Dit des trois morts et des trois vifs

légende européenne sur l'inévitabilité de la mort

Le Dit des trois Morts et des trois Vifs (ou Dict, ou légende) représente, sous forme de peinture, de miniature, d'enluminure ou de sculpture, trois cadavres s'adressant à trois jeunes piétons (ou trois jeunes cavaliers) richement parés, souvent en train de chasser. Ce thème s'est popularisé autour des XIVe et XVe siècles.

Miniature du Maître d'Édouard IV, livre d'heures, Free Library of Philadelphia, Lewis E108, f.109r.
Derniers vers du poème de Baudouin de Condé, scanné et agrandit depuis le manuscrit du XIIIe siècle.
Derniers vers du poème de Baudouin de Condé.

Le thème modifier

 
« Les trois vifs et les trois morts », Les Très Riches Heures du duc de Berry, folio 86v.

Le thème des trois Morts et des trois Vifs n’est pas la mort en soi – ici celle des trois jeunes hommes –, comme dans le memento homo, le triomphe de la mort, l'ars moriendi, les vanités, les memento mori, ou encore la danse macabre qui met en scène la mort entraînant à sa suite une farandole hiérarchique de vivants, mais plutôt la leçon, l'avertissement d'une décomposition, d'une pourriture à venir dans un futur plus ou moins lointain.

Michel Vovelle relève toutefois que l'argument du conte est « simple dans sa brutalité » : trois jeunes chasseurs sont confrontés à trois morts qui se présentent dans différents états de décomposition. Ils ont un échange bref, mais centré sur l'essentiel : « ...Itel con tu es itel fui / Et tel seras comme je suis » (Tel que tu, tel je fus / Et tu seras tel que je suis)[1].

Le premier texte connu relatif au Dit des trois Morts et des trois Vifs, conservé à la bibliothèque de l'Arsenal date des années 1280, et débute par une miniature[M 1].

La plus ancienne représentation peinte, hors d'un manuscrit, également du XIIIe siècle, était vraisemblablement celle de l'église Sainte-Ségolène de Metz, qui a disparu lors des travaux de restauration du bâtiment, entre 1895 et 1910. Elle faisait également l'objet de deux fresques dans l'église du XIIIe siècle de l'ancienne abbaye Saint-Étienne de Fontenay, près de Caen, rasée en 1830. Il existe une fresque encore visible dans l'église d'Ennezat (Puy-de-Dôme) ; enrichie de phylactères, cette peinture date du XVe siècle.

Ashby Kinch fait état[2] d'une note dans un livre de compte relative à l'achat à Londres d'un diptyque de la legene famosa dei tre morte e dei tre vivi par le comte Amédée V de Savoie ; le libellé de cette transaction, entre mai 1302 et juillet 1303, suggère que l'image, et donc sa légende, était connue dans le cadre des images de dévotion répandues à l'époque.

Textes modifier

D'après Stefan Glixelli[3], il y a cinq variantes de la légende, transmises dans une vingtaine de manuscrits[4]. Ils sont numérotés comme suit :

  • Poème I : Ce sont li troi mort et li troi vif, par Baudouin de Condé, actif entre 1240 et 1280. Présent dans six manuscrits.
  • Poème II : Chi coumenche li troi mort et li troi vif, par Nicolas de Margival. Présent dans deux manuscrits.
  • Poème III : Ch'est des trois mors et des trois vis, auteur anonyme. Présent dans un seul manuscrit.
  • Poème IV : C'est des trois mors et des trois vis (même début), auteur anonyme. Présent dans sept manuscrits.
  • Poème V : Cy commence le dit des trois mors et des trois vis, auteur anonyme. Présent dans six manuscrits.
 
Nicholas de Margival, Dit des 3 morts et des 3 vifs, BnF Ms 25566 fol. 218. (détail).
 
Les Petites Heures de Jean de Berry, fol 282r (détail).
 
« Les trois morts et les trois vifs », Psautier de Robert de Lisle, British Library, Arundel 83 II, fol. 127.
Bibliothèque Manuscrit Poème Pages
Paris BnF Fr. 25566 poème I fol. 217-218
poème II fol 218-219v
poème III fol. 223-224v.
Paris BnF Fr. 378 poème I fol. 1
poème IV fol. 7v-8
Paris Arsenal 3142 poème I fol. 311v-312.
Paris BnF Fr. 1446 poème I fol. 144v-145v.
Paris Arsenal 3524 poème I fol. 49-50v.
Paris BnF Fr. 25545 poème I fol. 106v-108.
Paris BnF Fr. 1109 poème II fol. 327-328.
Cloisters Inv. 69. 86 poème IV fol 320-326v
Londres British Library Egerton 945 poème IV fol. 12-15v.
Paris BnF Fr. 2432 poème IV fol. 13v-14[5].
Arras, Bibl. mun. 845 poème V fol. 157.
Paris BnF Fr. 1555 poème V fol. 218v-221.
Cambridge, Magdalene College coll. Pepys 1938 poème IV
Paris BnF Lat. 18014[6] poème IV fol. 282-286[M 2]
Londres British Library Arundel 83 poème IV fol 127.
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique 10749-50[7] poème V fol. 30v-33v
Paris, BnF Fr. 995 poème V fol. 17v-22v
Chantilly, Musée Condé 1920 poème V
Lille, Bibl. mun. 139 poème V fol. 10v-13v
 
Fin des trois morts et trois vifs de Baudouin. Traduit et mis en page par Anatole de Montaiglon.

Le recueil du manuscrit BnF Ms 25566[M 3] à lui seul contient trois versions différentes. Les deux premiers textes sont à peu près contemporains[8] :

  • Celui de Baudouin de Condé (actif de 1240 à 1280) qui accompagne la gravure conservée à la bibliothèque de l'Arsenal[M 1]. En vingt-six vers, l'introduction présente les trois Vifs qui sont prince, duc et comte, apercevant brusquement les trois horribles Morts. Chaque Vif prend ensuite la parole pour décrire la vision insoutenable, comprendre la leçon faite à leur orgueil... Le premier Mort affirme qu'ils seront à leur tour aussi affreux qu'eux-mêmes, le deuxième accuse la méchanceté de la mort et se plaint de l'enfer, le troisième insiste sur la précarité de la vie et la nécessité de se tenir prêt à la mort, inéluctable. Ce poème se conclut par quatre vers adressés par les morts aux vivants :

« Pries pour nous au patre nostre
S'en dites une patrenostre
Tout vif de boin cuer et de fin
Que Diex vous prenge a boine fin. »

  • Le Dit de Nicolas de Margival (fin XIIIe siècle)[M 3] présente les trois jeunes gens comme étant pleins d'orgueil, issus de puissantes familles royale, ducale et comtale. Dieu, voulant les avertir, les met en présence de trois morts décharnés. Chaque personnage prend ensuite la parole puis, dans la conclusion, les morts laissent les vivants pâles et apeurés, tirant la morale : « Menons la vie qui plaît à Dieu, gardons-nous d'aller en enfer, sachons que la mort nous saisira aussi, et prions Notre-Dame, à l'heure de notre mort, d'être près de son fils. »
  • D'autres éditions, au même titre, figurent par exemple dans un manuscrit du Roman de la rose[M 4].

Anatole de Montaiglon a réuni les textes des cinq versions dans un ouvrage décoré de gravures de Hans Holbein[9]. Ce volume, paru en 1856, est accessible en ligne et a également été réédité, dans une mise en page plus aérée[10].

Iconographie modifier

Les variations locales de représentation ne permettent pas de retracer avec précision l'évolution de l'iconographie. Cependant, les premières iconographies représentent les jeunes gens à pied jusqu'au milieu du XIVe siècle. Après cette date, ils apparaissent en cavaliers. Les faucons et les chiens sont presque constants : la légende même exige la présence de trois seigneurs riches et puissants, et l'équipage de chasse met au mieux cet aspect en évidence[11],[12],[13]. Alors que les trois Vifs sont identiquement vêtus, on observe souvent une gradation dans la représentation des trois Morts : le premier squelette et son suaire en assez bon état, le deuxième suaire en lambeaux alors que le troisième suaire a quasiment disparu. Les trois Morts sont habituellement debout, surgissant du cimetière dans un effet saisissant de surprise, et peuvent être équipés de faux, d'arcs, de flèches... La croix – celle du cimetière – au centre de la composition sépare les deux groupes de personnages ; elle fait partie de la légende, qui est parfois racontée par saint Macaire, figurant alors sur la représentation.

La représentation varie avec le temps. Les premières sont plutôt simples. Trois morts, à l'attitude statique, se dressent sur le chemin de trois seigneurs qui voyagent à pied, comme dans le poème de Baudouin de Condé de l’Arsenal[M 1] ou celui de Nicolas de Margival[M 3]. Dans le psautier de Bonne de Luxembourg[E 1], de 1348-1349, illustré dans une double page par Jean Le Noir, les nobles sont à cheval et les morts, debout dans des tombes, représentent trois stades différents de décomposition. Un simple calvaire peut marquer la frontière entre le monde des morts et des vivants, comme dans le bas-de-page des funérailles de Raymond Diocrès des Très Riches Heures du Duc de Berry[E 2]

Dans le livre d'heures d'Édouard IV, ce sont les morts qui attaquent les vivants, dont l’un est sur le point de trépasser[E 3]

À la fin du Moyen Âge, les livres d'heures sont produits en quantité, développement accentué par l'imprimerie et la xylographie[8], et la légende est fréquemment présente dans l'illustration du début de l’office de la mort.

Représentations murales modifier

Le Groupe de recherche des peintures murales a recensé 93 peintures murales en France[12]; il en existe autant dans le reste de l'Europe. Dans la cathédrale Notre-Dame des Doms d'Avignon, a été mise au jour une fresque du Dit des trois morts et des trois vifs, où les personnages mis en scène sont placés sous des arcades individuelles. Cette fresque encadre une autre œuvre macabre, où la Mort crible de flèches des gens massés à sa droite et à sa gauche. L'étude paléographique de l'inscription figurant au-dessus celle-ci, qui donne le nom du donateur Pierre de Romans, a permis de dater l'ensemble de la seconde moitié du XIIIe siècle. Ce qui fait de l'ensemble de ces fresques macabres l'une des œuvres les plus anciennes d'Europe[14].

La liste non exhaustive suivante est tirée de l’ouvrage de Hélène et Bertrand Utzinger[11] :

En France modifier

En Allemagne modifier

Dans les régions d'idiome alémanique - Alsace, Bade, la région du lac de Constance, la Souabe, ainsi que la Suisse alémanique - il y a quelques variations locales de représentation : Les vifs s'approchent à pied et se retrouvent subitement vis-à-vis des trois morts ; aucune croix de cimetière ne sépare les deux groupes de personnages[15],[16].

En Suisse modifier

En Belgique modifier

En Danemark modifier

  • Bregninge
  • Kirkerup
  • Skibby
  • Tüse

En Italie modifier

 
La légende des trois morts et des trois vifs, fresque du XIVe siècle, Subiaco

En Hollande modifier

  • Zaltbommel
  • Zutphen

Bibliographie modifier

  • Anatole de Montaiglon, Alphabet de la mort de Hans Holbein, Pour Edwin Tross, (lire en ligne) — Poèmes encadrés par les gravures sur bois d'Holbein. Commenté sur Le blog Paris-Sorbonne.
  • Anatole de Montaiglon (éditeur scientifique) et Hans Holbein (illustrations), Alphabet de la mort, suivi de « Les Trois Morts et les Trois Vifs », Villers-Cotterêts, Ressouvenances, , 121 p. (ISBN 978-2-84505-124-9, BNF 43646725, SUDOC 171990536)
  • HUIZINGA J., Le déclin du Moyen Age : dans "La vision de la mort", Paris, Payot, 1919, pp. 164-180.
  • Stefan Glixelli, Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, éditeur, (lire en ligne)
  • Ashby Kinch, Imago mortis : mediating images of death in late medieval culture, Leiden, Brill, coll. « Visualizing the Middle Ages » (no 9), , 318 p. (ISBN 978-90-04-24581-5, DOI 10.1163/9789004245815, lire en ligne), « Chapitre 3. Commemorating Power in the Legend of the Three Living and Three Dead (p. 109-144) », p. 121-122
  • (de) Karl Künstle, Die Legende der drei Lebenden und der drei Toten und der Totentanz, Leiden, Brill, , 318 p. (ISBN 978-90-04-24581-5, lire en ligne)

Articles liés modifier

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Liens externes modifier

Notes et références modifier

Notes
  1. Michel Vovelle, Les âmes du purgatoire ou le travail du deuil, Paris, Gallimard, coll. « Le temps des images », 1996, p. 28 (ISBN 978-2-070-73816-8)
  2. Kinch 2013, p. 122-123.
  3. Glixelli 1914.
  4. Pollefeys, « Dit des trois vifs et des trois morts ».
  5. et fragment fol 246v du Dit des trois mortes et des trois vives.
  6. Les Petites Heures de Jean de Berry
  7. Notice sur la KBR.
  8. a et b Sophie Cassagnes-Brouquet, Culture, artistes et société dans la France médiévale, Gap, Ophrys, , 174 p. (ISBN 978-2-7080-0869-4, lire en ligne), p. 155-156
  9. Montaiglon 1856.
  10. de Montaiglon et Holbein 2013.
  11. a et b Hélène Utzinger et Bertrand Utzinger, Itinéraires des Danses macabres, Chartres, éditions J.M. Garnier, , 319 p. (ISBN 2-908974-14-2).
  12. a et b Groupe de recherches sur les peintures murales, Vifs nous sommes... morts nous serons : la rencontre des trois morts et des trois vifs dans la peinture murale en France, Vendôme, Éditions du Cherche-Lune, , 173 p. (ISBN 2-904736-20-4) — Ouvrage rédigé par les huit chercheurs L. Bondaux, M.-G. Caffin, V. Czerniak, Chr. Davy, S. Decottignies, I. Hans-Colas, V. Juhel, Chr. Leduc.
  13. Compte-rendu : Bérénice Terrier-Fourmy, « Groupe de recherches sur les peintures murales, Vifs nous sommes... morts nous serons. La rencontre des trois morts et des trois vifs dans la peinture murale en France. Vendôme, Cherche-Lune, 2001 », Bulletin Monumental, t. 160, no 4,‎ , p. 427-428 (lire en ligne).
  14. Dit des trois morts et des trois vifs sur le site lamortdanslart.com
  15. Willy Rotzler, Die Begegnung der drei Lebenden und der drei Toten : Ein Beitrag zur Forschung über die mittelalterlichen Vergänglichkeitsdarstellungen, Winterthur, P. Keller, (Dissertation Bâle 1961).
  16. Hans Georg Wehrens, Der Totentanz im alemannischen Sprachraum. "Muos ich doch dran : und weis nit wan", Ratisbonne, Schnell & Steiner, , 287 p. (ISBN 978-3-7954-2563-0), p. 25-35.
Manuscrits
  1. a b et c BnF Ms. 3142 Recueil d'anciennes poésies françaises, folios 311v et 312r.
  2. Petites Heures de Jean, duc de Berry sur Gallica.
  3. a b et c Chansonnier et mélanges littéraires « Li iii mors et li iii vis » (BnF Ms 25566 fol. 217-219) contient une version de Baudouin de Condé et une de Nicolas de Margival. Une troisième figure un peu plus loin dans le recueil, aux folios 223-224v.
  4. Manuscrit du roman de la rose, BnF, Ms. Fr. 378 (1280-1300). Deux versions figurent aux feuillets 1-1v et 7v-8v. Le premier est de Baudouin de Condé. Les deux textes sont précédés de petites miniatures colorés.
Enluminures
  1. Psautier de Bonne de Luxembourg The Cloisters Collection, cote 69.86.
  2. Les Très Riches Heures du Duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, Ms. 65, folio 86v.
  3. Maître d'Édouard IV, Livre d'heures à l’usage de Rome, Bruges, fin XVe siècle. Free Library of Philadelphia, Rare Book Department, Lewis E 108, f. 109v.