l'avantage des Soviétiques et débouchent sur une trêve avec le Japon le , ils achèvent de convaincre le gouvernement de l'URSS de la nécessité d'éviter l'encerclement du pays. Les perspectives d'une alliance avec le Royaume-Uni et la France s'étant éloignées, Staline prend la décision, en consultation avec Molotov et sans prévenir le Commissariat aux affaires étrangères, de conclure un traité de non-agression avec l'Allemagne nazie. Le , le pacte est signé avec le ministre des affaires étrangères allemand Joachim von Ribbentrop et rendu public le lendemain, créant la stupeur dans le monde entier. Une clause secrète du traité délimite les zones d'influence allemandes et soviétiques en Europe de l'Est et prévoit notamment un partage de la Pologne, à qui l'URSS souhaite reprendre les portions d'anciens territoires ukrainiens et biélorusses[445]. Durant la période 1939–1941, l'URSS et le Reich multiplient les échanges commerciaux et les gestes d'amitié[446]. Plusieurs centaines de communistes allemands réfugiés en URSS sont livrés aux nazis[447],[392].
Staline transmet à Dimitrov des instructions destinées aux partis de l'Internationale communiste, leur intimant l'ordre de dénoncer un conflit en Europe de l'Ouest comme une guerre « impérialiste » et de refuser de prendre parti. Le pacte germano-soviétique provoque une onde de choc au sein du mouvement communiste mondial, qui suivait jusque-là scrupuleusement les consignes anti-hitlériennes du Komintern. Les directions de certains partis, comme le Parti communiste de Grande-Bretagne, connaissent une période de tourmente interne ; d'autres, comme celle du Parti communiste français, font le choix de l'obéissance. La soumission des dirigeants communistes français aux ordres de l'URSS n'empêche pas une grande partie des élus et militants du PCF de quitter le Parti ; la CGT décrète l'exclusion de tous ses militants qui ne désavoueraient pas le pacte germano-soviétique. Le 26 septembre, le gouvernement d'Édouard Daladier dissout le PCF et toutes les organisations liées au Komintern sur le sol français[448],[449]. L'année suivante, en août 1940, le gouvernement suisse interdit aussi bien le Parti communiste suisse que le Mouvement national suisse (parti pro-nazi), afin de préserver sa neutralité[450].
Le 1er septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne, déclenchant la Seconde Guerre mondiale. Le 17, face à l'effondrement de la résistance polonaise, l'Armée rouge passe à son tour à l'attaque et envahit l'Est de la Pologne. Plus de 30000 prisonniers Polonais, en majorité des officiers, fonctionnaires et policiers, sont exécutés au printemps 1940, dans divers sites en Pologne ou en URSS, conformément à une directive secrète de Beria approuvée par Staline. Le massacre de Katyń, au cours duquel périssent plus de 20 000 officiers de l'armée polonaise, restera par la suite emblématique de cette vague d'assassinats[451],[452].
En application du protocole secret, l'URSS impose, peu après l'invasion de la Pologne, des « traités d'assistance mutuelle » à l'Estonie, la Lituanie et la Lettonie. La Finlande repousse par contre les exigences territoriales soviétiques : le 29 novembre, au prétexte d'un incident de frontière, l'URSS dénonce son pacte de non-agression avec la Finlande et déclenche les hostilités. Un « gouvernement populaire de la République démocratique finlandaise », dirigé par Otto Kuusinen et quelques communistes finlandais exilés depuis longtemps en URSS, est proclamé à Terijoki, sur les territoires pris par les Soviétiques : il entreprend de lever une « armée populaire », dont les effectifs n'excèdent cependant pas les 10000 hommes. L'URSS est exclue de la SDN. La « Guerre d'Hiver » contre la Finlande s'avère cependant très coûteuse en hommes pour l'Armée rouge : les troupes finlandaises, pourtant très inférieures en nombre, résistent bien mieux que prévu. La paix est conclue en mars 1940 par le traité de Moscou : la Finlande cède à l'URSS la région de Vyborg et l'essentiel de la Carélie, tout en évitant l'invasion totale. Bien que victorieux pour l'Union soviétique, le conflit a révélé l'état d'impréparation de l'Armée rouge. Les territoires conquis par l'URSS sont incorporés à la République socialiste soviétique carélo-finnoise. À l'été 1940, l'URSS envahit l'Estonie, la Lituanie et la Lettonie, accusées d'avoir violé les pactes d'assistances mutuelles : des « gouvernements populaires » sont imposés dans les trois pays baltes, qui sont ensuite incorporés dès le mois d'août à l'Union soviétique[451],[453],[454].
Attaque allemande et guerre totale en URSSModifier
Dès l'été 1940, les relations germano-soviétiques connaissent une première dégradation, alors que l'URSS observe avec inquiétude les victoires militaires allemandes sur le front de l'Ouest. L'URSS joue l'apaisement en proposant en vain d'adhérer au pacte tripartite. En avril 1941, les Soviétiques remportent un important succès diplomatique en signant avec le Japon un pacte de neutralité, destiné à prémunir l'URSS d'une attaque sur le flanc asiatique. Alors que Hitler étudie depuis un plan d'invasion de l'URSS, Staline choisit de continuer de traiter l'Allemagne nazie en puissance amie. Si le dirigeant soviétique croit la guerre avec l'Allemagne inévitable à terme, il tente d'éviter un conflit le plus longtemps possible et se méprend totalement sur la volonté d'Hitler d'attaquer dès 1941 ; dès lors, il ignore les messages qui le préviennent de l'imminence d'une offensive allemande et refuse que ses généraux préparent un plan de défense du pays. Le , les autorités soviétiques sont prises de court par l'invasion du territoire soviétique[455],[456],[457].
L'Armée rouge, mal préparée et dont la hiérarchie a été décimée par les purges staliniennes, subit durant les premiers mois du conflit des pertes effroyables. Les Soviétiques sont forcés d'abandonner des pans entiers de leur territoire devant l'attaque allemande ; dans les régions concernées, le NKVD massacre avant l'évacuation des dizaines de milliers de prisonniers politiques. Cependant, malgré ses succès militaires initiaux, Hitler a mal calculé en misant sur l'isolement de l'URSS. En effet, le jour même[réf. souhaitée] de l'invasion allemande, Winston Churchill annonce que le Royaume-Uni soutiendra l'État soviétique dans son combat contre l'Allemagne et ses alliés de l'Axe (outre l'Allemagne, l'URSS est attaquée par l'Italie, la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie, la Croatie, mais aussi la Finlande qui mène une « guerre de continuation » pour récupérer les territoires perdus en 1940). Une alliance soviéto-britannique est signée dès l'été. Les États-Unis soutiennent quant à eux l'URSS dans le cadre du programme Lend-Lease. La résistance soviétique parvient à ralentir l'avance allemande ; dès le mois d'août, Staline décrète que toute personne se rendant à l'ennemi sera punie de mort. Dans les territoires de l'URSS envahies lors de l'attaque allemande, les occupants sont tout d'abord accueillis de manière relativement favorable en Ukraine ou en Biélorussie, voire parfois comme des libérateurs dans les pays baltes. Hitler, qui considère les Slaves comme des « sous-hommes », n'envisage cependant que le « colonialisme intégral » pour les territoires soviétiques : les méthodes d'occupation particulièrement barbares des troupes nazies retournent bientôt les populations contre les Allemands. Dès 1942, les envahisseurs ont perdu tout crédit auprès des citoyens soviétiques. Menée de manière impitoyable par des généraux efficaces mais très peu regardants sur le coût en vies humaines comme Gueorgui Joukov, l'Armée rouge paie un très lourd tribut au conflit. Les pertes militaires de l'URSS se chiffrent à environ neuf millions. Entre quinze et dix-huit millions de civils soviétiques meurent durant la guerre[458],[452].
Face à la menace, Staline fait appel à une propagande non plus uniquement communiste, mais au contraire d'essence très largement patriotique. Dans son premier discours radiodiffusé durant la guerre, le , il s'adresse à la nation en appelant les citoyens soviétiques non plus uniquement « camarades », mais également « citoyens » et « frères et sœurs ». Les valeurs russes, nationales et patriotiques, déjà remises à l'honneur dans la seconde moitié des années 1930, sont pleinement utilisées dans le discours officiel, qui appelle la nation à une « Grande Guerre patriotique » contre l'envahisseur. Le pouvoir s'emploie à susciter un consensus social en relâchant certains contrôles politiques et se rapprochant de l'église orthodoxe, faisant également des gestes envers les musulmans. Dans les kolkhozes, les paysans bénéficient de plus de liberté pour monnayer leur production personnelle. Dans l'armée, le corps des commissaires politiques est supprimé. Parallèlement au développement d'une idéologie de plus en plus centrée sur le patriotisme et le nationalisme, le pouvoir suprême est de plus en plus personnalisé en URSS, Staline cumulant la direction du Parti, celle du gouvernement et celle des forces armées. À la suite des victoires militaires et du fait de l'aura croissante qu'il acquiert à l'échelle internationale, Staline parvient, malgré sa responsabilité dans les désastres initiaux, à susciter une véritable foi populaire autour de sa personne. Cependant, en dépit de ses appels à l'unité nationale, il continue durant la guerre de persécuter des pans entiers de la population soviétique, cette fois en faisant massivement déporter des nationalités vues comme potentiellement déloyales en temps de guerre (Allemands de la Volga, Tchétchènes, Ingouches, Tatars de Crimée...)[459],[452].
L'URSS contribue plus que tout autre pays allié à la défaite allemande en Europe. La bataille de Stalingrad et celle de Koursk marquent des tournants sur le front de l'Est[452]. Staline et l'URSS sont fêtés par la propagande alliée : la révélation par les Allemands du charnier de Katyń vient cependant, en avril 1943, perturber les relations entre Soviétiques et Britanniques, en même temps qu'elle provoque la rupture des relations entre l'URSS et le gouvernement polonais en exil. L'URSS nie farouchement sa responsabilité dans le massacre, qu'elle attribue aux Allemands ; les services secrets britanniques, au courant de la vérité, s'abstiennent quant à eux de la révéler, afin de ménager les Soviétiques. La rupture avec le gouvernement polonais de Londres facilite en outre la tâche à Staline pour préparer une reprise en main de la Pologne : il concentre son aide sur les communistes polonais, qui forment l'embryon de ce qui sera le pouvoir d'après-guerre. Un corps d'armée polonais loyal aux communistes est formé, tandis que davantage de maquisards soviétiques sont infiltrés en Pologne occupée[452],[460].
Pour améliorer l'image de l'URSS à l'étranger, Staline entreprend de la dissocier de l'idée de révolution mondiale. Cela lui permet non seulement de rassurer Américains et Britanniques, mais également de rendre les partis communistes plus attractifs en faisant disparaître leur lien de subordination évident avec Moscou : en mai 1943, Staline informe Dimitrov de son intention de dissoudre l'Internationale communiste. Ce dernier réunit rapidement le bureau exécutif du Komintern, qui convient que l'organisation a « achevé sa mission » et procède à sa dissolution. Dans les faits, les fonctions du Komintern sont transférées au Département international du Comité central du Parti communiste, département dont Dimitrov prend la tête[461]. Lors de la conférence de Téhéran qui le met, en octobre 1943, en présence de Churchill et Roosevelt, Staline obtient satisfaction sur plusieurs points, notamment sur le déplacement des frontières de la Pologne vers l'Ouest et sur l'annexion des pays baltes[462].
Le poids décisif de l'URSS, « patrie du socialisme », dans le conflit mondial, ainsi que la part prise par les communistes aux mouvements de résistance nationaux, entraînent dans l'opinion occidentale une vague de sympathie sans précédent pour le régime soviétique, et redonnent vigueur aux partis communistes dans le monde entier. Les PC se conforment aux instructions de l'URSS, qui leur demande de soutenir les efforts de guerre de leurs pays respectifs. Des partis comme le Parti communiste britannique et le Parti communiste américain, dont l'image avait souffert du pacte germano-soviétique, reviennent sur le devant de la scène. Le Parti communiste du Canada avait ainsi été interdit au début du conflit, et une partie de ses dirigeants arrêtée ; en 1943, à nouveau autorisé, il obtient un élu au parlement fédéral. En Amérique latine, le nombre de militants communistes passe d'environ 100 000 en 1939 à environ 500 000 en 1947[463],[464]. Aux Indes, le Parti communiste d'Inde soutient l'effort de guerre des Britanniques et, dans le même temps, profite de sa stratégie d'« entrisme » au sein du Congrès pour prendre le contrôle du All-India Trade Union Congress, le syndicat lié à ce parti[247].
L'URSS victorieuseModifier
En 1944, les Soviétiques, ayant désormais repris l'avantage sur le plan militaire, mettent fin au siège de Leningrad ; à l'été, ils lancent une grande offensive vers l'Ouest. L'Armée rouge franchit la frontière finlandaise, libère l'Ukraine et atteint la Pologne. Les communistes polonais réfugiés en URSS au début de la guerre, et renvoyés dans leur pays pour mener la résistance anti-allemande forment, à Lublin, un Comité polonais de libération nationale (dit « Comité de Lublin »). Le Comité, officiellement une alliance « antifasciste », est largement contrôlé par les communistes du Parti ouvrier polonais — parti créé en Pologne occupée pour remplacer le Parti communiste de Pologne anéanti par les purges staliniennes[465]. Lors du soulèvement de Varsovie mené pour l'essentiel par la résistance polonaise non communiste, l'Armée rouge, qui approche de la capitale polonaise, arrête son avance. les troupes soviétiques demeurent ensuite l'arme au pied et s'abstiennent d'apporter une aide substantielle aux insurgés polonais, laissant l'Armia Krajowa, favorable au gouvernement polonais de Londres, se faire écraser par les Allemands[466],[465]. Par la suite, les troupes soviétiques multiplient les arrestations parmi les résistants non communistes. Les cadres communistes polonais, bien que sans réelle implantation populaire, bénéficient du fait d'avoir été les premiers sur place à la suite de l'Armée rouge, et se réservent la direction de la police et de l'armée dans le gouvernement provisoire. C'est un communiste, Władysław Gomułka, qui prend en charge l'administration des territoires polonais ex-allemands, d'où la population allemande doit être expulsée[467].
En août, l'Armée rouge envahit la Roumanie, puis le mois suivant la Bulgarie et la Hongrie, autres pays alliés de l'Allemagne. Le Front patriotique prend le pouvoir en Bulgarie et Kimon Georgiev, chef du Zveno allié aux communistes, devient premier ministre ; en Roumanie, le gouvernement provisoire formé après la chute d'Ion Antonescu est remanié, accueillant un ministre communiste ; dans la Hongrie ravagée par les combats, le gouvernement favorable aux Soviétiques formé en à Debrecen n'a de réelle autorité sur le pays qu'à partir de février 1945[465],[468]. Un traité de paix est conclu avec la Finlande, entérinant les conquêtes territoriales soviétiques : l'URSS ne tente cependant pas d'envahir la Finlande, ni par la suite d'y imposer un régime communiste, à la fois pour complaire aux États-Unis, garantir de bonnes relations avec les pays scandinaves voisins, mais sans doute également du fait du mauvais souvenir laissé par le conflit de 1940, qui aurait par conséquent poussé Staline à éviter une nouvelle guerre avec les Finlandais[469],[470],[471]. Les pays baltes sont reconquis par l'Armée rouge : Lituanie, Estonie et Lettonie redeviennent des républiques soviétiques[472].
En octobre 1944 et alors qu'une grande partie de l'Europe orientale est déjà tombée sous influence soviétique, Churchill propose à Staline lors de la conférence Tolstoï un plan chiffré de partage des zones d'influence en Europe de l'Est : la Roumanie serait à 90 % sous influence soviétique et 10 % sous influence britannique, la Grèce à 90 % sous influence britannique, la Bulgarie à 75 % réservée aux Soviétiques, la Hongrie et la Yougoslavie (la question du régime de ce dernier pays demeurant en suspens) étant partagées à 50 / 50 %[465],[473]. Du 4 au se tient la conférence de Yalta qui règle plusieurs points fondamentaux à l'avantage des Soviétiques, dont le tracé des frontières polonaises, la reconnaissance du Comité de Lublin comme gouvernement légitime de la Pologne et l'occupation militaire de l'Allemagne. En échange d'une déclaration de guerre de l'URSS contre l'empire du Japon, l'État soviétique obtient notamment de pouvoir annexer la moitié sud de Sakhaline et les îles Kouriles. En avril et mai, les Soviétiques entrent dans Berlin, puis dans Prague. L'Est de l'Allemagne et une grande partie de l'Europe orientale sont occupés par l'Armée rouge[474].
Après la fin de la guerre en Europe, l'URSS s'engage à nouveau, lors de la conférence de Potsdam, à déclarer la guerre au Japon : le , entre les deux bombardements atomiques américains sur le Japon, l'Armée rouge envahit la Mandchourie, les îles Kouriles, la Mongolie-Intérieure, Sakhaline et la Corée, accélérant la reddition japonaise et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Soviétiques pillent les infrastructures de l'ex-Mandchoukouo, au grand dam des communistes chinois. Ces derniers gagnent cependant de précieuses bases d'opération dans le Nord-est de la Mandchourie et s'emparent des armes des Japonais grâce à la bienveillance des Soviétiques. Pour faire obstacle au Parti communiste chinois, Tchang Kaï-chek demande aux Soviétiques de rester plus longtemps sur place, ce qui lui permet de se réimplanter dans le Sud de la Mandchourie[475],[476]. Le Nord de la Corée est occupé par les Soviétiques, tandis que les Américains occupent le Sud[477].
Les résistances communistesModifier
En EuropeModifier
Dans les différents pays européens occupés par l'Allemagne et ses alliés, les communistes locaux prennent une part active à la résistance[478] : durant la seconde moitié de 1941, alors que les relations germano-soviétiques se tendent, le Komintern appelle à la création d'alliances politiques regroupant tous les « patriotes » de bonne volonté, dans un objectif de libération nationale. En Europe occupée, des « fronts nationaux » se forment dans la clandestinité, sous le patronage des communistes locaux. À partir de l'invasion de l'URSS en juin 1941, les communistes entrent pleinement dans la résistance et y prennent dans certains pays une part prépondérante : la libération du pays occupé est présentée comme liée au sort de l'URSS, qui fait elle-même figure de « glorieuse avant-garde » dans la lutte contre le fascisme. Dans l'ensemble des pays occupés par l'Allemagne, les communistes sont à partir de 1941 une cible privilégiée de la répression et de la déportation mise en œuvre par les autorités nazies[479]. A contrario, les militants communistes bénéficient, dans le cadre de leurs activités de résistance, de leur culture de « révolutionnaires professionnels » et de leur expérience de la clandestinité[480].
FranceModifier
En France, plusieurs cadres du PCF (dont la direction a été dispersée par l'invasion allemande — Thorez et Marty, notamment, se trouvent à Moscou) parmi lesquels Jacques Duclos et Maurice Tréand, tentent durant les premières semaines de l'occupation d'obtenir une légalisation du parti et de faire reparaître légalement l'Humanité, avant que l'Internationale communiste n'y coupe court. La direction clandestine du PCF entreprend ensuite de reconstituer ses réseaux, sans se livrer à des actes de résistance, renvoyant au contraire dos à dos les partisans de la reprise du conflit, que ce soit pour ou contre l'Allemagne. En avril 1941, le Komintern envoie au PCF une directive demandant la création d'un « Front national large de lutte pour l'indépendance », dans le cadre d'une « lutte pour la libération nationale ». En mai, le PCF crée le Front national dans le cadre de la nouvelle orientation « patriotique ». Des grèves sont organisées par les communistes dans le bassin minier du Nord de la France. Après l'invasion de l'URSS en juin, le PCF s'engage dans des actions violentes de résistance, menées tout d'abord par l'Organisation spéciale (OS), constituée par des militants aguerris, dont des anciens de la Guerre d'Espagne ; en avril 1942, l'OS est remplacée par les Francs-Tireurs et Partisans (FTP). En 1942, les mesures des Allemands et l'amplification de la politique collaborationniste de Vichy provoquent un afflux de volontaires dans les rangs des FTP. Les résistants communistes français sortent ensuite de leur isolement et se rapprochent des autres éléments de la résistance intérieure française comme de la France libre : à la mi-1943, le Front national participe au Conseil national de la Résistance (CNR). L'organisation clandestine du PCF, dirigée par Auguste Lecœur, gagne en puissance jusqu'à prendre largement le contrôle du CNR puis du commandement national des Forces françaises de l'intérieur — le communiste Henri Rol-Tanguy, notamment, dirige les FFI en région parisienne — tout en conservant les FTP en tant que force autonome. Lors de la libération de la France, le pays ne connaît cependant aucune vacance du pouvoir, ce qui permet au GPRF de s'installer aux commandes[481].
BalkansModifier
GrèceModifier
Dans les Balkans occupés, la résistance prend également l'aspect d'une guerre civile entre les factions communistes et non communistes[478]. Le Parti communiste de Grèce, clandestin sous le régime du 4-Août de Metaxás, forme un Front de libération nationale (EAM) qui parvient en deux ans à devenir un véritable mouvement de masse, attirant de nombreux sympathisants non communistes : l'Armée populaire de libération nationale grecque (ELAS), dirigée par Áris Velouchiótis, forme la branche armée de l'EAM qui mène la guérilla contre les occupants allemands, italiens et bulgares tout en entrant également en conflit avec les organisations de résistance non communistes comme l'EDES. L'EAM-ELAS domine très largement les autres mouvements de la résistance grecque : à la fin du conflit mondial, elle étend son influence sur une grande partie du territoire grec[482].
En octobre 1944, les Allemands se retirent de Grèce tandis que les Britanniques, qui souhaitent prévenir une prise de contrôle par les communistes, débarquent en ramenant le premier ministre du gouvernement en exil Geórgios Papandréou. La situation est extrêmement tendue, alors que le pays est en pleine incertitude sur son avenir politique et que les communistes semblent en position de force. En décembre, les ministres de l'EAM démissionnent du gouvernement d'union nationale de Papandréou, puis des affrontements éclatent entre l'ELAS et l'armée britannique ; il s'agit du seul cas où les troupes alliées ont dû combattre la résistance locale durant la Seconde Guerre mondiale. Le comportement des soldats de l'ELAS, notamment les assassinats d'otages « bourgeois », contribuent à détruire une large part du prestige acquis durant la guerre par les communistes grecs. En janvier 1945, après plusieurs semaines de combats, l'ELAS dépose les armes et est dissoute ; l'influence de l'EAM sort très affaiblie des événements de décembre. Au sortir de la guerre, alors que les Grecs doivent encore décider du maintien ou non de la monarchie et de l'éventuel retour de Georges II, la situation demeure explosive[482].
YougoslavieModifier
Dans la Yougoslavie occupée et démembrée par les forces de l'Axe, Tito, secrétaire général du Parti communiste de Yougoslavie clandestin, constitue des forces de résistance connus bientôt sous le nom de Partisans et entame le combat contre les occupants, dans l'espoir d'une arrivée prochaine de l'Armée rouge[483]. Les communistes yougoslaves se trouvent bientôt en conflit avec les Tchetniks, résistants nationalistes serbes commandés par Draža Mihailović : la guerre de résistance en Yougoslavie se double dès lors d'une véritable guerre civile. Si le Royaume-Uni soutient initialement les Tchetniks, ceux-ci s'avèrent être un mouvement moins organisé et moins efficace que les Partisans ; divers chefs Tchetniks s'allient par ailleurs aux Italiens, puis plus tard aux Allemands, pour combattre les communistes. Outre leur expérience de l'action clandestine et de la guérilla - une partie de leurs dirigeants sont d'anciens membres des Brigades internationales - les Partisans ont pour avantage de constituer la seule force de résistance authentiquement « yougoslave » : ils parviennent en effet à attirer des membres issus de différentes nationalités yougoslaves (bien que Serbes et Monténégrins soient, surtout au début, majoritaires parmi eux) et envisagent pour l'après-guerre une organisation fédérale du pays. A contrario, les Tchetniks sont pour l'essentiel des nationalistes serbes et se livrent volontiers à des exactions contre les Croates et les Musulmans[478].
En novembre 1942, les Partisans, maîtres d'une partie du territoire yougoslave, créent le Conseil antifasciste de libération nationale de Yougoslavie (AVNOJ), un « parlement » qui leur permet d'attirer des sympathisants sous la bannière de l'antifascisme. La domination des Partisans sur le terrain et la collaboration d'une partie des troupes Tchetniks avec les occupants finissent par décider Churchill à retirer son appui à Mihailović et à soutenir exclusivement Tito, ce dont il fait part à un Staline surpris lors de la conférence de Téhéran[484]. Le , pendant la conférence de Téhéran, l'AVNOJ proclame le Comité national de libération de la Yougoslavie, un gouvernement qui se présente comme l'autorité légitime du pays, en concurrence avec le gouvernement royal en exil. Sur l'insistance de Churchill, le roi Pierre II reconnaît Tito comme le chef de la résistance yougoslave. En octobre 1944, l'Armée rouge réalise une incursion en Yougoslavie et permet aux Partisans de Tito de prendre Belgrade. Les troupes soviétiques se retirent ensuite et les communistes yougoslaves achèvent par leurs propres moyens de remporter la victoire dans le reste du pays. Tito accepte en mars 1945, à la demande des Britanniques, de reconnaître l'existence d'un conseil de régence : dans les faits, il détient la totalité du pouvoir à la fin du conflit mondial[478],[485],[486].
RoumanieModifier
En Roumanie, le sentiment anti-allemand es resté très vif, tant chez les civils que les militaires, à la suite de la dureté de l'occupation allemande pendant la Première Guerre mondiale, et du fait que depuis son arrivée en Roumanie en , la Wehrmacht s'y comporte en pays conquis, multipliant les réquisitions, bien que le régime d'Ion Antonescu soit l'allié du Reich. Dans ce contexte, les divisions « Vladimirescu » et « Horia-Cloșca-Crișan » sont des équivalents roumains de la division française Leclerc et combattent en URSS contre les nazis. Les communistes roumains, très minoritaires dans la Résistance parviennent, grâce à l'appui soviétique, à pendre le contrôle de ces divisions. Elles grossissent pendant la campagne de l'armée roumaine contre l'URSS (-) d'un grand nombre de déserteurs et de prisonniers roumains faits par l'Armée rouge[487]. La division « Vladimirescu » est commandée par les généraux Nicolae Cambrea et Iacob Teclu. La division « Horia-Cloșca-Crișan » est commandée par le général Mihail Lascăr, qui s'était rendu et joint aux soviétiques à Stalingrad. Après avoir reculé vers l'est devant les forces de l'Axe jusque dans le Caucase, elles avancent vers l'ouest jusqu'à la fin de la guerre, atteignant Bratislava en Slovaquie le [488] et Humpolec en Bohême le [489]. La division « Vladimirescu » (6 000 hommes à sa constitution, 19 000 à la fin de la guerre, surtout des ruraux) est placée en face de divisions nazies ou hongroises et utilisée au combat direct. La division « Horia-Cloșca-Crișan » (5 000 hommes à la fin de la guerre, surtout des citadins) est plutôt utilisée face aux unités de l'armée roumaine sous les ordres du régime Antonescu, en infiltration et propagande pour tenter (surtout pendant et après Stalingrad) de rallier les soldats à la cause Alliée. Quant aux soldats roumains capturés par les Soviétiques, ils préfèrent souvent s'engager dans l'une de ces deux divisions plutôt que d'être envoyés en Sibérie ; ils sont ensuite endoctrinés par des commissaires politiques membres du PCR : le colonel Mircea Haupt (frère de l'historien communiste devenu français, Georges Haupt) pour la division « Vladimirescu » et le colonel Walter Roman (ancien des brigades internationales en Espagne et père du premier ministre roumain Petre Roman) pour la division « Horia-Cloșca-Crișan ». Après la guerre, le , 58 officiers de ces deux divisions reçoivent l'ordre soviétique de la Victoire[490].
Albanie et autres paysModifier
Dans l'Albanie annexée par l'Italie, les Partisans yougoslaves aident les communistes locaux à s'organiser et à créer leur propre parti : c'est avec leur soutien que Enver Hoxha devient, en novembre 1941, le chef du nouveau Parti communiste d'Albanie[491],[492]. Le Mouvement de libération nationale dirigé par les communistes albanais, et dont le principal chef militaire est Mehmet Shehu, vétéran des Brigades internationales, mène ensuite la résistance contre les Italiens ; après le retrait de ces derniers, les communistes affrontent à la fois les Allemands et les nationalistes du Balli Kombëtar. En octobre 1944, à la faveur du retrait allemand, le comité anti-fasciste de libération nationale des communistes albanais devient le gouvernement provisoire du pays, sans que les Soviétiques soient intervenus[493]. En Roumanie, les communistes participent au Conseil national de la résistance contre le régime pro-allemand de Ion Antonescu. En Bulgarie, pays non occupé allié avec le Reich, le Parti communiste bulgare clandestin forme avec d'autres groupes politiques, aux idéologies très diverses, un Front patriotique destiné à combattre la politique pro-allemande de la monarchie[494].
ItalieModifier
Des groupes antifascistes italiens clandestins réfugiés en France fondent en , à Toulouse, un comité unitaire pour la lutte en Italie, qui inclut les communistes. Néanmoins, la résistance italienne se développe réellement après la chute de Mussolini et l'invasion du pays par l'Allemagne en septembre 1943 pour stopper l'avance des Alliés. La chute de Mussolini et l'amnistie prononcée par le nouveau gouvernement italien permettent la libération de nombreux détenus politiques, parmi lesquels des milliers de cadres communistes, prêts pour beaucoup à reprendre la lutte. À travers l'ensemble du pays, des groupes de partisans se forment plus ou moins spontanément pour mener la résistance contre les Allemands et le régime de la République sociale italienne. Un Comité de libération nationale, incluant l'ensemble des partis antifascistes, est fondé dès pour tenter de coordonner la résistance ; les communistes tiennent un rôle de premier plan dans la lutte armée contre l'occupant allemand et ses alliés fascistes, sans en avoir non plus l'exclusivité. À l'été 1944, cependant, plus de la moitié des groupes partisans sont sous l'autorité des communistes : certains croient venue l'heure de la « révolution prolétarienne » mais Palmiro Togliatti, revenu en Italie en , coupe court à leurs espoirs en décrétant que la révolution n'est pas à l'ordre du jour et que l'objectif de la lutte antifasciste est de construire un État démocratique en Italie. Togliatti parle au nom de Staline, qui souhaite préserver l'influence des communistes en Europe de l'Ouest : en s'abstenant de se lancer dans une entreprise révolutionnaire dangereuse qui risquerait d'entraîner leur élimination de la vie politique italienne, les communistes italiens se garantissent une place de premier plan après-guerre grâce à leur forte implication dans la lutte antifasciste. Le Parti communiste italien participe aux gouvernements provisoires successifs, présidés à la fin de la guerre par Badoglio, puis Bonomi[495],[431].
Autres pays européensModifier
En Belgique, le Parti communiste anime le Front de l'Indépendance, qui participe à la résistance avec d'autres organisations non communistes : les Pays-Bas connaissent une situation comparable, de même que la Scandinavie occupée, où les PC locaux contribuent à la résistance aussi bien au Danemark qu'en Norvège. En Tchécoslovaquie occupée, le Parti communiste tchécoslovaque se livre, en Bohême-Moravie comme en Slovaquie, à des actions contre les Allemands : il en retire un réel prestige au sein de la population[496].
En Pologne occupée, le Parti ouvrier polonais lève une force armée, l'Armia Ludowa (Armée du Peuple), mais n'a nullement l'exclusivité de la lutte contre l'occupant et se trouve en conflit avec les autres branches de la résistance : l'AL, beaucoup moins importante que l'Armia Krajowa, ne parvient à s'assurer la prééminence au moment de la défaite allemande que grâce à la présence des troupes soviétiques et du fait de l'écrasement des résistants non communistes lors du soulèvement de Varsovie[497].
En Extrême-OrientModifier
En Asie, outre la participation du Parti communiste chinois à la guerre en Chine, des mouvements de résistance communistes participent, dans certains pays occupés, à la lutte contre l'envahisseur japonais. Aux Philippines, le Parti communiste philippin crée l'organisation des Hukbalahap, soit Armée populaire anti-japonaise. En Malaisie, le Parti communiste malais, qui compte surtout dans ses rangs des membres de la minorité chinoise, forme l'Armée anti-japonaise des peuples de Malaisie[498].
En Indochine française où les troupes japonaises stationnent à leur guise depuis 1940, Nguyễn Ái Quốc, chef du Parti communiste indochinois, revient au pays après trente ans d'absence et de missions au service du Komintern : il crée en mai 1941 le Việt Minh (« Ligue pour l'Indépendance du Viêt Nam ») qui se veut un vaste « front national » rassemblant toutes les classes sociales sous un programme nationaliste. Des maquis naissent à la frontière chinoise, mais la surveillance des autorités coloniales françaises oblige les dirigeants nationalistes vietnamiens à se réfugier dans le Sud de la Chine. En août 1942, Nguyễn Ái Quốc est arrêté par le gouvernement chinois du Kuomintang ; en son absence, le Việt Minh étend ses réseaux en Indochine et prend progressivement le contrôle d'une série de villages. Le chef du Việt Minh est ensuite libéré par les Chinois, peut-être à l'instigation des États-Unis qui ignorent à la fois son identité réelle et son affiliation communiste et voient en lui un allié potentiel. L'activisme Việt Minh, qui entretient des contacts avec les services secrets américains, redouble en 1943, ce qui amène les Français à renforcer leur surveillance. En mars 1945, les Japonais prennent le contrôle de l'Indochine et anéantissent l'administration coloniale française. Alors que le territoire vietnamien est en plein chaos et souffre, durant l'année 1945, d'une terrible famine, le Việt Minh étend son contrôle sur les campagnes, ne rencontrant que peu d'opposition de la part des Japonais qui tiennent surtout les grandes villes. En août 1945, après le bombardement atomique de Nagasaki, Nguyễn Ái Quốc, qui se fait désormais appeler Hô Chi Minh, décrète un « soulèvement général » contre les Japonais. Durant l'épisode dit de la révolution d'Août, le Việt Minh prend le contrôle du pays de manière inégale, sans partage au Nord et de façon moins assurée au Sud. Les Japonais résistent peu et présentent finalement leur reddition au Việt Minh plutôt qu'aux Alliés, laissant délibérément l'Indochine dans une situation impossible pour les Français. Le 2 septembre, Hô Chi Minh proclame l'indépendance de la « république démocratique du Viêt Nam » et prend la tête d'un gouvernement provisoire à Hanoï[499],[500],[501],[502].
L'essor du communisme après 1945 et le début de la guerre froideModifier
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'URSS, dont les troupes occupent la majeure partie de l'Europe de l'Est, étend son influence de manière spectaculaire : Winston Churchill déclare en mars 1946 « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l'Adriatique, un rideau de fer s'est abattu à travers le continent »[503]. Dès 1946, les relations entre l'URSS et ses anciens alliés, le Royaume-Uni et les États-Unis, se dégradent. L'URSS et les États-Unis, tous deux membres fondateurs de l'ONU, apparaissent comme les deux superpuissances majeures de l'après-guerre et entreprennent d'étendre et de consolider leurs influences respectives dans le monde d'après-guerre. Les États-Unis proposent en 1947 un vaste plan d'aide pour la reconstruction de l'Europe, le plan Marshall, qui contribue à convaincre Staline que la division du monde en deux blocs rivaux est inévitable. Le président américain Harry Truman est de son côté convaincu de la nécessité de mettre en place une politique de « containment » (endiguement) de l'expansion communiste : sa position prend le nom de doctrine Truman[504],[505]. Quelques mois après le lancement du plan Marshall — refusé par les pays d'Europe de l'Est sous influence soviétique — l'URSS met en place un nouvel organisme assurant la liaison entre les PC européens, le Kominform (abréviation en russe de Bureau d'information des partis communistes et ouvriers) : lors de sa première réunion, le délégué soviétique Andreï Jdanov présente le monde comme divisé entre un camp « anti-démocratique et impérialiste » et un autre « anti-impérialiste et démocratique ». Cette conception prend le nom de doctrine Jdanov[506].
Entre 1945 et 1949, des régimes communistes sont mis en place dans l'ensemble des pays d'Europe de l'Est et d'Europe centrale, constituant l'ensemble politique connu sous le nom de bloc de l'Est. Inspiré par l'expression de « démocratie populaire » utilisée par la propagande des Partisans yougoslaves, Joseph Staline adopte le terme et en fait le nouveau mot d'ordre des mouvements communistes européens, en le définissant comme une voie vers le socialisme alternative à la dictature du prolétariat. L'ensemble des régimes communistes — ou « pays frères » — mis en place en Europe se présentent ensuite comme des « démocraties populaires », concept que Dimitrov présente d'abord comme un « pouvoir démocratique, reposant sur la coopération des pouvoirs politiques antifascistes avec un rôle essentiel des communistes et des forces de la gauche », avant de la définir comme une nouvelle forme de la dictature du prolétariat[507],[508]. Dans la majorité des pays, la période de prise de pouvoir par les communistes se fait sous l'égide de gouvernements de coalition (« fronts ») dont l'orientation officielle est celle de l'antifascisme. Les communistes usent d'un mélange de manipulations et d'actions légales pour s'assurer le contrôle de tous les leviers du pouvoir, usant de manœuvres de terreur. Ils réussissent cependant à susciter, au moins dans les premiers temps, l'adhésion d'une partie de la population à qui est promise, après des années de guerre, d'occupation et de dictature, la construction d'un « système démocratique original adapté à chaque pays ». Ce soutien populaire, qui n'est pas absolu, est aussi très inégal selon les pays. Il n'en est pas moins réel dans l'immédiat après-guerre, et les communistes en bénéficient notamment en Yougoslavie, en Bulgarie et en Tchécoslovaquie[509],[510]. Dans l'ensemble des pays communistes, l'opposition politique est progressivement éliminée et la société civile neutralisée[510] ; les partis socialistes d'Europe de l'Est sont liquidés, avec la complicité d'une partie de leurs cadres qui, ralliés aux communistes, poussent à la fusion avec les PC[511].
Dans plusieurs pays occidentaux, les communistes deviennent au sortir de la guerre, grâce à leur implication dans la résistance, des acteurs essentiels de la vie politique : tout en demeurant des alliés de l'URSS, les partis communistes demeurent des partis de premier plan dans des pays comme la France et l'Italie. En Asie, le pays le plus peuplé du monde devient communiste en 1949 avec la proclamation de la république populaire de Chine. La « guerre froide » qui oppose désormais les pays communistes au « monde libre » donne lieu à des conflits ouverts comme la guerre civile grecque en Europe et, en Asie, la guerre d'Indochine et surtout la guerre de Corée[512]. L'extension du communisme en Extrême-Orient donne naissance à l'expression « rideau de bambou », pour désigner un équivalent asiatique du rideau de fer. La période 1949-1950 marque une phase culminante de la guerre froide, avec le blocus de Berlin, la création de deux États allemands distincts, la formation de l'OTAN que l'URSS interprète comme une menace directe, l'explosion de la première bombe A soviétique qui signe l'entrée de l'URSS dans la catégorie des puissances nucléaires et le déclenchement de la guerre de Corée[513].
Instauration des régimes communistes en Europe de l'EstModifier
Formation du BlocModifier
YougoslavieModifier
En Yougoslavie, la victoire militaire des Partisans permet au Parti communiste de Yougoslavie dirigé par Tito de s'assurer dès 1945 le monopole du pouvoir. La force des communistes tient dans leur capacité à transcender les barrières ethniques et à proposer un projet national authentiquement yougoslave : les trois quarts des communistes yougoslaves sont morts pendant la guerre mais une campagne massive de recrutement permet d'attirer environ 140 000 membres en 1945, puis 300 000 militants durant les quatre années qui suivent le conflit. Durant ses premiers mois au pouvoir, Tito écrase ce qui reste des troupes des Oustachis et des Tchetniks et purge à la fois les opposants et les collaborateurs, lors d'épisodes comme le massacre de Bleiburg : au cours des deux premières années de l'après-guerre, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers de personnes périssent en Yougoslavie[514],[515],[516]. Dès , une grave crise éclate entre la Yougoslavie et l'Italie lorsque Tito occupe la Vénétie julienne et l'Istrie, régions annexées par l'Italie après la Première Guerre mondiale et dont il souhaite s'emparer. La population italienne de ces territoires, assimilée aux fascistes, fait l'objet d'un nettoyage ethnique : plusieurs milliers d'Italiens sont tués, notamment durant les massacres des foibe. Sous la pression des Soviétiques qui souhaitent éviter des tensions avec les Alliés, Tito doit finalement se résoudre à partager avec les Britanniques l'occupation de ces zones, qui deviennent provisoirement le Territoire libre de Trieste[517].
Le gouvernement de Tito, formé en , compte plusieurs royalistes afin de complaire aux Alliés, mais les communistes écartent bientôt leurs partenaires, Tito usant de tactiques staliniennes impitoyables. Des opposants sont condamnés pour « collaboration », aux côtés d'authentiques pro-nazis serbes et croates. Des élections législatives sont organisées en novembre 1945 mais les manœuvres d'intimidation sont telles que les partis non communistes se retirent du scrutin : le Front populaire des communistes constitue alors la liste unique lors du scrutin. La monarchie yougoslave est officiellement abolie immédiatement après le scrutin, laissant place à la république fédérative populaire de Yougoslavie. Plus aucune activité politique n'est autorisée en dehors du Front populaire, le PCY devenant parti unique. Les organisations religieuses, dont certaines ont collaboré durant la guerre, sont persécutées. Le pays s'emploie à tenter de résoudre ses fractures ethniques en adoptant une forme fédérale : la Serbie, la Slovénie, le Monténégro, la Macédoine, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine composent désormais, de manière théoriquement égalitaire, les républiques de la nouvelle Yougoslavie, où toutes les nationalités voient leur spécificité reconnue[514],[515],[516].
AlbanieModifier
L'Albanie voisine, dont les communistes ont été largement soutenus par les Partisans de Tito pendant le conflit, apparaît au sortir de la Seconde Guerre mondiale comme une « annexe » politique de la Yougoslavie, dont elle est alors très dépendante. Les communistes s'arrogent tous les pouvoirs dès l'automne 1944, éliminant leurs rivaux du Balli Kombëtar : un « gouvernement démocratique » est proclamé en octobre. Le Front démocratique du Parti communiste d'Albanie, réplique du Front populaire yougoslave, organise en l'élection d'une assemblée constituante, et remporte officiellement 93 % des suffrages. Le Parti communiste d'Albanie — rebaptisé en 1952 Parti du travail d'Albanie — devient parti unique. La république populaire d'Albanie est officiellement proclamée en janvier 1946, avec Enver Hoxha comme chef du gouvernement[514],[515],[516].
PologneModifier
En Pologne, Stanisław Mikołajczyk, chef du Parti paysan et ancien premier ministre du gouvernement polonais en exil, accepte en juin 1945 - à la demande des Anglo-Américains qui souhaitent mettre en œuvre la transition démocratique prévue par les accords de Yalta - de participer au gouvernement de coalition avec les communistes. Ces derniers jouent habilement des dissensions au sein des autres partis et proposent un programme séduisant, dont les grandes lignes sont empruntées à leurs adversaires politiques. Alors que les élections sont repoussées, les communistes organisent un plébiscite portant sur la réforme agraire et les nationalisations, la suppression du Sénat et la reconnaissance des frontières du pays. L'absence de ligne cohérente des opposants permet au Parti ouvrier de faire approuver le plébiscite par 63 % des suffrages. Contrôlant les médias, les communistes s'arrogent le mérite de la réforme agraire au détriment du Parti paysan. Grâce au soutien de cadres socialistes polonais convertis à leur cause comme Józef Cyrankiewicz, il s'assurent l'alliance du Parti socialiste polonais. En janvier 1947, des élections législatives en grande partie truquées accordent à la coalition dirigée par le Parti ouvrier polonais plus de 80 % des suffrages. Bolesław Bierut devient président de la République et Cyrankiewicz premier ministre. Dans le courant de l'année, la répression s'accroit en Pologne et Mikołajczy doit fuir pour éviter d'être arrêté. Les socialistes sont absorbés par les communistes au sein du Parti ouvrier unifié polonais (POUP, ou PZPR), dirigé par Władysław Gomułka. Un Parti paysan unifié est créé pour servir, avec le Parti démocratique, de parti satellite au POUP[518],[519].
RoumanieModifier
En Roumanie, l'émissaire soviétique Andreï Vychinski menace le roi Michel Ier de faire tirer sur ses partisans si le monarque ne se plie pas aux exigences soviétiques. Le , Nicolae Rădescu est remplacé à la tête du gouvernement par Petru Groza, chef du « Front des laboureurs » inféodé aux communistes. Ceux-ci détiennent désormais plusieurs ministères, le chef du Parti, Gheorghe Gheorghiu-Dej, étant ministre de l'économie. Les communistes roumains sont dans les premiers temps particulièrement tributaires de la présence des troupes soviétiques : leur campagne de terreur menée lors de la prise du pouvoir en mars- et l'instauration de « tribunaux populaires » aux pouvoirs discrétionnaires permettent de neutraliser la classe politique et les syndicats non-communistes. L'administration est épurée pour laisser la place à des cadres proches du Front National Démocratique, la coalition procommuniste au pouvoir. Malgré la violence des « milices populaires » communistes, les élections organisées à la demande des Occidentaux sont, le , gagnées par le Parti paysan et le Parti libéral mais, sur pression de Joseph Staline, le Parti des travailleurs roumains — nom alors utilisé par le Parti communiste roumain — est déclaré majoritaire. Le code pénal roumain est révisé pour assurer aux communistes un arsenal répressif et les arrestations se multiplient dans les rangs de l'opposition. Une police politique aux pouvoirs très étendus, la Securitate, est mise en place. Le roi est contraint à l'abdication en décembre 1947, puis expulsé du pays, et la République populaire roumaine est proclamée. Petru Groza demeure chef du gouvernement et Gheorghe Gheorghiu-Dej devient chef de l'État[520],[521].
BulgarieModifier
En Bulgarie, les communistes ne représentent qu'un des éléments du Front patriotique mais ils parviennent, en usant des diverses manœuvres, à diviser les agrariens et les sociaux-démocrates. Une campagne de terreur menée lors de la prise du pouvoir en et l'instauration de « tribunaux populaires » permettent de neutraliser la classe politique bulgare demeurée à l'écart du Front patriotique : entre 1944 et 1949, 86 lieux de détention administrative existent en Bulgarie. Georgi Dimitrov, revenu en Bulgarie, reprend la direction du Parti. En septembre 1946, un plébiscite est organisé pour abolir la monarchie ; le mois suivant, des élections, marquées comme en Roumanie par des incidents sanglants, donnent la victoire au Front patriotique avec des chiffres officiels de 78 %. Dimitrov succède à son allié Kimon Georgiev comme chef du gouvernement de la république populaire de Bulgarie ; la nouvelle constitution, rédigée en URSS, est adoptée en décembre 1947. Le , Nikola Petkov, dirigeant de l'Union nationale agraire et obstacle à l'hégémonie des communistes, est arrêté en pleine séance du parlement, sous l'accusation de tentative de coup d'État et de menées terroristes. Il est condamné à mort et pendu le . Les communistes bulgares s'assurent le monopole du pouvoir et l'Union nationale agraire est réduite au rang de parti-satellite au sein du Front patriotique. Le dernier député d'opposition est arrêté en [522],[523],[524].
TchécoslovaquieModifier
En Tchécoslovaquie — l'un des rares pays d'Europe de l'Est à ne pas être occupé par les troupes soviétiques, qui ne sont pas demeurées sur place après leur offensive sur Prague en 1945 — le Parti communiste tchécoslovaque arrive au pouvoir par ses propres moyens. En 1945, le PCT fait partie du gouvernement de coalition mis en place par le président Edvard Beneš. Grâce à leur opposition avant-guerre aux accords de Munich et à leur participation à la résistance durant l'occupation, les communistes, dirigés par Klement Gottwald, Antonín Zápotocký et Rudolf Slánský, bénéficient d'un réel soutien populaire et obtiennent 37,9 % des suffrages lors des élections législatives de 1946[509].
La Tchécoslovaquie accepte d'abord le Plan Marshall, puis le refuse sur injonction de Staline. Le Parti communiste prend ensuite la décision de réaliser un coup de force pour achever de faire passer le pays dans l'orbite soviétique : grâce notamment à la complicité du ministre de la défense, alors non communiste, Ludvík Svoboda, ils prennent progressivement le contrôle des forces de sécurité, profitant également de la maladie d'Edvard Beneš pour étendre leur influence. En février 1948, lors de l'épisode dit du coup de Prague, les communistes s'emparent du pouvoir : alors que les ministres non communistes commettent l'erreur de remettre leur démission du gouvernement pour protester contre les manœuvres communistes, des milices ouvrières, hâtivement armées, sont formées dans tout le pays par les communistes pour intimider l'opposition et soutenir la « révolution ». Le président de la république, très affaibli, accepte le départ de ses ministres et la constitution d'un nouveau gouvernement composé pour moitié de communistes. Ces derniers ont alors le champ libre pour imposer leurs mesures, notamment celle d'une liste unique aux élections législatives. Le pouvoir passe aux mains du Front national dirigé par le Parti communiste, qui épure les partis politiques et renforce l'alliance avec l'URSS. L'administration est rapidement purgée. Les comités d'action révolutionnaires désignent de nouvelles municipalités. En mai, des élections sont organisées et le Front national remporte 90 % des suffrages. Gottwald devient président de la république pour remplacer Beneš démissionnaire et une nouvelle constitution est adoptée, achevant d'instaurer le régime communiste en Tchécoslovaquie[525],[526].
HongrieModifier
En Hongrie, le Parti communiste hongrois, dirigé par Mátyás Rákosi — membre en 1919 du gouvernement de la République des conseils — Ernő Gerő et Imre Nagy, participe au gouvernement de coalition mais ne bénéficie pas au sortir de la guerre d'une réelle assise populaire. En novembre 1945, les élections législatives, organisées honnêtement, sont remportées par le Parti des petits propriétaires. Rákosi emploie alors une stratégie graduelle, désignée du nom de tactique du salami, pour s'emparer des leviers du pouvoir et éliminer les opposants en conduisant les partis non communistes, dûment infiltrés, à se scinder ou à fusionner avec les communistes. Ceux-ci s'arrogent les ministères clés : László Rajk, ministre de l'intérieur, met sur pied une police secrète, l'AVH, et entreprend de susciter un régime de terreur en liquidant peu à peu l'opposition. En 1947, lors de nouvelles élections, les communistes obtiennent un peu moins de 23 % des voix grâce à des fraudes : la coalition de gauche qu'ils dirigent, le Front démocratique, obtient 45,3 % des suffrages. Le Parti entreprend un recrutement massif, atteignant les 650 000 membres en . Fusionnant avec le Parti social-démocrate de Hongrie, le Parti communiste devient le Parti des travailleurs hongrois. Avant même la mise en place définitive du régime communiste, Rákosi entreprend de purger le Parti, éliminant une partie des cadres qui étaient restés en Hongrie durant l'entre-deux-guerres, comme János Kádár et László Rajk. Kádár est emprisonné et Rajk condamné à mort et exécuté. En , de nouvelles élections sont convoquées, le Front démocratique présentant cette fois une liste unique, qui remporte 95,6 % des suffrages. Une nouvelle constitution est adoptée, la Hongrie devenant la république populaire de Hongrie, et le Parti des travailleurs devient parti unique[527],[528].
Allemagne de l'EstModifier
Dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne, qui correspond à l'Est du pays, le Parti communiste d'Allemagne est, le , le premier parti allemand à se reconstituer après la défaite du régime nazi. Les cadres du KPD, revenus au pays avec le « groupe Ulbricht » ramené par les Soviétiques ou sortis de la clandestinité, entreprennent de prendre le contrôle des administrations, nommant dans les villes des maires non communistes flanqués de cadres communistes. Après sa reformation, le KPD publie un manifeste modéré, qui ne réclame ni une économie socialiste ni un système de parti unique. Soutenus par l'occupant soviétique, les communistes entreprennent de se rallier l'ensemble du personnel politique, qui obtempère sous la pression ou par opportunisme. Les partis autorisés dans la zone soviétique sont tous réunis au sein de la coalition du « Bloc antifasciste ». En avril 1946, les parties des appareils du KPD et du Parti social-démocrate d'Allemagne présentes dans la zone soviétique fusionnent pour donner naissance au Parti socialiste unifié d'Allemagne (SED). Malgré cette stratégie unitaire, le nouveau parti ne parvient à obtenir la majorité dans aucune province lors des élections organisées en 1946, les communistes allemands étant associés par la population à l'occupation soviétique. Le , les trois zones d'occupation de Berlin-Ouest par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis adoptent une nouvelle monnaie en remplacement de la monnaie d'occupation, sans consulter l'URSS, qui occupe la quatrième zone de Berlin. Les Occidentaux veulent ainsi détacher économiquement la Trizone de la zone soviétique : Staline proteste contre ce qu'il considère être une violation des accords de Potsdam, en vertu desquels les quatre puissances occupantes exercent une souveraineté collective sur l'Allemagne. En réaction, les Soviétiques organisent le blocus des zones occidentales de la ville ; l'URSS barre les voies terrestres d'accès à Berlin-Ouest pour y prévenir l'implantation de la nouvelle monnaie. Alors que la tension en Allemagne entre Est et Ouest atteint son comble, l'aviation occidentale met en place un pont aérien de marchandises vers Berlin-Ouest afin d'en ravitailler la population. Staline lève finalement le blocus en mai 1949. Le , à l'Ouest, l'Allemagne renaît en tant qu'entité politique indépendante avec la proclamation du gouvernement de la République fédérale d'Allemagne (RFA, dite Allemagne de l'Ouest). À l'Est, le camp communiste réagit en proclamant le 7 octobre la République démocratique allemande (RDA, dite Allemagne de l'Est) : Wilhelm Pieck, militant communiste depuis l'époque du spartakisme, devient président de la république et l'ancien social-démocrate Otto Grotewohl chef du gouvernement : Walter Ulbricht, autre vétéran du KPD et secrétaire général du SED à partir de 1950, est dans les faits le principal dirigeant du régime. La coalition du Bloc antifasciste, dominée par le SED et réunissant les autres partis autorisés en RDA, est rebaptisée Front national de l'Allemagne démocratique[529],[530],[531].
Fonctionnement des régimes communistes est-européensModifier
Les effectifs des partis communistes d'Europe de l'Est, qui s'organisent et recrutent dès 1945-1946, augmentent massivement dans tous les pays[532]. Alors qu'aucun n'était puissant avant-guerre à l'exception des PC soviétique et tchécoslovaque, tous deviennent progressivement des partis de masse, du fait notamment de leur monopole ou quasi-monopole de la vie publique et des avantages procurés à leurs adhérents[533]. Les cadres des PC au pouvoir deviennent, sur le modèle soviétique, des élites sociales bénéficiant de multiples privilèges, la possession de la carte du Parti devenant un atout sur les plans social et professionnel. Cette nouvelle élite est désignée avec le temps, en URSS comme ailleurs, du nom de nomenklatura[534]. Les dirigeants du Parti communiste local, de l'armée, des diverses bureaucraties et des organisations sociales jouissent de nombreux avantages (attributions de logements, magasins spéciaux, facilités de voyages, et, grâce à des salaires plus élevés, de niveaux de vie supérieurs au reste de la société)[535]. Le Yougoslave Milovan Djilas, ancien proche de Tito passé à l'opposition, emploie en 1957 l'expression « nouvelle classe » pour désigner la catégorie de cadres issus de l'appareil des partis de type bolchevik[536],[537].
Dans les pays d'Europe de l'Est, des maquis de résistance anticommuniste existent durant les premières années de la Guerre froide et mènent une lutte armée contre les nouveaux régimes : c'est notamment le cas en Pologne[538], en Bulgarie[539] et en Roumanie[540], mais aussi dans certains territoires réannexés par l'URSS comme les pays baltes - où la guérilla antisoviétique reçoit le nom de « frères de la forêt » - ainsi qu'à l'Ouest de la Biélorussie et de l'Ukraine[541].
Dans les faits, les dirigeants des régimes communistes européens sont dans leur majorité directement subordonnés à Staline, qui va jusqu'à leur imposer ses propres horaires de travail très particuliers, les appelant en plein milieu de la nuit pour des entretiens téléphoniques. Des milliers de conseillers militaires et économiques soviétiques sont envoyés en Europe de l'Est. Des émissaires de l'URSS sont en contact régulier avec les dirigeants est-européens, l'URSS disposant de ses réseaux d'informateurs au sein de partis communistes locaux : seuls les Yougoslaves font preuve de suffisamment d'indépendance pour congédier les informateurs à la solde des Soviétiques. En est créé le Conseil d'assistance économique mutuelle (CAEM, également désigné par l'acronyme anglais COMECON), structure économique qui lie l'URSS et les différents pays communistes européens[542]. Très dépendants politiquement et économiquement de l'URSS, les régimes communistes est-européens s'inspirent étroitement, dans un premier temps, du modèle soviétique. L'armée et la police constituent d'importants groupes de pression, concentrant en leur sein une grande partie des pouvoirs. Des polices politiques, comme l'ÁVH hongroise, l'UDBA yougoslave, la Securitate roumaine ou la Stasi est-allemande, sont créées dans tous les pays communistes : elles bénéficient de pouvoirs exorbitants, qui leur permettent de faire régner un climat de terreur. Des systèmes d'économie planifiée sont mis en place, l'agriculture est collectivisée au sein de coopératives agricoles, avec des succès inégaux selon les pays, du fait notamment de la mauvaise volonté du monde paysan. En 1955, seule la république populaire de Bulgarie affiche un pourcentage très élevé (61 %) de terres agricoles intégrées dans les coopératives, tandis que la République populaire roumaine et la république populaire de Pologne dépassent à peine les 10 %. Au contraire, les nationalisations des banques, du commerce extérieur, des sources d'énergie, des transports et de l'industrie progressent assez rapidement, facilitées notamment par la confiscation de l'économie de la plupart de ces pays par les Allemands durant la guerre. Des politiques d'industrialisation massive sont mises en œuvre en appliquant un credo productiviste[543],[544].
Les églises sont contrôlées, marginalisées et mises au pas[545]. Un effort colossal de propagande est fourni pour diffuser l'idéologie marxiste-léniniste et embrigader la société au sein d'organisations de masse (syndicats inféodés au Parti, organisations de femmes, organisations de jeunesse…)[546]. Dans certains pays du bloc, plusieurs partis sont autorisés à exister tout en demeurant subordonnés au PC local, à l'image du Parti paysan unifié polonais ou des chrétiens-démocrates est-allemands. L'existence d'un multipartisme de façade constitue un alibi libéral à usage externe, tout en maintenant l'image d'une coalition des forces « antifascistes ». Ces partis ont également pour fonction d'aider à diffuser l'idéologie officielle auprès des catégories sociales qui forment leur électorat traditionnel[547].
Si les régimes communistes ne garantissent pas dans les faits l'égalité totale entre les citoyens, du fait notamment des privilèges accordés à la nomenklatura, ils mettent en œuvre des mesures destinées à favoriser le progrès social : le droit à l'éducation gratuite pour tous est instauré, de même que l'accès à la culture, les écarts de salaires sont réduits et toutes les personnes bénéficiant d'un emploi se voient garantir le droit au logement, au remboursement des frais médicaux et à la retraite[548].
Rupture avec la YougoslavieModifier
Alors même que tous les régimes communistes est-européens n'ont pas encore achevé de se mettre en place, le bloc de l'Est subit un remous important en 1948 au moment de la rupture entre l'URSS et la Yougoslavie (dite également « schisme yougoslave »). Tito apparaît dans les premières années de l'après-guerre comme un stalinien loyal. Staline s'agace néanmoins de l'activisme des Yougoslaves, que ce soit dans le contexte de la guerre civile grecque où leur interventionnisme est jugé dangereux par les Soviétiques, ou dans le projet d'une fédération balkanique entre la république fédérative populaire de Yougoslavie et la république populaire de Bulgarie : le dirigeant bulgare Georgi Dimitrov se déclare initialement favorable à ce dernier projet mais se rétracte au début de 1948 après une réprimande de la Pravda. L'URSS voit d'un mauvais œil les ambitions de la Yougoslavie de constituer une puissance majeure dans les Balkans[549],[515].
En , l'URSS rappelle ses conseillers et instructeurs militaires de Yougoslavie en se plaignant de l'attitude des autorités yougoslaves. Soviétiques et Yougoslaves entament alors un échange de messages qui vire au dialogue de sourds, chacun protestant contre l'attitude de l'autre. L'URSS vise à ébranler le pouvoir de Tito et à provoquer son renversement par la faction pro-soviétique du Parti communiste de Yougoslavie ; le PCY refuse un arbitrage du Kominform. À la seconde conférence du Kominform, en juin 1948, le parti yougoslave est violemment attaqué par le Français Jacques Duclos et l'Italien Palmiro Togliatti ; le Kominform publie ensuite une résolution condamnant la politique suivie par le parti yougoslave, qui est exclu de l'organisation. Une violente campagne de propagande contre Tito, accusé de tous les maux idéologiques, est menée par tous les partis communistes fidèles à Staline sur le continent européen. Tito, cependant, tient bon et consolide sa position au sein du PCY[550],[551], qu'il purge au contraire de ses éléments favorables à Staline, dont beaucoup sont envoyés dans la prison de l'île de Goli Otok[552].
Purges politiques au sein du Bloc de l'EstModifier
L'accusation de « titisme » devient, dès la rupture soviéto-yougoslave, un prétexte pour purger les appareils des partis communistes est-européens, qui subit une nouvelle forme de « bolchévisation », soit de reprise en main après la crise de 1948. En 1948-1949, de nombreux dirigeants et cadres communistes considérés comme trop nationalistes ou simplement trop indépendants sont déchus de leurs fonctions sous diverses accusations dont, notamment, celle de collusion avec Tito. Beaucoup sont condamnés à des peines de prison, voire à mort, dans ce qui va devenir les "purges staliniennes de 1949-1953"[553], qui ont en particulier « fait disparaître de la scène européenne la figure du Juif révolutionnaire », au coeur « d'une tradition politique profondément enracinée »[554], notamment en Allemagne, et se transformant en France en purges politiques des années 1950 à la direction du PCF.
Dans de nombreux cas, les communistes restés sur le sol national dans l'entre-deux-guerres et durant la guerre sont éliminés au profit de ceux ayant passé des années en URSS : mais l'inverse est également fréquent[555].
L'épuration des PC peut se diviser en deux phases : la première vise des dirigeants politiques « nationaux » au profit de « moscovites », soit de cadres plus proches de l'URSS ; la seconde vise, sous l'accusation fréquente de « cosmopolitisme », des cadres, souvent d'origine juive, dont le principal crime est d'avoir été, en tant que membres des Brigades internationales ou du Komintern, les témoins des méthodes d'épuration staliniennes. La dénonciation, sur un ton « hystérique », du « titisme hitléro-fasciste » et la chasse aux « déviationnistes » visent à éliminer toute dissidence potentielle au sein du camp communiste[555].
En Pologne, Władysław Gomułka, l'un des dirigeants communistes les plus indépendants, qui n'hésite pas à critiquer publiquement les pillages commis par l'Armée rouge[556], est démis de son poste de secrétaire général du Parti au profit de son rival Bolesław Bierut. En Bulgarie, le vice-premier ministre Traïcho Kostov est arrêté et condamné à mort au cours d'un procès grossièrement mis en scène ; ceci permet à Valko Tchervenkov, qui le remplace, d'écarter un rival pour la succession de Georgi Dimitrov alors très malade. C'est ce même contexte qui voit en Hongrie l'élimination de László Rajk par Mátyás Rákosi. En Albanie, Enver Hoxha se défait de son rival le ministre de la défense Koçi Xoxe, qu'il fait condamner à mort. En Tchécoslovaquie, le secrétaire général du Parti Rudolf Slánský est relevé de ses fonctions en 1951 et remplacé par Antonín Novotný ; Mátyás Rákosi se charge de fournir au président tchécoslovaque Klement Gottwald des « noms suspects » issus de la procédure du procès de László Rajk, qui permettent de dresser une liste des personnalités à éliminer. Des cadres dirigeants du Parti communiste tchécoslovaque, dont Slánský, sont ensuite arrêtés et inculpés pour trahison et espionnage. S'ensuit en novembre 1952 une mascarade judiciaire, connue sous le nom de procès de Prague : elle se déroule dans le cadre d'une campagne de propagande aux nets accents antisémites, onze accusés sur quatorze étant juifs et dénoncés par conséquent comme des « sionistes » forcément portés à trahir. Slánský et dix des autres inculpés sont condamnés à mort et exécutés. En Roumanie, Gheorghe Gheorghiu-Dej parvient dans le courant de 1952 à faire démettre et emprisonner plusieurs hauts dirigeants du régime qui rivalisaient avec lui en influence, dont la ministre des affaires étrangères Ana Pauker[557],[558].
Le communisme yougoslave après 1948Modifier
Après sa rupture avec l'URSS, la Yougoslavie se trouve dans un premier temps isolée en Europe, la république populaire d'Albanie, jusque-là son alliée proche, choisissant le camp soviétique[559]. Mais, dès 1949, les États-Unis commencent à apporter leur aide au régime de Tito. Ce dernier est alors amené à adopter une nouvelle voie économique, du fait notamment de la nécessité de rembourser les prêts américains. L'économie yougoslave, jusque-là « militarisée », est rationalisée dans une recherche de l'équilibre budgétaire. Tito décide de confier la gestion des entreprises à des conseils ouvriers, pour aller à l'encontre du « capitalisme d'État » soviétique. Si, dans les faits, l'autogestion yougoslave demeure limitée, les conseils ouvriers étant supervisés par l'État et devant respecter les objectifs officiels, cette évolution est présentée comme un retour aux sources du marxisme. Le type de gouvernement communiste pratiqué par Tito est désigné du nom de « titisme »[560] (initialement un terme péjoratif employé par les staliniens), Tito lui-même utilisant l'expression « yougoslavisme » pour qualifier sa recherche du consensus social et de la performance économique. La Yougoslavie demeure, sur le plan politique, un État à parti unique, mais Tito, qui n'a pour sa part aucune prétention à être un théoricien politique original, encourage le débat en son sein et la réflexion autour de la doctrine marxiste. Le Parti est rebaptisé en 1952 Ligue des communistes de Yougoslavie afin de se différencier des autres partis communistes. Tandis que l'État yougoslave s'engage vers une décentralisation croissante des institutions, la Yougoslavie devient le plus ouvert et le plus prospère des pays communistes européens, connaissant un fort taux de croissance dans les années 1950 et s'ouvrant largement au tourisme venu de l'Ouest. Les Yougoslaves voyagent eux aussi avec une liberté accrue, ramenant des influences occidentales. Tito gouverne quant à lui dans un style « monarchique », possède de nombreuses et luxueuses résidences en Yougoslavie et s'entoure d'un culte de la personnalité. S'il se réconcilie en 1955 avec les Soviétiques à l'initiative de ces derniers, le dirigeant yougoslave continue ensuite de cultiver son indépendance et entretient de bonnes relations avec les pays occidentaux, s'en tenant à une politique de neutralité sur le plan international. En 1955, la Yougoslavie participe à la conférence de Bandung, qui donne quelques années plus tard naissance au Mouvement des non-alignés dont elle est l'un des membres fondateurs[560],[561],[562].
Dans le reste du monde occidentalModifier
En EuropeModifier
Dans la majorité des pays d'Europe de l'Ouest et d'Europe du Nord (France, Italie, Finlande, Belgique, Autriche, Norvège, Grèce, Saint-Marin...) les partis communistes locaux participent aux gouvernements provisoires issus du conflit mondial. Au début de la guerre froide, et au moment de la formation du bloc de l'Est, les partis communistes quittent les gouvernements et, pour la plupart, déclinent rapidement. La Grèce, qui sombre dans la violence puis dans une véritable guerre civile, représente un cas particulier en Europe. Dans les autres pays, les PC locaux sont simplement marginalisés au sein du jeu démocratique, victimes de leur proximité avec l'URSS[563],[564] : certains, comme le Parti communiste des Pays-Bas, ont perdu près de la moitié de leurs adhérents dès le début des années 1950[565]. En 1948, s'exprimant à la tribune de l'ONU, le ministre belge des affaires étrangères Paul-Henri Spaak va jusqu'à qualifier les PC européens de « cinquième colonne » de l'URSS[566]. Si l'on excepte le cas du petit État de Saint-Marin, les PC ne demeurent des forces électorales de premier plan que dans trois pays : la France, l'Italie et la Finlande[563],[564].
La guerre civile grecqueModifier
En Grèce, les communistes quittent le gouvernement au moment des évènements de . La tension politique demeure extrême, et débouche en 1946 sur une guerre civile, qui dure jusqu'en 1949. Márkos Vafiádis dirige l'Armée démocratique de Grèce, la nouvelle force armée mise sur pied par le Parti communiste de Grèce, ainsi que le gouvernement provisoire mis en place par les communistes dans les zones sous leur contrôle. Staline, qui juge que l'insurrection en Grèce n'a aucune chance de réussir et souhaite éviter un conflit direct avec les pays occidentaux, s'en tient aux accords conclus en 1944 avec Churchill et n'accorde pas d'aide aux insurgés grecs, s'irritant même du soutien logistique que leur apporte la Yougoslavie jusqu'à la rupture de 1948[567],[568].
Les communistes grecs, qui réalisent en leur propre sein des épurations sanglantes durant le conflit, sont finalement défaits par les troupes gouvernementales : entre 80 000 et 100 000 d'entre eux se réfugient dans les pays du bloc de l'Est, où certains sont par la suite victimes des diverses purges mises en œuvre soit par les pays qui les accueillent, soit par la direction du Parti communiste de Grèce exilé[569]. Une autre partie de l'appareil du KKE demeure sur le sol grec : bien que leur parti soit officiellement interdit, les communistes grecs « de l'intérieur » continuent de participer aux élections par l'entremise d'une coalition formée avec d'autres groupes, la Gauche démocratique unie (EDA)[570]. L'EDA obtient d'ailleurs de très bons résultats, et remporte 25 % des suffrages lors des législatives de 1958[564].
En FranceModifier
En France, le Parti communiste français réalise une percée historique aux élections de 1945 et atteint son apogée à celles de novembre 1946, où il remporte 28,3 % des suffrages. Les effectifs du parti, devenu en nombre de voix le premier de France, sont en pleine explosion au début de la Quatrième République : le PCF s'implante très fortement dans le monde ouvrier, dans le monde rural et dans le monde intellectuel. Ses bastions d'avant-guerre se renforcent : le Parti est particulièrement présent dans le Nord, la région parisienne - où les mairies communistes constituent une « ceinture rouge » autour de la capitale - le Centre et le Sud-Est. Si la revendication du PCF d'être devenu le « parti de l'intelligence » est exagérée, il n'en exerce pas moins un magistère considérable dans les milieux intellectuels, s'implantant notamment dans les écoles normales supérieures. Les communistes acquièrent de nombreux « compagnons de route », ou simplement de sympathisants, en la personne d'intellectuels prestigieux, dont l'existentialiste Jean-Paul Sartre[571]. Le poids des communistes français dans la vie intellectuelle est particulièrement fort et lorsque le livre du dissident soviétique Victor Kravtchenko, J'ai choisi la liberté, paraît en France, il fait l'objet d'une violente campagne de dénigrement : Kravtchenko finit par attaquer en diffamation le journal communiste Les Lettres françaises et gagne son procès en 1949[563].
Le PCF participe au gouvernement de coalition d'après-guerre mais la situation intérieure se tend bientôt, notamment du fait du contexte international, dont la guerre d'Indochine. L'expérience gouvernementale du PCF prend fin en octobre 1947 quand ils sont exclus du deuxième gouvernement Paul Ramadier. Les espoirs du PCF de revenir au pouvoir sont bientôt déçus et le Parti est renvoyé dans l'opposition pour des décennies, tout en restant très bien implanté sur le plan électoral. En 1947, la CGT participe à une série de grèves insurrectionnelles, lancées à l'origine à la régie Renault par des trotskystes ; de nombreuses autres actions de grève ont lieu l'année suivante. À partir de 1947, le Parti entreprend de resserrer son organisation pour gagner en efficacité : les effectifs militants diminuent ensuite nettement. Les communistes français usent par ailleurs de l'argument pacifiste en lançant en 1950 le Mouvement de la paix : avec l'« appel de Stockholm », pétition lancée par le Conseil mondial de la paix pour réclamer l'interdiction de l'arme atomique, les communistes s'approprient en partie, en France et ailleurs, la thématique pacifiste[572].
Au sein du PCF le culte de la personnalité de Maurice Thorez atteint son apogée à la fin des années 1940. Dans le même temps, l'appareil fait l'objet de purges : en 1950, 14 membres titulaires du comité central sont écartés. Des compagnons de route comme Vercors ou des intellectuels membres du parti comme Edgar Morin ou Marguerite Duras s'en éloignent, du fait de son raidissement stalinien et de la répression au sein du Bloc de l'Est. En 1952, alors que Maurice Thorez, malade, est soigné à Moscou, son entourage élimine ses rivaux André Marty et Charles Tillon. Ces derniers, soumis à des attaques politiques d'une rare violence, sont évincés de la direction, Marty finissant par être exclu du parti[573],[563].
En ItalieModifier
En Italie, le Parti communiste italien, dirigé par Palmiro Togliatti, retire une aura très importante de sa participation à la résistance contre l'occupant allemand et les fascistes en 1943-45. En 1946, le nombre de ses adhérents dépasse deux millions, en comptant les Jeunesses communistes. Le PCI participe jusqu'en mai 1947 au gouvernement de coalition issu de la guerre, mais en est ensuite évincé sous la pression des États-Unis[574].
Dépassé lors des élections générales de 1946 par le Parti socialiste italien, il s'allie ensuite à celui-ci au sein du Front démocratique populaire, sous les couleurs desquelles il affronte la Démocratie chrétienne d'Alcide De Gasperi lors des élections générales de 1948. Le Front démocratique populaire dépasse 30 % des suffrages mais est largement battu par la DC, qui devient le parti hégémonique de gouvernement en Italie. Rejeté dans l'opposition au niveau national, le PCI est néanmoins devenu largement dominant au sein de la gauche italienne. Tout en conservant sa rhétorique révolutionnaire, il joue le jeu des institutions démocratiques et évite les débordements : lorsque Togliatti est blessé dans un attentat en , l'Italie connaît des grèves massives et des émeutes quasi insurrectionnelles. Les dirigeants des syndicats communistes et du PCI, ainsi que Togliatti lui-même depuis son lit d'hôpital, lancent cependant des appels à l'apaisement et mettent un terme au mouvement. Des bordiguistes animent un Parti communiste internationaliste, mais les disciples italiens de Bordiga ne sont pas en mesure de rivaliser avec le PCI et demeurent insignifiants sur le plan électoral. Togliatti, ayant totalement rompu avec la notion de parti d'avant-garde des premières années du communisme italien, conçoit désormais le PCI comme un parti de masse, cette condition étant obligatoire pour rivaliser avec la DC : le Parti acquiert également un fort rayonnement dans les milieux culturels italiens, touchant notamment les écrivains et les cinéastes. La Confédération générale italienne du travail, la plus importante centrale syndicale italienne, est majoritairement communiste. Le PCI demeure, pour le reste de son histoire, le deuxième parti italien après la DC : implanté dans tout le pays, il dispose notamment de bastions en Émilie-Romagne, en Toscane et en Ombrie, où il exerce une véritable hégémonie politique[575],[576].
En FinlandeModifier
Au sortir de la guerre, l'URSS n'a pas tenté de faire de la Finlande un pays communiste, et s'est contentée de s'en assurer la neutralité. Les Soviétiques ont néanmoins obtenu la légalisation du Parti communiste de Finlande. Le PC finlandais participe au gouvernement jusqu'en 1948, année où il se présente aux élections législatives sous les couleurs de la Ligue démocratique du peuple finlandais, une coalition regroupant les forces situées à gauche du Parti social-démocrate. Relégué dans l'opposition après sa défaite, le Parti communiste de Finlande continue de développer une culture politique ouvriériste qui lui permet de conserver de solides positions électorales : en 1958, la Ligue démocratique remporte 23,3 % des suffrages, ce qui lui permet de constituer le groupe parlementaire le plus important à la Diète nationale[563].
Si Juho Kusti Paasikivi (Parti de la Coalition nationale), président de la Finlande de 1946 à 1956, se conforme au principe de neutralité, son successeur, Urho Kekkonen (Parti du centre), chef du gouvernement à partir de 1950 puis président de la République de 1956 à 1982, fait le choix d'une politique d'amitié de plus en plus marquée avec l'URSS. Cette ligne donne naissance, dans les années 1970, à l'expression « finlandisation », qui désigne le fait, pour un pays, de se soumettre peu ou prou aux intérêts d'un voisin plus puissant[577].
En RFAModifier
En Allemagne de l'Ouest, le Parti communiste d'Allemagne (KPD) continue d'exister indépendamment du SED est-allemand, avec qui il se dit lié au sein d'une « communauté de travail socialiste »[578]. Ses effectifs et ses résultats électoraux déclinent rapidement au début de la guerre froide : s'il attire encore 5,7 % des voix en 1949, il tombe à 2,2 % en 1953 et perd sa représentation parlementaire. En 1956, il est interdit par le Tribunal constitutionnel fédéral, qui juge que ses buts sont incompatibles avec le maintien d'une constitution démocratique. Une partie de ses dirigeants passe à l'Est ; des militants — environ 7 000 aux alentours de 1960 — continuent d'animer à l'Ouest un KPD clandestin[564],[579]. Ce n'est qu'en 1968 qu'un nouveau parti, le Parti communiste allemand (DKP) réapparaît en Allemagne de l'Ouest, les autorités s'abstenant cette fois de le dissoudre dans le contexte de la détente[580] : malgré le soutien de la RDA qui lui permet d'avoir une visibilité certaine, ce nouveau parti demeure au stade du groupuscule[581].
En AutricheModifier
Du fait notamment de la présence des Soviétiques parmi les forces d'occupation, le Parti communiste d'Autriche (KPÖ) participe au gouvernement de coalition de l'immédiat après-guerre. Mais, aux élections de , les communistes ne remportent que 5 % des voix. Ils quittent le gouvernement deux ans plus tard. En 1950, une tentative de grève générale, qui fait alors craindre un coup d'État communiste, renforce l'anticommunisme en Autriche et contribue à réduire l'influence du PC local. Le retrait des troupes d'occupation soviétiques en 1955, puis l'insurrection de Budapest l'année suivante, affaiblissent encore le KPÖ, qui perd en 1959 ses derniers élus au parlement[582].
En BelgiqueModifier
Le Parti communiste de Belgique est, comme la plupart des PC ouest-européens, très affaibli par le début de la guerre froide, la rupture de son alliance avec le Parti socialiste contribuant encore à son isolement. Il perd une partie de ses militants et la plupart de ses élus au parlement fédéral. En 1950, son président, Julien Lahaut, est assassiné par des inconnus. Des conflits internes au parti entraînent ensuite, en 1954, la destitution de l'ensemble du bureau politique. La nouvelle direction, moins radicale que la précédente, est favorable à un retour à l'alliance avec les socialistes, mais l'influence du PCB n'en continue pas moins à décliner : le parti passe de 12,7 % des suffrages en 1946 à 3,6 % en 1954. Il ne compte alors plus que deux députés fédéraux[583],[564].
Au Royaume-UniModifier
Le Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB), dirigé par Harry Pollitt, est dans une situation particulière du fait de ses relations avec les travaillistes et avec les syndicats : lors des élections de 1945, privilégiant toujours la bonne entente avec le Labour, il ne présente qu'un nombre réduit de candidats pour ne pas gêner celui-ci. Lors du scrutin de 1950, qui a lieu après la création du Kominform, les communistes s'opposent au contraire frontalement aux travaillistes : ils présentent cinq fois plus de candidats, mais attirent cinq fois moins d'électeurs qu'en 1945. Cette stratégie ayant mis les syndicalistes communistes en porte-à-faux vis-à-vis de leurs alliés travaillistes et le début de la guerre froide lui ayant fait perdre de nombreux militants, le CPGB décide de changer à nouveau d'orientation : avec l'accord des Soviétiques, il abandonne les revendications révolutionnaires pour se concentrer sur le combat syndical et prôner une « voie britannique vers le socialisme ». Il présente peu de candidats lors du scrutin anticipé de 1951, sans pouvoir cependant empêcher la défaite du Labour[584],[585].
En SuisseModifier
Les communistes suisses, pour remplacer leur ancien parti interdit en 1940, fondent en 1944 le Parti suisse du Travail. En 1945, l'interdiction des organisations communistes est levée, ce qui permet au nouveau parti de se présenter ouvertement comme le successeur du Parti communiste suisse. Le Parti du Travail connaît initialement, comme son prédécesseur, un certain succès auprès de l'électorat ouvrier : il remporte son score le plus élevé en 1947, avec 5,1 % des suffrages. Dès le début de la guerre froide, cependant, il perd plus de la moitié de ses électeurs. La direction du Parti connaît en outre des remous : son secrétaire général Karl Hofmaier en 1947, puis son président Léon Nicole en 1952, sont évincés et remplacés par des dirigeants jugés plus soumis aux consignes de l'URSS[586].
À Saint-MarinModifier
À Saint-Marin, micro-État enclavé dans le territoire de l'Italie — et par conséquent très influencé par le contexte politique italien — le Parti communiste saint-marinais gouverne avec le parti socialiste local, après que leur coalition a remporté les élections de . Le pays connait alors des tensions avec le gouvernement démocrate-chrétien italien. En 1957, l'entrée en dissidence de plusieurs élus socialistes au Grand Conseil général met la coalition au pouvoir en minorité. Communistes et socialistes présentent alors en bloc la démission de leurs conseillers — parmi lesquels les dissidents, sans l'accord de ces derniers — dans le but de provoquer de nouvelles élections : une crise éclate entre l'opposition, qui dénonce une partie des démissions comme illégitimes et proclame un gouvernement provisoire, et les Capitaines-régents, qui refusent de reconnaître ce gouvernement. L'intervention des carabiniers italiens permet de ramener le calme à Saint-Marin et les Capitaines-régents reconnaissent finalement le gouvernement non communiste. La nouvelle majorité est ensuite confirmée lors des élections de 1959[587].
Aux États-UnisModifier
Aux États-Unis, le secrétaire du Parti communiste USA, Earl Browder, se permet de manifester son indépendance en prônant une voie réformiste et la coexistence pacifique du capitalisme et du socialisme : le Français Jacques Duclos est chargé en 1945 de condamner la ligne de Browder, qui est ensuite exclu de son propre parti. Dans les années suivantes, alors que les États-Unis connaissent un renouveau de la « peur rouge », le CPUSA est quasiment réduit à néant par le climat de guerre froide : il ne compte plus que trois mille membres en 1957. Les dirigeants du parti communiste américain sont arrêtés en 1948 et condamnés à des peines de prison pour incitation au renversement du gouvernement et « conspiration » en ce sens. Le McCarran Internal Security Act sur les « activités subversives », adopté en 1950, permet ensuite de poursuivre le PC américain en tant qu'« instrument de l'étranger »[588],[589].
Joseph McCarthy, sénateur du Wisconsin, mène une violente campagne dénonçant les infiltrations communistes au sein du gouvernement, des médias et des milieux culturels. Ses accusations, souvent excessives et abusives, contribuent à susciter aux États-Unis un climat de très vif anticommunisme : de nombreuses personnalités sont amenées à être interrogées par le Comité des activités anti-américaines de la Chambre des représentants. La période dite du maccarthysme s'accompagne de certaines affaires retentissantes comme celle de la condamnation à mort des époux Rosenberg pour espionnage au profit de l'URSS. McCarthy lui-même est finalement discrédité après avoir été condamné par le Sénat pour abus de pouvoir ; néanmoins, les idées communistes sont totalement marginalisées aux États-Unis. Les notions mêmes de socialisme, voire de libéralisme politique, deviennent suspectes aux yeux d'une part importante de l'opinion américaine. Même après la fin du maccarthysme, le CPUSA reste confiné dans la marginalité, son soutien inconditionnel à la politique soviétique achevant de le discréditer au cours des décennies suivantes[588],[589].
En Amérique latineModifier
En Amérique latine, les partis communistes ont acquis au fil des années dans plusieurs pays, comme le Chili, Cuba, le Brésil, l'Uruguay, le Venezuela et le Guatemala, une véritable base ouvrière et populaire, qui leur confère une influence syndicale et électorale. Les PC existent dans un contexte politique fortement empreint de nationalisme et de populisme qui leur impose diverses adaptations et constitue parfois un obstacle à leur développement, notamment au Mexique où le PC ne parvient pas à se développer. Les États-Unis, très influents dans cette région du monde, pèsent également sur la politique répressive des gouvernements locaux à l'encontre des communistes[590].
Si la ligne stalinienne domine largement et est suivie par les PC latino-américains sans originalité particulière, des organisations trotskystes existent également, dont certains acquièrent une vraie influence comme le Parti ouvrier révolutionnaire en Bolivie[591]. En Argentine, le Parti communiste peut, après la chute de Juan Perón, bénéficier de son opposition à ce dernier pour gagner en audience dans les milieux universitaires et syndicaux. Cependant, ses structures militantes restent ensuite languissantes, le péronisme demeurant le principal vecteur de contestation. Le Parti communiste brésilien est légalisé en 1945 : en s'opposant au pouvoir des grands propriétaires fonciers et des hommes d'affaires et en suivant la ligne de Luís Carlos Prestes, il parvient à augmenter rapidement le nombre de ses adhérents, qui passe de 4000 à 200 000 entre 1945 et . En , le gouvernement réagit et le PCB est interdit. Il continue ensuite d'exister clandestinement durant la décennie suivante en misant sur la démocratisation de la société brésilienne, mais le coup d'État de 1964, qui met en place la dictature militaire, vient ruiner ses plans. L'échec de la stratégie de Prestes entraîne la scission du parti en de multiples tendances[590]. Le Parti communiste du Chili est interdit en 1948[403] ; à nouveau légalisé dix ans plus tard, reprend une politique d'alliance avec le Parti socialiste du Chili au sein du Front d'Action Populaire (FRAP). Le socialiste Salvador Allende est le candidat malheureux de l'alliance PS-PC à l'élection présidentielle de 1958[592]. Le Parti communiste du Venezuela rejoint en 1958 la coalition de Rómulo Betancourt, lors du retour de ce dernier au pouvoir[593].
Globalement, l'URSS se montre très prudente dans son implication en Amérique latine, jugeant que la pénétration des préceptes marxistes, malgré l'influence des PC et de certains groupes chrétiens progressistes, y est encore trop faible pour susciter des mouvements de masse. C'est contre l'avis des Soviétiques, qui jugent la coalition trop fragile, que le Parti guatémaltèque du travail s'allie au gouvernement de Jacobo Arbenz ; Arbenz est d'ailleurs renversé en 1954 lors d'un coup d'État, que la CIA organise pour s'opposer à la diffusion du communisme en Amérique centrale[594].
À Cuba, où Fulgencio Batista est revenu au pouvoir en 1952 via un coup d'État, le Parti socialiste populaire, le PC cubain, se trouve désormais dans l'opposition. Le , des insurgés, conduits notamment par Fidel Castro et son frère Raúl, attaquent la caserne de Moncada. Si Raúl Castro est membre de l'organisation de jeunesse du PSP, Fidel Castro n'a alors guère de liens avec les communistes. L'attaque échoue totalement et débouche sur la mort d'une grande partie des assaillants ; Fidel et Raúl Castro sont emprisonnés. L'attitude de Fidel Castro durant son procès le rend ensuite célèbre dans tout le pays. Batista profite de cet épisode pour faire dissoudre le Parti socialiste populaire, qui n'était pour rien dans l'affaire. En 1955, le président cubain commet l'erreur de promulguer une amnistie : les frères Castro, libérés, se rendent au Mexique où ils entreprennent de réorganiser leur groupe, désormais baptisé Mouvement du 26-Juillet, pour reprendre la lutte armée. Fidel Castro ne semble pas avoir eu à l'époque d'idéologie clairement définie ; il fait cependant différentes rencontres dans les rangs communistes. Dont celle, importante pour la suite, d'un militant communiste argentin, Ernesto « Che » Guevara, qui rejoint aussitôt le combat des révolutionnaires cubains[595],[596]. À l'époque, Fidel Castro lui-même, interrogé par la presse mexicaine, nie vivement être communiste[597].
Conflits militaires et implantation du communisme en AsieModifier
Victoire des communistes en ChineModifier
La Chine est, au sortir de la guerre mondiale, dans une situation économique et politique critique. La tension entre nationalistes et communistes étant à nouveau à son maximum, les États-Unis tentent une médiation et organisent à partir d' des pourparlers à Chongqing, réunissant Tchang Kaï-chek et Mao Zedong : les deux dirigeants chinois annoncent les principes d'une coopération. Le général George Marshall, nommé ambassadeur des États-Unis en Chine, fait son possible pour obtenir la formation d'un gouvernement de coalition. Le gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek gère l'économie du pays, ruinée par le conflit, de manière désastreuse : le retour des troupes nationalistes dans les villes libérées des Japonais s'accompagne de réquisitions et d'impôts qui aggravent la situation des populations, dans un contexte de chômage massif en milieu urbain et de famines dans certaines régions. Entretemps, les communistes mobilisent à leur profit la paysannerie de la Chine du Nord, via des promesses de réforme agraire. Dès la fin des pourparlers de paix, la lutte pour le contrôle territorial de la Chine reprend de plus belle, et débouche en 1946 sur une reprise ouverte de la guerre civile chinoise. Tchang, qui bénéficie d'un soutien financier massif de la part des Américains, commet l'erreur de concentrer l'essentiel de ses forces dans les grandes villes, ce qui l'oblige à étirer démesurément ses troupes pour affronter les communistes ; ces derniers mènent essentiellement des actions de guérilla et n'attaquent ouvertement les unités du Kuomintang que quand ils sont sûrs de pouvoir les écraser. Les nationalistes prennent la place-forte communiste de Yan'an mais dans le courant de 1947, les communistes réalisent une contre-attaque. Dans le Nord-est, le général communiste Lin Biao mène une guerre de mouvement qui aboutit à isoler les nationalistes dans les villes qu'ils tiennent. Dans le Nord et le Nord-est, les communistes remportent la victoire en s'appuyant notamment sur la mobilisation des campagnes, via l'endoctrinement de la population et les avantages apportés par la réforme agraire. Le dispositif nationaliste s'effondre également en Chine centrale. À mesure que les combats progressent, les communistes parviennent de plus en plus souvent à mettre la main sur le matériel militaire américain et à enrôler dans leur Armée populaire de libération de nombreux militaires nationalistes. Marshall, nommé Secrétaire d'État, dissuade les États-Unis d'intervenir. En janvier 1949, Pékin est encerclée et le gouverneur nationaliste se rend avec toutes ses troupes. Le gouvernement nationaliste se réfugie sur l'île de Taïwan, où se maintient l'État de la république de Chine, qui conserve le siège de la Chine à l'ONU[598]. Le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclame la république populaire de Chine. Mao devient chef de l'État et Zhou Enlai premier ministre ; le nouveau régime contrôle toute la Chine à l'exception temporaire du Yunnan et du Xinjiang, ainsi que du Tibet qui échappe au contrôle chinois depuis 1912[599].
Les Soviétiques font initialement preuve de peu d'enthousiasme face aux succès des communistes chinois, dont ils ne saluent la victoire qu'une fois les combats définitivement achevés. Ce n'est qu'après deux mois de longues et laborieuses négociations que l'URSS et la république populaire de Chine signent, le , un traité d'amitié, d'alliance et d'assistance mutuelle valable pour trente ans. L'URSS se montre circonspecte envers son nouvel allié, le traité semblant surtout motivé par l'hostilité commune envers les États-Unis[600]. Mao retire une très mauvaise impression du voyage qu'il effectue en URSS pour les besoins de la signature du pacte et apprécie peu l'attitude condescendante des Soviétiques à son égard ; l'appui de l'Union soviétique lui est néanmoins encore indispensable pour rebâtir la Chine[601]. L'alliance n'en produit pas moins une grande impression en Occident, où l'on parle à l'époque de « bloc sino-soviétique »[602]. En outre, la naissance du régime communiste chinois bouleverse les équilibres géopolitiques de la région et influe de manière décisive sur les conflits en Corée et en Indochine française[601].
Premières années du régime maoïsteModifier
En république populaire de Chine, des campagnes contre la corruption et les « ennemis de l'État » sont menées : le nouveau régime met en œuvre une vaste épuration des cadres et partisans du Kuomintang, tandis que la réforme agraire détruit les élites villageoises. Des millions d'« ennemis du peuple » sont envoyés dans des camps. En 1951, l'épuration devient plus vigoureuse encore ; la campagne des « Trois Anti » pourchasse la corruption, le gaspillage et le « bureaucratisme » et purge les cadres hérités de l'ancien régime. En réussissant à restaurer l'ordre, le régime communiste parvient à rendre à l'économie chinoise un cours normal, pour la première fois depuis très longtemps. La politique menée par Mao Zedong s'inspire de celle de l'URSS jusqu'au milieu des années 1950 : un plan quinquennal vise le doublement de la production industrielle et l'augmentation de 25 % de la production agricole. Entre 1953 et 1955, le gouvernement chinois suit trois axes destinés à parfaire la « soviétisation » de la Chine : le renforcement du pouvoir du Parti, la collectivisation de l'agriculture, et l'industrialisation[603]. À la fin de 1956, la totalité des 120 millions de familles rurales chinoises est insérée dans le réseau des coopératives agricoles[604]. L'éducation est développée : le nombre d'enfants inscrits à l'école primaire passe de 24 millions en 1949 à 64 millions en 1957, et le nombre de Chinois suivant des études supérieures est multiplié par deux, sans que les grandes différences entre le milieu urbain et le monde rural soient pour autant résorbées[605].
En février-, alors que la guerre civile chinoise n'est pas encore terminée, des délégués chinois assistent à Calcutta à une conférence des « jeunes étudiants d'Asie du Sud-Est combattant pour la liberté et l'indépendance », puis au congrès du Parti communiste d'Inde, où ils lient la « campagne de libération des Chinois » au « mouvement de libération des peuples d'Asie du Sud-Est ». Sur le plan international, la Chine intervient ensuite directement pour défendre la « révolution », dans le cadre de la guerre de Corée et de la guerre d'Indochine ; elle tente d'exporter plus avant le communisme en Asie en soutenant les rébellions en Malaisie, aux Philippines et en Birmanie, influençant également les partis communistes indien et indonésien. Les efforts de la république populaire de Chine pour exporter son modèle n'obtiennent cependant guère de résultats positifs : en Thaïlande, les Chinois incitent le Parti communiste thaïlandais à prendre les armes, mais la tentative d'insurrection échoue totalement et n'aboutit qu'à l'interdiction du parti thaïlandais. Le régime maoïste sous-estime globalement la résistance des dirigeants nationalistes asiatiques, qui ont obtenu l'indépendance de leurs pays en dehors de toute révolution communiste. La Chine renonce par ailleurs définitivement à annexer la Mongolie-extérieure, la république populaire mongole étant soutenue par l'URSS[606].
La république populaire de Chine, qui continue à ne pas être représentée à l'ONU, réussit ensuite, dans les années 1950, une percée diplomatique en participant à la conférence de Bandung et en nouant des contacts diplomatiques avec divers pays asiatiques, dont notamment l'Inde, puis avec des pays africains, à commencer par l'Égypte de Nasser. Un traité commercial est conclu avec le Japon, qui ne reconnaît pas pour autant le gouvernement de Mao[607].
La république populaire de Chine parvient par ailleurs à reprendre le contrôle du Tibet dès : le territoire tibétain est envahi par 84 000 soldats chinois et, en mai 1951, les représentants du 14e dalaï-lama à Pékin doivent signer l'accord en 17 points sur la libération pacifique du Tibet, qui reconnaît le bien-fondé de l'intervention chinoise et la souveraineté de la Chine sur le Tibet. En 1959, le soulèvement tibétain est écrasé par une répression qui fait entre 2 000 et 20 000 morts ; le dalaï-lama se réfugie en Inde pour y animer un gouvernement en exil. En 1965, l'administration du Tibet est réorganisée, pour former la région autonome du Tibet[608].
La guerre de CoréeModifier
Dans le Nord de la Corée libérée des Japonais, les occupants soviétiques soutiennent en février 1946 la formation d'un gouvernement provisoire, sous les auspices d'un front uni dominé par les communistes coréens. Kim Il-sung, un militant tout juste revenu de plusieurs années d'exil en URSS, en prend la tête. Un nouveau parti communiste, le Parti du travail de Corée, est créé. Si Kim Il-sung est entièrement redevable aux Soviétiques de son accession au pouvoir, il parvient ensuite à manœuvrer efficacement pour imposer son autorité, face aux autres factions communistes qui comprennent les Coréens demeurés au pays durant l'occupation japonaise et le « groupe de Yenan » proche des Chinois. Les Soviétiques laissent de surcroît aux Coréens une large autonomie dans la gestion de leurs affaires intérieures[609]. En 1948, deux semaines après la proclamation officielle au Sud de la république de Corée, les communistes proclament la république populaire démocratique de Corée (dite plus couramment Corée du Nord) qui dispute aussitôt la souveraineté à l'autre État coréen. Kim Il-sung parvient à convaincre Staline de l'opportunité d'une incursion militaire au Sud, afin de réunifier toute la Corée sous la bannière communiste[610]. Staline ne croit initialement pas à l'intervention des États-Unis après leur « lâchage » de Tchang Kaï-chek et désire concurrencer Mao en Asie[513] : en juin 1950, la Corée du Nord attaque la Corée du Sud, déclenchant la guerre de Corée. Profitant de l'absence temporaire de l'URSS des instances de l'ONU — l'État soviétique s'est en effet retiré pour protester contre la non-reconnaissance de la république populaire de Chine — les Nations Unies autorisent l'intervention d'une force militaire, largement dominée par les États-Unis, pour défendre le Sud[513].
L'avancée des troupes nord-coréennes, qui avaient pris Séoul, est stoppée net par la force d'intervention des Nations unies commandée par le général Douglas MacArthur, qui les repousse vers le Nord, reprend Séoul et s'empare de Pyongyang. Staline convainc alors Mao d'intervenir dans le conflit coréen. Trois millions de soldats chinois, commandés par Peng Dehuai et présentés officiellement comme une « Armée de volontaires », franchissent la frontière nord-coréenne pour venir au secours de Kim Il-sung. L'URSS n'intervient pas officiellement, mais équipe les troupes chinoises et nord-coréennes[610]. Chinois et Nord-Coréens repoussent les forces de l'ONU vers le Sud et prennent une nouvelle fois temporairement Séoul. La guerre de Corée menace le monde du déclenchement d'une Troisième Guerre mondiale, mais le président américain Harry Truman repousse la requête de MacArthur, qui souhaitait l'emploi de l'arme atomique[611]. La Chine paie un lourd tribut au conflit — plus de 800 000 soldats tués, dont le fils de Mao Zedong — mais elle y gagne la modernisation de son armée et le renforcement de la cohésion du Parti communiste dans la lutte contre l'« ennemi numéro un du peuple chinois », ainsi que le maintien d'un régime ami à sa frontière. Après une contre-attaque des Nations unies en 1951, les troupes communistes sont à nouveau repoussées au Nord. La ligne des combats se stabilise et l'URSS contribue rapidement à des ouvertures diplomatiques pour régler le conflit. L'armistice de Panmunjeom, en juillet 1953, met un terme à la guerre et scelle la division de la Corée, dont le Nord et le Sud sont désormais séparés par la zone coréenne démilitarisée[612]. La guerre de Corée marque un tournant dans la guerre froide, de par le refus des Américains de recourir à l'arme nucléaire, dont l'emploi est considéré comme trop risqué ; elle entraîne également un renforcement de la cohésion du monde occidental et de l'atlantisme, ce que Staline n'avait pas prévu[613].
De la guerre d'Indochine à la guerre du Viêt NamModifier
En Indochine française, le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient commandé par le général Leclerc débarque en octobre 1945, plusieurs semaines après les Britanniques et les Chinois, et reprend progressivement le contrôle de la colonie. Au Nord, le gouvernement indépendantiste, où le Việt Minh est allié au VNQDD et à d'autres forces non communistes, tente péniblement de nourrir la population et de gérer les affaires courantes, mais annonce une série de mesures sociales, dont une réforme agraire. En novembre, le Parti communiste indochinois proclame, afin de rassurer les partenaires du Việt Minh, son autodissolution : dans les faits, les responsables du Parti officiellement disparu continuent de contrôler la ligue Việt Minh. En mars 1946, les accords Hô-Sainteny conclus par Hô Chi Minh avec le commissaire du GPRF Jean Sainteny, prévoient la reconnaissance par la France d'un État vietnamien au sein de l'Union française. Le 18 mars, Leclerc peut rentrer dans Hanoï[614]. Mais la conférence de Fontainebleau, prévue par les accords et qui se tient à l'été 1946, tourne ensuite à vide. Un modus vivendi franco-vietnamien prévoit de reprendre les pourparlers au plus tard en janvier 1947, après l'entrée en vigueur de la constitution de la Quatrième République. En novembre 1946, l'armée française bombarde le port de Haiphong. Si Hô Chi Minh continue ensuite de se montrer officiellement conciliant, Võ Nguyên Giáp, chef militaire du Việt Minh, prépare l'Armée populaire vietnamienne au combat. Le 19 décembre, le Việt Minh tente un coup de force dans l'ensemble du territoire vietnamien, échouant malgré des combats très âpres à Hanoï, mais détruisant une partie de l'administration française, ainsi qu'une partie des infrastructures et certaines petites villes coloniales. Le gouvernement indépendantiste prend le maquis, déclenchant la guerre d'Indochine[615].
L'insurrection communiste est, dans le contexte vietnamien, totalement identifiée à une lutte nationaliste et indépendantiste, ce qui permet à Hô Chi Minh d'apparaître par la suite, dans le contexte de la décolonisation, comme un symbole du tiers-monde émergent[616]. La France accorde un statut de semi-autonomie au Laos et au Cambodge et suscite la création d'une entité politique vietnamienne unifiée, l'État du Viêt Nam, dirigé par l'ex-empereur Bảo Đại. La guerre d'Indochine est, initialement, surtout une guerre vietnamienne : des mouvements indépendantistes laotiens et cambodgiens existent, mais demeurent très faibles par rapport au Việt Minh[617]. Avec la proclamation du régime communiste chinois, le Việt Minh gagne une importante base arrière[618]. La guerre d'Indochine s'affirme comme un front de la Guerre froide, alors qu'en France métropolitaine le PCF mène campagne contre le conflit, avec l'appui de ses nombreux compagnons de route. Le Việt Minh reçoit l'aide logistique de la république populaire de Chine qui lui fournit d'importants stocks d'armes, tandis que les Français, qui s'efforcent de « vietnamiser » le conflit en mettant sur pied l'Armée nationale vietnamienne, reçoivent celle des États-Unis. Le Việt Minh réorganise et contrôle la guérilla laotienne du Pathet Lao et celle, cambodgienne, des Khmers issarak : le chef du Pathet Lao, le prince Souphanouvong (membre de la famille princière de Vientiane) a passé une partie de sa vie en territoire vietnamien et a avec le Việt Minh des liens de longue date ; Son Ngoc Minh, dirigeant politique des Khmers issarak, est un métis khmero-vietnamien, recruté par le Việt Minh et dont une partie des troupes est issue de la population viêt du Cambodge ou de Vietnamiens expatriés[619]. Le Việt Minh décide de créer pour chaque territoire de l'Indochine française un parti communiste chargé de structurer politiquement la lutte indépendantiste, tout en exprimant une identité nationale spécifique[620]. En février 1951, un congrès redonne officiellement naissance à l'ancien Parti communiste indochinois, sous le nom de Parti des travailleurs du Viêt Nam : les insurgés vietnamiens affichent désormais ouvertement leurs couleurs communistes. Lê Duẩn, un communiste orthodoxe, devient le bras droit de Hô Chi Minh au sein de la nouvelle formation. La création des « partis frères » laotien et cambodgien est annoncée[621]. Un PC cambodgien, le Parti révolutionnaire du peuple khmer, est créé en août 1951 ; le manque de cadres communistes laotiens qualifiés est par contre si criant que le Parti du peuple lao n'est officiellement créé qu'en 1955, après la fin de la guerre d'Indochine[620]. En avril 1953, l'Armée populaire vietnamienne, avec le concours du Pathet lao, réalise une percée en territoire laotien, entraînant pleinement le Laos dans la guerre ; les communistes laotiens prennent le contrôle d'une zone étendue[622]. Au Cambodge, dans une moindre mesure, les Khmers issarak gagnent également du terrain avec le soutien des communistes vietnamiens[623]. La situation s'avère de plus en plus insoluble sur les plans militaire et politique et, dès 1953, la France envisage une « sortie honorable » d'Indochine[624].
En février 1954, un cadre est fixé pour des discussions diplomatiques, qui doivent se tenir à Genève ; Võ Nguyên Giáp, qui a reçu une aide accrue de la Chine, décide alors de prendre coûte que coûte la base de Ðiện Biên Phủ pour être en position de force au moment des négociations. La bataille de Diên Biên Phu, qui dure près de deux mois, s'achève par la victoire de l'Armée populaire vietnamienne la veille de la date où la conférence de Genève doit commencer à aborder la question indochinoise, ce qui constitue pour la France un désastre à la fois militaire et politique. Pierre Mendès France, nommé chef du gouvernement français durant la tenue de la conférence, obtient la signature des accords de Genève, qui permettent à la France de sortir du conflit tout en mettant un terme à l'Indochine française. Le Viêt Nam est provisoirement coupé en deux, en attendant des élections qui doivent théoriquement conduire à la réunification du pays : le Nord est dévolu à la république démocratique du Viêt Nam (ou Nord Viêt Nam), dont Hô Chi Minh est le président et Phạm Văn Đồng le premier ministre ; le Sud du pays revient à l'État du Viêt Nam dirigé par Bảo Đại. Le Royaume du Laos doit, en vertu des accords, entamer des pourparlers avec le Pathet lao. Le Royaume du Cambodge, où le roi Norodom Sihanouk a obtenu l'indépendance dès la fin 1953, évite quant à lui d'avoir à faire des concessions aux Khmers issarak, qui doivent déposer les armes ou quitter le pays. L'organisation communiste clandestine continue cependant d'exister au Cambodge. Les Vietnamiens ayant 300 jours pour opter entre les deux zones, plusieurs centaines de milliers de réfugiés affluent du Nord vers le Sud. Les États-Unis, désireux de contenir l'avancée du communisme dans la région, intensifient leur présence en Asie du Sud-Est et remplacent rapidement les derniers conseillers français au Sud Viêt Nam. Avec la division du Viêt Nam et l'arrivée des Américains, le contexte de la guerre du Viêt Nam se met en place[625].
Au Nord Viêt Nam, la réforme agraire est mise en place dès la victoire militaire de 1954. Les élites traditionnelles des campagnes, qui avaient pourtant soutenu assez massivement le Việt Minh, sont soumises à une purge à grande échelle, avec des méthodes délibérément meurtrières : la réforme agraire donne lieu à environ 15000 exécutions et 20 000 arrestations. Le Parti des travailleurs du Viêt Nam fait l'objet d'une épuration massive, qui se déroule de manière à peu près simultanée à la « rectification » du monde rural. La politique menée par le régime entraîne en 1956 une insurrection, que Hô Chi Minh fait réprimer par la troupe. La commission internationale chargée de veiller à l'application des accords de Genève, qui comprend des délégués indiens et polonais sympathisants communistes, ne s'intéresse guère à l'épisode. Le gouvernement nord-vietnamien doit finalement désavouer en partie sa propre politique ; Hô Chi Minh reconnaît les erreurs commises durant la réforme agraire, présente ses excuses au pays et fait sanctionner les responsables des « excès » : Trường Chinh, secrétaire général du Parti, est ainsi démis de ses fonctions. Le pays entreprend une industrialisation rapide, grâce à l'aide de l'URSS et de la Chine. La liberté d'expression y est sévèrement limitée et la démocratie inexistante : aucune élection n'a lieu avant 1960 et, quand le scrutin est convoqué, seuls des candidats approuvés par le Parti sont autorisés à se présenter. Parallèlement, au Sud, Ngô Đình Diệm évince Bảo Đại et fait proclamer la république du Viêt Nam, dont il devient le président. Refusant d'organiser les élections et le processus de réunification prévus par les accords, Diệm fait pourchasser et arrêter les communistes réels ou supposés[626],[627],[628].
Dans le reste de l'AsieModifier
Asie de l'Est et du Sud-EstModifier
Dans l'immédiat après-guerre, d'autres insurrections communistes ont lieu dans plusieurs pays d'Extrême-Orient tout juste décolonisés : le Parti communiste de Birmanie lance un soulèvement contre le gouvernement birman, peu après l'indépendance du pays. Le Parti communiste indonésien (PKI), reformé par ses chefs revenus d'exil, participe à la révolution nationale indonésienne pour empêcher le retour des colonisateurs néerlandais. Il échoue cependant en 1948 en voulant lancer une insurrection à Java contre le leader nationaliste Soekarno : les communistes sont écrasés lors de l'« affaire de Madiun ». Aux Philippines, les Hukbalahap refusent de rendre leurs armes après la défaite des Japonais et lancent un soulèvement en 1946 : sur les conseils des Américains, le gouvernement philippin parvient à vaincre la rébellion, en alternant des mesures répressives avec une réforme agraire qui ôte aux communistes leurs arguments auprès de la population[629].
En Malaisie britannique, le Parti communiste malais reconstitue sa force armée du temps de la guerre, sous le nom d'armée de libération des peuples de Malaisie[498] et déclenche une insurrection en 1948. La guérilla communiste, combattue efficacement par les Britanniques, et dont le recrutement se limite pour l'essentiel aux Chinois de Malaisie, ne parvient cependant pas à déstabiliser sérieusement le pays. Le Royaume-Uni accorde en 1957 son indépendance à la fédération de Malaisie, et le gouvernement malais triomphe ensuite de l'insurrection. Malgré les fortunes très diverses des insurrections nationales, les communistes sont parvenus à s'implanter durablement en Asie de l'Est et du Sud-Est[629].
La collectivisation agricole, progresse rapidement dans les pays communistes asiatiques, contrairement aux lenteurs en Europe de l'Est : outre les réformes agraires réalisées en Chine et au Nord Viêt Nam, la socialisation de l'agriculture est totalement achevée en Corée du Nord entre 1953 et 1958[604].
Dans divers pays d'Asie, les partis communistes parviennent à s'implanter par la voie des urnes. Le Parti communiste d'Inde (PCI) bénéficie de sa participation à la lutte pour l'indépendance, mais ne parvient pas à rivaliser au niveau national avec le Congrès national indien. En 1947, le PCI apporte son soutien à une insurrection paysanne dans les campagnes du Télangana (alors sur le territoire de l'Hyderabad) : le soulèvement est sévèrement réprimé en 1951 par le gouvernement indien, et le parti communiste est interdit en Hyderabad. Les communistes abandonnent alors leur stratégie de confrontation avec le gouvernement de Nehru et à la demande de l'URSS, se résolvent à jouer le jeu électoral. Bien que faible à l'échelle nationale, le PCI parvient à remporter des succès électoraux à l'échelle locale et régionale. En 1957, les communistes remportent les élections dans l'État du Kerala : le Parti communiste d'Inde est ainsi l'un des tout premiers au monde - le premier si l'on excepte le cas particulier de Saint-Marin - à accéder au pouvoir à l'issue d'un scrutin régulier[630],[247],[631]. Avec l'accord de l'URSS, les communistes indiens poursuivent une politique réformiste et modérée, leur programme de réforme agraire ressemblant beaucoup à celui de Nehru. Mais des tensions entre conservateurs et communistes font craindre des violences dans le Kerala : en 1959, Nehru en profite pour dissoudre le gouvernement[630]. Le Kerala demeure cependant, comme le Bengale, un bastion communiste[247]. Le PC indien entretient également l'agitation sociale dans le district de Thanjavur (Tamil Nadu), où il soutient les revendications des paysans intouchables[631].
Au Népal, un parti communiste clandestin est fondé en 1949. Autorisé en même temps que les autres partis politiques après la révolte de 1950, il est à nouveau interdit en 1952 après avoir tenté de renverser le gouvernement du Congrès. Il redevient légal quatre ans plus tard[632].
Le Parti communiste japonais obtient, lors des élections législatives de 1949, 10 % des suffrages et trente-cinq élus à la Diète, mais ses résultats électoraux déclinent ensuite rapidement[630],[633].
En Indonésie, le PKI, après l'échec de sa tentative d'insurrection contre Soekarno, rentre dans le jeu politique dans les années 1950. Il parvient à attirer un électorat croissant et un grand nombre de militants en adoptant une ligne moins révolutionnaire, et en se faisant le porte-parole des revendications des paysans pauvres. Les communistes aident Soekarno à déjouer un putsch de droite en 1958 et le président indonésien fait ensuite rentrer au gouvernement les leaders du Parti, Dipa Nusantara Aidit et Njoto. Les communistes s'emploient ensuite à influencer le président, notamment pour le pousser à appliquer la réforme agraire prévue par les lois de 1959-60. Au début des années 1960, le PKI, qui revendique plus de trois millions de membres, est le troisième parti communiste au monde, et le plus important de tous les pays non communistes[634].
Proche et Moyen-OrientModifier
En Palestine mandataire, durant la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste palestinien se divise entre Juifs et Arabes, ces derniers formant la Ligue de libération nationale en Palestine. Les deux factions se réunissent à nouveau après la déclaration d'indépendance israélienne, et l'ancien PCP se rebaptise du nom de Maki[635]. L'URSS est, en 1948, le premier pays à reconnaître Israël, Staline jugeant à l'époque que le nouvel État juif pourrait devenir une tête de pont soviétique au Proche-Orient. Mais ces espoirs sont rapidement déçus du fait de l'alliance entre Israël et les États-Unis ; le camp communiste se convertit dès lors à l'antisionisme[636]. La détérioration des relations entre Israël et l'URSS contribue à affaiblir le Maki, qui attire dès lors davantage de Palestiniens que de Juifs. Le parti communiste s'oppose résolument à la politique intérieure et extérieure du gouvernement israélien, réclame le retour des réfugiés, s'emploie à défendre les droits de la population arabe et soutient la reconnaissance d'un État palestinien[635].
Dans le reste de l'Asie de l'Ouest, la progression du communisme est nettement plus inégale, et parfois très difficile. En 1946, lors de la fin du régime de parti unique en Turquie, le Parti communiste de Turquie, interdit depuis les années 1920, tente de revenir sur la scène publique sous le couvert d'une organisation légale, le Parti socialiste ouvrier et paysan de Turquie (Türkiye Sosyalist Emekçi Köylü Partisi). Celui-ci est cependant interdit en décembre de la même année[637]. À la fin des années 1940, le Parti communiste libanais est si affaibli par le soutien que l'URSS apporte alors aux sionistes qu'il s'autodissout en : il ne renaîtra qu'en 1971. Le Parti communiste syrien, séparé du parti libanais en 1944 lors de l'indépendance des deux pays, subit également des défections à la même époque, mais survit à la crise. Il est ensuite généreusement financé par l'URSS, ce qui lui permet de développer ses activités ; en 1954, Khalid Bakdash, chef du parti, devient le premier parlementaire ouvertement communiste du monde arabe. Le Parti communiste irakien est, lui, lourdement réprimé par le gouvernement dès les premières années de l'après-guerre : ses principaux dirigeants sont exécutés en 1949. La société irakienne étant fortement marquée par la fracture confessionnelle et par la domination de la minorité sunnite sur la majorité chiite, le communisme continue cependant d'attirer de nombreux sympathisants au sein des classes défavorisées chiites. Le Parti communiste jordanien, rapidement interdit, parvient cependant à présenter des candidats via un groupe-paravent : il obtient par ce biais deux élus au parlement en 1951. Des mesures anticommunistes (interdictions de journaux, arrestations de militants...) continuent cependant d'être prises au début du règne du roi Hussein. En octobre 1956, le Front national, groupe formé par les communistes avec divers alliés, obtient trois élus au parlement. Le Parti communiste jordanien est autorisé et le roi nomme Suleiman al-Nabulsi, membre du Front national, au poste de premier ministre. Mais quelques mois plus tard, en avril 1957, Hussein et l'armée contraignent Nabulsi à la démission ; le roi déclare la loi martiale et interdit tous les partis politiques[638].
En Iran, le Tudeh, le parti communiste iranien créé en 1941 à la suite de l'invasion anglo-soviétique, obtient huit élus au parlement en 1944. Le premier ministre iranien, Ghavam os-Saltaneh, fait entrer en 1946 dans son gouvernement des ministres issus du Tudeh. La même année, l'Iran, toujours occupé dans l'immédiat après-guerre par les troupes britanniques et soviétiques, est le théâtre de la crise irano-soviétique, l'un des premiers épisodes de la guerre froide. Staline tente en effet, pour obtenir une concession sur le pétrole iranien, de faire pression sur Ghavam en soutenant la création de deux gouvernements séparatistes pro-soviétiques, le gouvernement populaire d'Azerbaïdjan et la république du Kurdistan. Mais l'influence occidentale contribue à ce que Ghavam se sépare de ses ministres communistes. Les deux régimes séparatistes sont ensuite écrasés sans que les Soviétiques réagissent autrement que par des menaces ; le parlement iranien élu en 1947 refuse de ratifier l'accord pétrolier passé avec l'URSS. En février 1949, le Tudeh est interdit à la suite d'un attentat contre le Chah. En 1953, pour soutenir le Chah dont le pouvoir est alors menacé par le premier ministre nationaliste Mossadegh, les États-Unis organisent l'opération Ajax, qui permet d'écarter ce dernier. La monarchie iranienne saisit cette occasion pour mettre un terme à l'existence du Tudeh ; les dirigeants communistes iraniens, qui avaient apporté un soutien intermittent à Mossadegh mais n'étaient nullement à l'origine de sa politique de nationalisations, sont arrêtés, et le parti à nouveau réduit à la clandestinité[639],[638].
Divisions du trotskysme après 1945Modifier
Décimés durant la guerre, privés de leur chef assassiné en 1940, les trotskystes sont, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, moins que jamais en mesure de rivaliser avec les staliniens[640]. Durant les décennies qui suivent le conflit mondial, les différents partis trotskystes sont parcourus de nombreuses divisions : les schismes en France ont des répercussions profondes à l'échelle internationale. Parmi les nombreux groupes trotskystes, beaucoup cultivent une image idéalisée de Léon Trotsky. Leur entrisme au sein de nombreuses organisations politiques, la culture du secret de certains de leurs partis (avec l'emploi de pseudonymes pour garantir l'anonymat de leurs cadres) et le passage de diverses personnalités en leur sein leur garantit une relative aura, parfois mythique : le trotskysme demeure cependant un courant profondément divisé, sans perspective d'accès au pouvoir[641],[642]. Au Brésil, les groupes trotskystes, puissants avant-guerre, peuvent sortir de la clandestinité après la fin du régime de l'Estado Novo en 1945 : ils ne parviennent cependant plus à exercer de réelle influence, du moins avant le début des années 1960, la gauche brésilienne et le milieu syndical étant déjà dominés par le Parti communiste et le Parti travailliste[416].
Après 1945, le militant d'origine grecque Michel Raptis, dit « Pablo » devient l'une des personnalités les plus importantes du trotskysme international. Coopté durant la guerre au secrétariat européen de la Quatrième Internationale, il entreprend de rassembler les trotskystes français ; s'il échoue dans ses contacts avec David Korner, alias « Barta », il réunit la plupart des autres groupes dans le Parti communiste internationaliste (PCI)[643]. En France, les trotskistes se réunissent désormais pour l'essentiel au sein du PCI, à l'exception notable du « groupe Barta » (dit officiellement Union communiste), qui ne reconnaît pas la Quatrième Internationale comme la structure qu'avait voulu bâtir Trotsky. Barta préconise la grève générale et tient un rôle dans le déclenchement des grèves de 1947, mais son groupe s'étiole par la suite[644],[645].
En 1946, une conférence internationale se tient à Paris pour reconstituer la Quatrième Internationale dispersée. Les trotskystes tentent ensuite d'analyser la situation née du début de la guerre froide, de le rupture avec la Yougoslavie et de la révolution en Chine. Le Belge Ernest Mandel se rallie en 1950 à la classification de la Yougoslavie comme « État ouvrier », mais voit le reste des régimes communistes comme des « États bourgeois dégénérés » et la révolution chinoise comme un « mouvement paysan dirigé par des staliniens ». Mandel et Pablo, animateurs de la majorité internationale, tirent argument du « développement des forces productives » en URSS pour en conclure à la supériorité d'une « socialisation, même imparfaite, des moyens de production ». L'Internationale trotskyste enregistre divers départs, au fil des désillusions. L'Américain Max Shachtman, cofondateur du Parti socialiste des travailleurs puis du Workers' Party, s'éloigne du trotskysme pour se rapprocher ensuite du Parti démocrate. Tony Cliff, dirigeant du Socialist Review Group britannique, s'éloigne pour cause de désaccords théoriques profonds avec Mandel et Pablo sur la bureaucratie soviétique. Le philosophe Cornelius Castoriadis se montre particulièrement critique envers le système soviétique - qu'il qualifie non pas d'« État ouvrier dégénéré » ni même de « capitalisme d'État », mais de « capitalisme bureaucratique » - et cherche des alternatives dans les pratiques conseillistes et autogestionnaires[646]. Castoriadis finit par quitter en 1949 le PCI avec Claude Lefort : les deux philosophes continuent d'animer leur tendance, Socialisme ou barbarie, et publient une revue du même nom. Leurs écrits contribuent à alimenter en France une réflexion critique, libérée des dogmes trotskystes, sur le marxisme et sur les phénomènes bureaucratique et totalitaire, influençant de nombreux intellectuels[647].
Le PCI pratique l'entrisme à la SFIO, mais ses militants en sont exclus en 1947 alors que le parti socialiste se recentre. Des divisions se font jour au sein du parti trotskyste, entre la tendance d'Yvan Craipeau, partisan du maintien d'une union avec l'aile gauche de la SFIO, et les adversaires de cette option, qui se rassemblent autour de Michel Pablo, Pierre Frank et Pierre Boussel, alias « Lambert ». La tendance de Craipeau quitte le PCI en 1948 : Craipeau lui-même intègre plus tard le PSU ; David Rousset anime brièvement le Rassemblement démocratique révolutionnaire avec Jean-Paul Sartre avant de s'orienter vers le gaullisme de gauche[648]. Le groupe Barta, quant à lui, disparaît lors de la rupture de Korner avec le syndicaliste Pierre Bois et le jeune Robert Barcia, dit « Hardy »[649],[650].
En 1951, Michel Pablo publie un document préparatoire au congrès mondial de la Quatrième Internationale, dans lequel il préconise l'abandon de l'« antistalinisme sectaire et mécanique » et le retour à la ligne de l'Opposition de gauche en accordant aux partis communistes un « soutien critique », le développement des régimes communistes ne pouvant, comme le montre la crise yougoslave, que mettre en lumière les contradictions du stalinisme. Pour Pablo, les trotskystes doivent défendre l'URSS et tâcher, en infiltrant les PC dominants, de les faire évoluer. Son autre grande orientation stratégique est l'alliance, dans le cadre de la décolonisation, avec les mouvements indépendantistes, afin de donner une orientation révolutionnaire et socialiste aux mouvements nationalistes extra-européens[651],[652]. Une vive polémique éclate alors avec Marcel Bleibtreu, qui conteste la ligne de Pablo. Le « pablisme » demeure majoritaire au sein du PCI, qui s'oriente vers l'entrisme au sein du PCF et de la CGT. Mais Lambert rejoint alors l'opposition aux côtés de Bleibtreu et de Michel Lequenne. En 1952, un congrès extraordinaire de la Quatrième Internationale signe la rupture de la famille trotskyste : l'Internationale se scinde entre les courants lambertiste et pabliste. Les sections britanniques et américaines, les plus importantes de l'Internationale, soutiennent Lambert. Les Allemands scissionnent ; les Italiens, les Srilankais, et une partie des Latino-Américains se rangent aux côtés de Pablo. Les lambertistes animent en France leur propre parti qui, ne parvenant pas à conserver le nom de PCI, prendra en 1965 celui d'Organisation communiste internationaliste (OCI)[651]. En Amérique latine, les trotskystes adhèrent dans leur majorité à la ligne pabliste et favorisent l'entrisme au sein des partis — socialistes ou populistes — susceptibles d'être influencés sur leur gauche. A contrario, en Bolivie, le Parti ouvrier révolutionnaire rompt avec la IVe Internationale[653],[654].
De l'apogée du stalinisme à la mort de StalineModifier
En URSS, la période post-1945 correspond à un renforcement, le plus souvent brutal, des structures autoritaires du pouvoir. La manière dont sont traités les prisonniers de guerre soviétiques témoigne du durcissement du régime, qui ne souhaite pas que les rapatriés puissent témoigner de leurs expériences des réalités occidentales : 58 % seulement des rapatriés de guerre sont autorisés à rentrer chez eux, 33,5 % sont envoyés à l'armée ou dans des « bataillons de reconstruction » et 8,5 %, soit 360 000 personnes environ, sont envoyés au goulag. Dans les territoires acquis en 1939-1940 puis réintégrés à l'URSS à la fin de la guerre — soit l'Ukraine occidentale, les pays baltes et la Moldavie — des résistances à l'annexion et à la collectivisation sont écrasées. Des centaines de milliers de récalcitrants, de collaborateurs réels ou supposés, et plus généralement d'éléments de « classes hostiles » sont déportés, notamment dans les pays baltes, suivant une politique de mise au pas des nationalités[655]. Les organes de répression policière se développent et le système concentrationnaire atteint son apogée[656].
Parallèlement, le régime stalinien entreprend à partir de 1946 de reprendre le contrôle de la vie intellectuelle, qui s'était quelque peu relâché durant la guerre. Andreï Jdanov mène personnellement une vaste offensive contre toute création de l'esprit qui dérogerait à la ligne du Parti et dénoterait les influences de l'étranger et du « décadentisme occidental ». Jdanov lui-même meurt en août 1948, mais la campagne se poursuit jusqu'en 1953. La littérature, le théâtre, la musique sont touchés et de multiples artistes voient leurs œuvres publiquement dénoncées. À partir de la fin de 1948, la dénonciation des tendances « formalistes » dans le domaine artistique vise plus spécifiquement le « cosmopolitisme ». La poursuite de cette nouvelle déviation prend un tour de plus en plus antisémite[657], ce qui coïncide avec l'adoption par Staline, du fait de l'alliance d'Israël avec les États-Unis, d'une ligne antisioniste sur le plan international[636]. Le Parti communiste légifère dans tous les domaines de l'esprit, en histoire, en philosophie et en sciences. Dans le domaine de la biologie, l'influence du pseudo-scientifique Lyssenko atteint son apogée et aboutit à une mise au ban de la génétique mendélienne : plusieurs centaines de chercheurs sont chassés de leurs facultés[657].
Le culte de la personnalité du « petit père des peuples » Joseph Staline atteint après-guerre un niveau encore inégalé : chaque bourgade édifie sa statue de Staline et, en décembre 1949, le 70e anniversaire du dirigeant soviétique donne lieu à des célébrations grandioses. Tout en s'appuyant sur une idéologie ultranationaliste, Staline ignore les règles traditionnelles de fonctionnement du Parti : aucun plénum du Comité central ne se réunit entre 1947 et 1952 et le Politburo ne siège presque jamais au complet, Staline préférant recevoir ses membres par petits groupes[658]. Au 19e congrès du Parti communiste, en — le premier depuis 1939 — Staline réorganise le Parti et fait notamment supprimer le poste de Secrétaire général du Comité central, tout en demeurant dans les faits aux commandes du PCUS et en restant chef du gouvernement[659]. Au début des années 1950, Staline envisage une nouvelle purge du Parti et de la société soviétique, afin de renouveler les cadres politiques, économiques, administratifs et intellectuels de la nation. À la fin de 1952, plusieurs médecins, dont une majorité de Juifs, sont arrêtés sous l'accusation de complot : ils sont torturés et contraints d'« avouer » leurs crimes, parmi lesquels le fait d'avoir provoqué la mort de Jdanov. La propagande stalinienne adopte à l'époque de nets accents antisémites, qui rejaillit sur les procès de Prague en Tchécoslovaquie et l'élimination d'Ana Pauker en Roumanie : les cadres communistes sont désormais purgés sous l'accusation de « sionisme » et de « cosmopolitisme ». En janvier 1953, la Pravda annonce la découverte du « complot terroriste des médecins », lançant l'affaire connue sous le nom de complot des blouses blanches[660]. Les autorités soviétiques, afin de préparer la nouvelle purge envisagée par Staline, lancent une campagne de propagande dénonçant les « nationalistes juifs » liés aux États-Unis et aux organisations juives internationales. Mais, le 1er mars 1953, Staline est victime d'une attaque ; il meurt le 5 mars. Gueorgui Malenkov est aussitôt désigné pour lui succéder à la tête du Conseil des ministres[661].
Divisions et mutations du camp communiste après l'époque stalinienneModifier
La déstalinisation et ses suitesModifier
Ascension de KhrouchtchevModifier
La mort de Staline survient à un moment de grandes difficultés en URSS, dues au blocage du système économique et politique. Une « troïka » de dirigeants, composée de Gueorgui Malenkov, Nikita Khrouchtchev et Lavrenti Beria, est mise en place dans les premiers mois, qui se signalent par une certaine détente sur le plan intérieur : le 27 mars, le Soviet suprême décrète une amnistie pour tous les détenus dont la peine ne dépasse pas cinq ans, et qui concerne notamment les cadres du Parti concernés par les purges de 1951-1952. Les « médecins assassins » dénoncés dans le cadre du complot des blouses blanches sont réhabilités début avril. En juillet, Beria, qui montait en puissance et tentait de se poser en successeur, est arrêté ; il est par la suite exécuté. Son élimination entraîne une redistribution des influences au sein de l'appareil soviétique ; les services de sécurité, que Beria avait centralisés sous son autorité en cumulant de vastes pouvoirs répressifs, perdent en influence au profit de l'Armée rouge. En 1954, l'appareil policier est réorganisé, la police politique prenant le nom de KGB[662],[663].
Dans les mois qui suivent la chute de Beria, une lutte d'influence met aux prises Malenkov et Khrouchtchev, tournant rapidement à l'avantage de ce dernier : en septembre, le poste de secrétaire général — rebaptisé premier secrétaire — du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) est recréé au profit de Khrouchtchev[664]. Ce dernier tente de résoudre les problèmes économiques et sociaux de l'URSS tout en menant une politique populiste d'appel aux « petites gens ». Le Code du travail est révisé, favorisant la mobilité des salariés : la loi de 1940 qui rattachait les salariés à leur entreprise est abolie. Entre 1953 et 1958, la situation matérielle des salariés urbains s'améliore considérablement grâce à une politique économique jouant sur la production et la consommation, ce qui augmente les biens disponibles sur le marché ; le salaire minimum des employés d'État est augmenté et désormais exempt d'impôt, le taux des pensions est presque doublé. Khrouchtchev, associé à ces bons résultats économiques et au relâchement des pratiques coercitives, voit son ascension favorisée au détriment de Malenkov : en février 1955, ce dernier remet sa démission et est remplacé par Nikolaï Boulganine. Khrouchtchev se retourne ensuite contre les conservateurs, tels Kaganovitch et Molotov, qui l'avaient aidé à écarter Malenkov, et obtient leur mise à l'écart[665].
Réorganisation du bloc de l'Est et dénonciation du stalinismeModifier
Le , un décret qui préconise l'augmentation des normes du travail industriel d'au moins 10 % provoque une insurrection populaire en République démocratique allemande : une grève générale éclate dans plusieurs villes et les ouvriers mettent à sac des bâtiments officiels. L'insurrection est finalement écrasée par l'intervention des troupes soviétiques. Walter Ulbricht réussit à faire rejeter la responsabilité des événements sur ses adversaires au sein du Parti et obtient une aide économique accrue de la part de l'URSS pour améliorer le niveau de vie de la population est-allemande[666]. Les événements de 1953 cristallisent la division de l'Allemagne et montrent le peu de légitimité populaire du gouvernement de la RDA[667]. Des émeutes ouvrières contre les communistes, cette fois sans effusion de sang, ont également lieu à Plzeň en Tchécoslovaquie[668].
Sur le plan extérieur, la politique de l'URSS après la mort de Staline se déroule au rythme d'une première phase de détente : face à l'enlisement de la guerre de Corée et aux risques d'intensification des opérations américaines, les Soviétiques favorisent la signature de l'armistice en juillet 1953. Entre 1954 et 1955, l'URSS adopte une stratégie d'immobilisme dans les conférences internationales et tente en vain de s'opposer au réarmement de l'Allemagne de l'Ouest, obtenant cependant un succès avec le rejet de la Communauté européenne de défense[669].
À partir de 1955, l'URSS revient à une politique de mouvement en Europe : le est institué le pacte de Varsovie, une alliance militaire entre l'Union soviétique et les pays du bloc de l'Est[670]. Les Sovietiques entreprennent également de remettre de l'ordre dans les régimes du bloc de l'Est dont la politique ne donne pas satisfaction : plusieurs dirigeants se voient ainsi contraints de séparer les charges de chef du gouvernement et de chef du Parti, qu'ils cumulaient jusque-là. En république populaire de Hongrie, Mátyás Rákosi, dont la politique économique est blâmée par les Soviétiques, se voit imposer en 1953 Imre Nagy comme chef du gouvernement. Partisan d'une forme de « communisme éclairé », Nagy annonce une série de mesures destinées à corriger les erreurs du gouvernement et à améliorer la vie des travailleurs, tout en libéralisant la vie intellectuelle et en supprimant les camps d'internement. Ces mesures effraient cependant l'appareil du Parti ; Rákosi parvient à obtenir le départ de Nagy en 1955[671]. En république populaire de Bulgarie, Valko Tchervenkov, qui a succédé à Dimitrov mort en 1949, garde la présidence du conseil des ministres mais cède la direction du Parti communiste bulgare à Todor Jivkov ; ce dernier évince ensuite tout à fait Tchervenkov du pouvoir[672]. En mai 1955, Nikita Khrouchtchev se rend à Belgrade et annonce la réconciliation de l'URSS avec la Yougoslavie, Tito étant entièrement réhabilité[673].
En février 1956, lors du XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, Khrouchtchev lit son « rapport secret » révélant une partie des crimes de Staline. S'il s'abstient de condamner l'ensemble de la politique suivie par Staline et ne révèle qu'une petite partie des exactions staliniennes, le numéro un soviétique déclare ouvertement que Staline a envoyé des « milliers » d'innocents à la mort, évoquant essentiellement le cas des cadres communistes injustement condamnés. Le testament de Lénine est rendu public. Le texte est très sélectif quant aux méfaits de Staline et ne remet en cause aucune des grandes orientations depuis 1917, mais Khrouchtchev prend un risque politique considérable, une grande partie de son auditoire ayant fait carrière à l'époque concernée. L'existence du rapport Khrouchtchev, que l'URSS refuse dans un premier temps de confirmer, est rapidement connue à l'étranger. Le document sème la stupeur dans le monde entier, y compris dans les rangs des partis communistes occidentaux, dont certains en nient dans un premier temps l'existence, et qui perdent bientôt de très nombreux adhérents et sympathisants[674],[675]. Durant le XXe congrès, Khrouchtchev place son discours sous le signe du réalisme, en affirmant la possibilité pour chaque pays de réaliser un passage pacifique au socialisme selon ses propres conditions — ce qui met un terme à la politique d'opposition systématique envers les partis socialistes ouest-européens définie par la doctrine Jdanov — et en exposant le principe de coexistence pacifique entre systèmes politiques différents[676].
Signe de la nouvelle orientation soviétique, le Kominform est dissous, en vue de ne plus faire apparaître de lien de subordination entre les partis communistes et le régime soviétique[677]. Le mouvement communiste international est par la suite incarné pour l'essentiel par les relations bilatérales des partis communistes : celles-ci donnent lieu, entre 1957 et 1969, à cinq