La Cène de Jésus et des douze apôtres est un sujet populaire dans l'art chrétien[1], souvent employé dans le cadre d'un cycle montrant la vie du Christ. Les représentations de la Cène dans l'art chrétien remontent au début du christianisme et peuvent être aperçues dans les catacombes de Rome[2],[3].

La Cène, Dagnan-Bouveret, 1896

La Cène est représentée dans les Églises d'Orient et d'Occident[2]. À la Renaissance la cène est un sujet de prédilection dans l'art italien. C'était aussi l'un des rares sujets à être réalisé dans les retables luthériens pendant quelques décennies suivant la Réforme protestante[4].

Deux scènes majeures sont généralement dépeintes dans les représentations de la Cène : l'annonce dramatique de la trahison de Jésus et le sacrement de l'Eucharistie. Après le repas, les scènes de Jésus lavant les pieds de ses apôtres et l'adieu qu'il fait à ses disciples sont également parfois représentées[1],[5].

Contexte modifier

 
Jésus avec l'Eucharistie (détail), par Juan de Juanes, milieu du XVIe siècle.

La première référence écrite connue de la Cène se trouve dans la première épître de Paul aux Corinthiens (11: 23-26), qui remonte au milieu du premier siècle, entre 54-55 après J.-C.[6],[7]. La Cène était probablement un récit des événements du dernier repas du Christ parmi la première communauté chrétienne, et devint un rituel qui faisait référence à ce repas[8]. Les premières représentations de ces repas se trouvent dans les fresques des catacombes de Rome, où des personnages sont représentés couchés autour de tables semi-circulaires[2]. Malgré un assentiment quasi unanime et l'historicité des preuves, un seul chercheur commente que « le motif de la cène n'apparaît ni dans les peintures des catacombes ni sur les sculptures sur les sarcophages... Les quelques fresques des catacombes représentant un repas auquel le Christ et certains disciples participent ne représente pas la cène mais se réfèrent au futur repas promis par le Christ exalté dans son royaume céleste ». Ce dernier argue que le sujet ne commence à être représenté qu'à partir du sixième siècle[9].

Un cas plus évident de la représentation de ce sujet religieux est visible dans la mosaïque de la Basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne, en Italie, où une scène de repas similaire fait partie d'un cycle décrivant la vie de Jésus et implique une représentation claire du Christ et de ses disciples. Les artistes byzantins utilisaient parfois des tableaux semi-circulaires dans leurs représentations, mais se concentraient le plus souvent sur la communion des apôtres, plutôt que sur les personnages prenant un repas[2]. La Cène était également l'un des rares sujets à être représenté dans les retables luthériens pendant quelques décennies suivant la Réforme protestante, dépeignant parfois les portraits des principaux théologiens protestants mais aussi les apôtres du Christ[4].

 
La Cène de James Tissot, entre 1886 et 1894. Tissot montre les apôtres comme ils mangeaient probablement le repas, sur des canapés, comme de coutume à l'époque.

À la Renaissance, la Cène était un sujet de prédilection dans l'art italien, particulièrement présent dans les réfectoires des monastères. Ces représentations dépeignent généralement les réactions des disciples à l'annonce de la trahison de Jésus[2]. La plupart des représentations italiennes utilisent une table oblongue et non semi-circulaire et, parfois, Judas est dépeint tenant lui-même son sac rempli de monnaie. Avec une table oblongue, l'artiste devait décider s'il fallait représenter les apôtres des deux côtés de la table, avec certains vus de dos, ou tous d'un seul et même côté de la table, face au spectateur. Parfois, seul Judas est du côté le plus proche du spectateur, permetant la vue du sac. Le placement de part et d'autre en devenait encore plus compliqué lorsque la représentation des nimbes étaient obligatoires ; celui-ci devait-il être placé devant les visages des apôtres tournés vers l'arrière, ou comme s'il était fixé à l'arrière de leur tête, obscurcissant ainsi la vue ? Duccio, audacieux pour l'époque, omet simplement les nimbes des apôtres les plus proches du spectateur. Au fur et à mesure que les artistes s'intéressaient au réalisme et à la représentation de l'espace, un décor intérieur à trois côtés devenait plus clairement visible et plus élaboré, parfois avec une vue de paysage en arrière plan, comme dans les peintures murales de Léonard de Vinci et du Pérugin[10].

En règle générale, les seuls apôtres facilement identifiables sont Judas, souvent avec son sac contenant trente pièces d'argent visibles, Jean l'Évangéliste, normalement placé sur le côté droit de Jésus, habituellement « couché dans le sein de Jésus » comme le raconte son Évangile, ou même endormi, et Saint Pierre à gauche de Jésus. La nourriture servie sur la table comprend souvent un agneau pascal ; dans les versions de l'Antiquité tardive et byzantine, le poisson était le plat principal. Dans les œuvres ultérieures, le pain peut ressembler davantage à une hostie[11].

Scènes majeures modifier

Deux épisodes majeurs sont représentés dans les scènes de la Cène, chacune avec des variantes spécifiques[1]. Il y a aussi d'autres scènes, moins fréquemment représentées, comme le lavage des pieds des disciples[12].

La trahison de Judas modifier

 
Jésus remettant le morceau de pain à Judas, Tilman Riemenschneider, Autel du Saint-Sang, Rothenburg ob der Tauber, 1501–05

Le premier épisode, le plus courant dans l'art médiéval occidental[13] est le moment dramatique et dynamique de l'annonce de Jésus concernant sa trahison. En cela, les diverses réactions produites par les apôtres et les représentations de leurs émotions fournissent un riche sujet d'exploration artistique[1] suivant le texte du chapitre 13-21.29 de l'Évangile de Jean (Bible Segond) : « 

13.21
Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé en son esprit, et il dit expressément: En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me livrera.
13.22
Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait.
13.23
Un des disciples, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus.
13.24
Simon Pierre lui fit signe de demander qui était celui dont parlait Jésus.
13.25
Et ce disciple, s'étant penché sur la poitrine de Jésus, lui dit: Seigneur, qui est-ce?
13.26
Jésus répondit: C'est celui à qui je donnerai le morceau trempé. Et, ayant trempé le morceau, il le donna à Judas, fils de Simon, l'Iscariot.
13.27
Dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. Jésus lui dit: Ce que tu fais, fais-le promptement.
13.28
Mais aucun de ceux qui étaient à table ne comprit pourquoi il lui disait cela;
13.29
car quelques-uns pensaient que, comme Judas avait la bourse, Jésus voulait lui dire: Achète ce dont nous avons besoin pour la fête, ou qu'il lui commandait de donner quelque chose aux pauvres.
13.30
Judas, ayant pris le morceau, se hâta de sortir. Il était nuit. »

Dans les représentations orientales en particulier, Judas n'est identifiable que parce qu'il tend la main pour recevoir la nourriture et que les autres apôtres sont assis avec les mains hors de vue, ou qu'il n'a pas de nimbe. En Occident, il a souvent les cheveux roux[14]. Parfois Judas mange le pain directement depuis la main de Jésus, et lorsqu'il est dépeint en train de manger, on peut voir un petit diable à ses côtés ou bien sur lui[15]. La scène de trahison peut également être combinée avec les autres épisodes du repas, parfois avec une deuxième figure du Christ lavant les pieds de Pierre[16].

L'Eucharistie modifier

La deuxième scène montre le sacrement de l'Eucharistie au moment de la consécration du pain et du vin, avec les apôtres encore assis, ou sa distribution lors de la première communion, techniquement connue dans l'histoire de l'art comme la Communion des apôtres (bien que dans les représentations à table la distinction ne soit souvent pas faite)[17]. Les représentations des deux scènes sont généralement solennelles et mystiques ; dans la dernière, Jésus peut se tenir debout et livrer le pain et le vin de communion à chaque apôtre, comme un prêtre donnant le sacrement de la communion. Dans les représentations orthodoxes anciennes et orientales, les apôtres peuvent faire la queue pour recevoir la communion, comme dans une église, avec Jésus debout sous ou à côté d'un ciborium, petite structure ouverte au-dessus de l'autel, courantes dans les églises médiévales anciennes. Une mosaïque dans l'abside de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, sous une très grande Vierge debout[18], en est un exemple.

Lavement des pieds et Adieu du Christ modifier

Le lavement des pieds était une marque d'hospitalité généralement effectué par les domestiques ou les esclaves, et une marque de grand respect s'il était effectué par l'hôte. Ce passage est présent en Jean 13:1–15, il précéde le repas, et est devenu par la suite une caractéristique de la liturgie de la Semaine Sainte et de l'hospitalité monastique, toute l'année à divers moments et endroits, étant régulièrement effectuée par les empereurs byzantins le jeudi saint par exemple, et faisant parfois partie des cérémonies anglaises Royal Maundy exécutées par le monarque. Pendant un certain temps cela faisait partie de la cérémonie du baptême à certains endroits[19]. Il apparaît principalement dans les cycles de la Passion de Jésus, souvent à côté du repas de la Cène, comme dans les évangéliaire de Saint-Augustin du VIe siècle et le psautier d'Ingeburge du XIIe siècle, et peut également apparaître dans les cycles de la vie de Saint-Pierre. Le sujet a eu diverses interprétations théologiques qui ont affecté la composition, mais sont progressivement devenues moins courantes en Occident à la fin du Moyen Âge, bien qu'il y ait au moins deux grands exemples de Tintoretto, l'un initialement associé à une Cène[20].

Le dernier épisode, beaucoup moins communément réalisé, est l'adieu de Jésus à ses disciples, dans lequel Judas Iscariote n'est plus présent, ayant quitté le repas ; on le trouve surtout dans la peinture italienne au trecento. Ces représentations sont généralement mélancoliques puisque Jésus prépare ses disciples à son départ[1].

Exemples clés modifier

 
La Passion du Christ, vers 1485−1490 (Église Saint-Pierre-le-Vieux de Strasbourg). Jean se penche, Judas, en jaune, porte ses trente pièces d'argent dans un sac. La figure naine ci-dessous représente le donateur de la peinture.

La représentation du Pérugin (vers 1490), à Florence, montre Judas assis séparément, et est considérée comme l'une des meilleures pièces de Perugino[21]. L'œuvre est située dans le couvent qui abritait de nobles filles florentines[22]. Lors de sa redécouverte, l'œuvre est d'abord attribuée à Raphaël.

La représentation de Léonard de Vinci (fin des années 1490), considérée comme la première œuvre d'art de la Haute Renaissance en raison de son haut niveau d'harmonie, utilise le premier thème[23]. Il est probable que Léonard de Vinci connaissait déjà la Cène de Ghirlandaio, ainsi que celle de Castagno, et a peint sa propre Cène sous une forme plus dramatique pour contraster avec le silence de ces œuvres, afin d'afficher plus d'émotions[24].

La représentation du Tintoret (1590-1592), à la basilique San Giorgio Maggiore de Venise, illustre également l'annonce de la trahison, et comprend des personnages secondaires portant ou prenant les plats de la table[25].

 
Peter Paul Rubens, La Cène, 1630-1631

L'immense tableau maintenant appelé La Fête dans la maison de Lévi de Véronèse comprend beaucoup plus de personnages secondaires. Celui-ci fut livré en 1573 en guise de Cène aux Dominicains de Santi Giovanni e Paolo, Venise pour leur réfectoire, mais Véronèse fut appelé avant l'Inquisition à expliquer pourquoi il contenait « des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres scurrilités » ainsi que costumes et des décors extravagants, dans ce qui est en fait une version fantastique d'une fête patricienne vénitienne[26]. On a dit à Véronèse qu'il devait changer sa peinture dans un délai de trois mois - en fait, il a simplement changé le titre pour celui-ci, toujours un épisode des Évangiles, mais moins central doctrinalement, et rien de plus n'a été dit[27].

Le retable de l'église principale de la maison de Martin Luther à Wittenberg est réalisé par Lucas Cranach l'Ancien (avec son fils), avec une représentation traditionnelle de la Cène dans le panneau principal. Toutefois l'apôtre tenant une boisson est Luther, et le serveur peut être l'un de Cranach. Au moment où le tableau a été installé en 1547, Luther était déjà mort. D'autres panneaux montrent les théologiens protestants Philipp Melanchthon et Johannes Bugenhagen, pasteur de l'église, mais pas dans des scènes bibliques. D'autres figures dans les panneaux sont probablement des portraits de personnages de la ville, mais ne sont pas identifiables[28].

Dans la Cène de Rubens, un chien avec un os peut être vu, probablement un simple animal de compagnie. Il peut aussi représenter la foi, les chiens sont traditionnellement des symboles et représentent la foi[29]. Selon J. Richard Judson, le chien près de Judas représente peut-être la cupidité, ou le mal, comme le compagnon de Judas[30].

Le sacrement de la dernière Cène, représentation faite par Salvador Dalí, combine les thèmes chrétiens typiques avec des approches modernes du surréalisme, elle comprend également des éléments géométriques symétriques et de proportion polygonale[31].

Galerie modifier

Notes et références modifier

  1. a b c d et e Stefano Zuffi, Gospel Figures in Art, 2003 (ISBN 978-0-89236-727-6) p. 254–259, lire en ligne
  2. a b c d et e Vested Angels: Eucharistic Allusions in Early Netherlandish Paintings by Maurice B. McNamee 1998 (ISBN 978-90-429-0007-3) pp. 22–32 Google books link
  3. (en) Rowena Loverance, Christian Art, Harvard University Press, , 248 p. (ISBN 978-0-674-02479-3, lire en ligne)
  4. a et b Schiller 1972, p. 40-41.
  5. Schiller 1972, p. 24–38.
  6. (en) Erwin Fahlbusch, Jan Milic Lochman, Geoffrey William Bromiley et David B. Barrett, The Encyclopedia of Christianity, Wm. B. Eerdmans Publishing, , 952 p. (ISBN 978-0-8028-2416-5, lire en ligne)
  7. (en) « Introduction to the Epistles to the Corinthians - Study Resources », sur Blue Letter Bible (consulté le )
  8. (en) Daniel J. Harrington, The Church According to the New Testament : What the Wisdom and Witness of Early Christianity Teach Us Today, Rowman & Littlefield, , 188 p. (ISBN 978-1-58051-111-7, lire en ligne)
  9. Schiller 1972, p. 27–28.
  10. Schiller 1972, p. 37.
  11. Schiller 1972, p. 31, 37.
  12. Stefano Zuffi, Gospel Figures in Art, 2003 (ISBN 978-0-89236-727-6) p. 252 Lire en ligne
  13. Schiller 1972, p. 32-38.
  14. (en) Ruth Mellinkoff, «  Judas's Red Hair and the Jews », Journal of Jewish, no 9, 1982, p. 31-46.
  15. Schiller 1972, p. 30–34.
  16. Schiller 1972, p. 32–33, 37–38.
  17. Schiller 1972, p. 38–40.
  18. Schiller 1972, p. 28–30.
  19. Schiller 1972, p. 41–42.
  20. Schiller 1972, p. 42–47 ; National Gallery, London. L'une des deux œuvres du Tintoret, encore plus grande, est conservée au Prado.
  21. Bruno Molajoli, Florence: world cultural guide, 1972 (ISBN 978-0-03-091932-9) p. 254
  22. (en) Mattia Reiche et Marco Bussagli, Italian Art. Painting, Sculpture, Architecture from the Origins to the Present Day, Giunti Editore, , 640 p. (ISBN 978-88-09-03726-7, lire en ligne)
  23. (en) Thomas Buser, Experiencing Art Around Us, Thomson Wadsworth, (ISBN 978-0-534-64114-6, lire en ligne)
  24. (en) Michael Ladwein, Leonardo Da Vinci, the Last Supper : A Cosmic Drama and an Act of Redemption, Temple Lodge Publishing, , 140 p. (ISBN 978-1-902636-75-7, lire en ligne)
  25. (en) Tom Nichols, Tintoretto : Tradition and Identity, Reaktion Books, , 278 p. (ISBN 978-1-86189-120-4, lire en ligne), p. 234
  26. « Transcript of Veronese's testimony » [archive du ] (consulté le )
  27. David Rostand, Painting in Sixteenth-Century Venice: Titian, Veronese, Tintoretto, 2nd ed 1997, Cambridge UP (ISBN 0-521-56568-5)
  28. Noble 2009, p. 97–104 ; Schiller 19792, p. 41
  29. Viladesau, Richard, The Pathos of the Cross : The Passion of Christ in Theology and the Arts – the Baroque Era, Oxford University Press, (lire en ligne), p. 26
  30. Rubens: the passion of Christ by J. Richard Judson 2000 (ISBN 0-905203-61-5) p. 49
  31. (en) Alexey Stakhov, The Mathematics of Harmony : From Euclid to Contemporary Mathematics and Computer Science, World Scientific, , 694 p. (ISBN 978-981-277-583-2, lire en ligne), p. 177-178

Bibliographie modifier