Pilarisation

système d'organisation sociale, politique et philosophique

La pilarisation (du néerlandais « verzuiling ») fait référence à un système dans lequel l'organisation sociale, politique et philosophique s'articule essentiellement selon une opposition religieuse (laïcisme, protestantisme, catholicisme) et une opposition politique (libéralisme politique, socialisme). Un tel système existe en Belgique et aux Pays-Bas, où cette organisation trouve son origine. Les sociétés d’Irlande du Nord, d’Autriche, de Malte ou d’Israël connaissent également des systèmes proches.

Les piliers ne sont pas clairement définis ni fixés, chacun s'organisant selon ses usages — en matière de mariage par exemple — mais adhérant par-dessus ces particularismes aux valeurs communes de la Nation. Cette organisation est aujourd'hui moins active que dans le passé, mais a laissé ses traces.

Définition

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Un sous-groupe de population peut être identifié comme un pilier s’il se compose (a) d’une grande partie de la population (b) qui est soudée ensemble par une sous-culture omniprésente (c) et par un réseau d’organisations fonctionnellement différenciées, (d) y compris un parti politique[1].

En Belgique

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Origines de la pilarisation en Belgique

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Historiquement, la Belgique (comme les Pays-Bas) est un pays où les grandes questions de société ont généralement été réglées par des compromis, explicites ou non, entre des groupes issus des tendances philosophiques présentes dans le pays, contrairement à un pays comme la France. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, deux tendances philosophiques issues des conflits qui ont opposé dès le Moyen Âge noblesse catholique (plutôt conservatrice) et bourgeoisie laïque (plutôt progressiste), ont animé la vie sociale et politique du pays. Le mouvement socialiste s’est différencié de la tendance bourgeoise libérale à partir des années 1880 et de la question sociale. Se sont alors constitués des ensembles d’associations, sociologiquement dénommées piliers, pour répondre aux aspirations non plus de l’élite du début du siècle mais de l’ensemble de la population : hôpitaux, partis politiques, syndicats, mouvements de jeunesse, presse, associations sportives et culturelles [2], mutualités, écoles puis universités.

L’importance de ces mouvements et leur proximité du pouvoir politique leur a notamment permis de gagner au cours de l’histoire une intégration au sein des structures étatiques (exemple : les syndicats en Belgique peuvent distribuer les allocations de chômage, le secteur maladie de la sécurité sociale est laissé aux mutualité, etc).

Il était ainsi possible pour un citoyen d’évoluer quasi exclusivement au sein du milieu social et institutionnel lié à l’un des piliers, et ce indépendamment de son niveau social.

La structuration en trois grand piliers

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Trois grands piliers peuvent être identifiés, issus des grandes questions sociales et politiques qui ont animé l’histoire de la Belgique :

  • le pilier chrétien
  • le monde laïc, surtout actif dans l'enseignement universitaire et les cercles philosophiques, mais divisé pour les autres secteurs en deux :
    • le pilier socialiste
    • le pilier libéral

Initialement unitaires, ces piliers ont subi la communautarisation du pays après la seconde guerre mondiale, avec l'émergence de structures distinctes au nord et au sud du pays dans de nombreux secteurs, à commencer par les partis politiques.

À titre d’exemple, il a historiquement existé en Belgique six universités complètes, distinguées par trois natures différentes et deux régimes linguistiques : catholiques (UCL francophone et KUL flamande), proches du libre examen (ULB francophone et VUB flamande) et universités d’État (ULg francophone et RUG flamande).

D’autres institutions ont été créées, des regroupements ont été opérés depuis les années 1990, et ces distinctions historiques ont tendance à perdre en importance (f. ci-dessous).

Quelques exemples typiques de pilarisation dans le contexte belge :

  Catholiques Socialistes Libéraux
Néerlandophones Francophones Néerlandophones Francophones Néerlandophones Francophones
Partis politiques avant 1945 Parti catholique Parti ouvrier belge Parti de la Liberté et du Progrès
Partis politiques entre 1945 et 1970 Parti Social Chrétien Parti Socialiste Belge Parti de la Liberté et du Progrès
Partis politiques entre 1970 et 1995 CVP PSC SP PS PVV PRL
Partis politiques après entre 1995 et 2024 CD&V cdH, CDF SP.a PS VLD MR
Partis politiques en 2024 CD&V Les Engagés Vooruit PS Open VLD MR
Centre d'études CEDER CEPESS Institut Emile Vandervelde Centre Jean Gol
coupole syndicale ACV, Kristelijke Arbeidersjongeren CSC, Jeunesse ouvrière chrétienne ABVV FGTB ACLVB CGSLB
monde agricole Boerenbond Alliance agricole belge (apparentée au Boerenbond)(disparue) Unions Professionnelles Agricoles (UPA) et Jeunes Alliances Paysannes (JAP), officiellement neutres
Mutualité Mutualités Chrétiennes Solidaris Mutualité Libérale
Presse quotidienne De Standaard La Libre Belgique De Morgen Le Peuple, Le Matin (disparus) Het Laatste Nieuws, De Tijd Le Soir
Presse littéraire Dietsche Warande en Belfort Éditions Desclée de Brouwer Nieuw Vlaams Tijdschrift, Nieuw Wereldtijdschrift (disparus) Éditions Labor De Vlaamse Gids (disparu) ?
Presse éducative et pour enfants Editions Averbode
Associations culturelles Davidsfonds Mouvement ouvrier chrétien Vermeylenfonds Présence&Action Culturelles Willemsfonds sans
Mouvements de jeunesse Scouts en Gidsen Vlaanderen, Chiro, KSA, KLJ, KAJ Scouts Catholiques, Patro, Guides catholiques de BelgiqueCJC Rode Valken Faucons Rouges
Associations sportives Sporta
Classes moyennes UNIZO UCM VSZ GTI LVZ
Association

féminine

FEMMA Vie Féminine Zij-kant Femmes Prévoyantes Socialistes Liberale Vrouwen
Solidarité internationale Caritas FOS Socialistische Solidariteit Solidarité Socialiste
Écoles Écoles catholiques (KOV) Écoles catholiques (SEGEC) Écoles publiques Écoles publiques et parfois écoles libres non confessionnelles Écoles publiques et écoles libres non confessionnelles Écoles publiques et écoles libres non confessionnelles
Universités Katholieke Universiteit Leuven Université catholique de Louvain et Université de Namur Université de Gand Université libre de Bruxelles et Université de Liège Vrije Universiteit Brussel Université libre de Bruxelles
Banques KBC CBC

Selon les questions politiques posées, ces trois tendances politiques se sont par ailleurs régulièrement constituées en deux blocs, variant selon les problématiques : centre-gauche face à la droite, centre droit face à la gauche, laïques face aux religieux. Les majorités et oppositions politiques en Belgique restent souvent animées selon ces distinctions. Le gouvernement fédéral 1999-2004 par exemple, dit « arc-en-ciel », comprenait une majorité laïque libérale-socialiste-écologiste, avec les sociaux-chrétiens centristes dans l’opposition. L’action politique de ce gouvernement a peu porté sur des questions gauche-droite, mais a par exemple vu l’adoption du mariage homosexuel, inimaginable à l’époque dans une majorité qui aurait compris un parti politique social-chrétien.

Les coalitions gouvernementales en Belgique sont généralement qualifiées selon les piliers qui les composent, et les couleurs associées à leur confession politique :

Coalitions gouvernementales belges
Nom Chrétiens Libéraux Socialistes Ecologistes Exemple
Fédéral Régional
CD&V cdH Open VLD MR sp.a PS Groen Ecolo
Orange-Bleue Maertens VII
Rouge-Romaine Dehaene II Van Den Brande IV
Violette
Lilas Di Rupo
Jamaïcaine
Turquoise
Arc en ciel Verhofstad I Di Rupo III
Vivaldi De Croo

La dépilarisation en Belgique

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Cette organisation sous forme de « piliers » s’est cependant fortement atténuée à la suite du phénomène de « dépilarisation » et de dépolitisation de la société. Depuis les années 1970, dans tous les secteurs touchés de loin ou de près par la pilarisation, le décloisonnement idéologique s’engage[3], c'est particulièrement au sud du pays[4] que les liens exclusifs entre partis politiques et associations de terrain se détendent (notamment dans le pilier chrétien, où la coexistence d'une aile gauche et d'une aile droite favorise les tensions internes et au sein duquel on constate une distanciation actée entre le MOC et le PSC en 1972[5]).

Dans le même ordre d’idée, les composantes des piliers se professionnalisent. Leur action sociale est institutionnalisée au fil du développement de la sécurité sociale en Belgique (vers un modèle d'état providence) dans la seconde moitié du XXe siècle[6]. Si l'enseignement, les syndicats et les mutualités restent cependant largement organisés en fonction de ces « piliers », l'orientation philosophique n'est plus déterminante pour les rejoindre. Ainsi, on s'affiliera par exemple au syndicat dont la délégation mène des combats proches de ses préoccupations, ou l'on choisira l'établissement scolaire de ses enfants sur la base de la réputation de ce dernier, de son offre de formation ou de sa proximité. Dans le même ordre d'idée, les corps intermédiaires et les organisations de la société civiles historiquement apparentées à un pilier n'entretiennent avec le « traditionnel parti-relai » des liens qui ne sont plus que très rarement exclusifs.

C'est d'autant plus vrai au niveau local, où la survie de certaines structures sociales en perte de vitesse (sociétés de musiques, mouvements de jeunesse, club sportif...) passe par la fusion d'organisations similaires issues des différents piliers, alors que les nouvelles associations sont très rarement connotées philosophiquement[7].

Il est intéressant de noter que les tendances philosophiques apparues en Belgique fin du XXe siècle (écologisme, nationalisme flamand, islam) se sont accompagnés de l'apparition d'associations apparentées, mais ces "nouveaux" piliers ont un développement nettement plus limité que ceux de leurs prédécesseurs, se focalisant sur le cœur idéologique de leur obédience (respectivement la mobilité, l'agriculture et l'environnement; la culture et l'action sociale; la spiritualité, la culture et l'action sociale également).

Par ailleurs, l’abandon par les démocrates chrétiens de la référence chrétienne pour l’appellation du Centre démocrate humaniste a directement contribué à la création d’un nouveau parti gardant cette référence, les Chrétiens démocrates francophones. La référence nouvelle à l’humanisme est par ailleurs quelque peu incongrue dans le contexte de la pilarisation, renvoyant a priori au pilier libéral laïque.

La question des langues en Belgique peut aussi être envisagée sous l’angle de la pilarisation, en particulier à Bruxelles-Capitale, où les deux communautés néerlandophone et francophone sont géographiquement mélangées.

Aux Pays-Bas

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Sous une autre forme, la pilarisation existe aussi aux Pays-Bas depuis la moitié du XIXe siècle, même si le terme verzuiling est de création plus récente. La société est séparée en divers groupes de population qui développent leurs activités socio-culturelles et politiques chacun de leur côté ; chaque citoyen relève d'un des groupes pour l'ensemble des aspects de sa vie. La création de ces groupes est liée à l'émancipation de différentes communautés sous-développées autour d'un aspect socio-culturel commun. La communauté catholique, qui n'a accès ni au pouvoir politique ni à la fonction publique, est l'un des premiers piliers créés[8].

À la fin du XIXe siècle, le pasteur Abraham Kuyper crée l'église orthodoxe protestante, s'émancipant de l'église réformée néerlandaise ; la nouvelle église rassemble les classes sociales défavorisées, alors que l'officielle comprend les classes moyennes et les bourgeois libéraux. Kuyper instaure donc un nouveau pilier, qui comprend notamment un parti politique anti-révolutionnaire, un syndicat, un journal, des écoles et une université libre à Amsterdam. Une première lutte s'engage entre les libéraux et une coalition catholico-protestante lors de la guerre scolaire, débouchant en 1917 sur une liberté d'éducation institutionnalisant l'enseignement des écoles confessionnelles[8].

Au début du XXIe siècle, la pilarisation de la société néerlandaise a quasiment disparu, excepté dans les domaines de l'éducation et de la diffusion audio-visuelle[8]. Les principaux partis catholiques et protestants se sont regroupés pour former un parti chrétien-démocrate uni, le CDA.

La table suivante présente les principales institutions classées par pilier :

  Protestants Catholiques Sociaux-démocrates Libéraux
Partis politiques avant 1945 ARP (Parti anti-révolutionnaire) (gereformeerd) ;
CHU (Union chrétienne historique) (hervormd)
RKSP (Parti d’État catholique-romain) SDAP (Parti social-démocrate des travailleurs) VDB (Alliance démocratique de libre pensée) (libéraux progressistes) ;
LSP (Parti d’État libéral) (libéraux conservateurs)
Partis politiques après 1945 ARP et CHU KVP (Parti catholique du peuple) PvdA (Parti du Travail) VVD (Parti populaire pour la liberté et la démocratie)
Médias publics radio-télévisés avant 2014 NCRV (Association néerlandaise chrétienne de radiophonie) ;
VPRO (Organisation libérale-protestante de diffusion radiophonique)
KRO (Organisation catholique de diffusion radiophonique)
VARA (Association des travailleurs radio-amateurs)
AVRO (Organisation générale unitaire de diffusion radiophonique)
Médias publics radio-télévisés après 2014 VPRO KRO-NCRV BNNVARA AVROTROS
Syndicats de travailleurs CNV (Syndicat chrétien national) NKV (Syndicat catholique néerlandais) NVV (Alliance néerlandaise des syndicats) ANWV (Syndicats généraux néerlandais de travailleurs)
Associations d’employeurs PCW NKW aucun VNO
Journaux Trouw (Fidélité) de Volkskrant (Le Journal du Peuple) Het Vrije Volk (Le Peuple Libre) NRC Handelsblad
Écoles Écoles protestantes Écoles catholiques romaines Écoles libres, écoles publiques Écoles publiques
Universités Universités libres Universités catholiques Universités d’État Universités d’État
Hôpitaux Croix verte/orange Croix blanche/jaune Croix verte Croix verte
Loisirs (exemples) Football du samedi Football du dimanche Danse folklorique Écoles de danse

Autres pays

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Bien que la notion ait été conceptualisée en Belgique et Pays-Bas, le phénomène se rencontre également dans l'organisation sociale et politique d'autres pays ou entités politiques, notamment :

Voir aussi

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Sources

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  • Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, Fayard, Paris, 2004

Articles connexes

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Liens externes

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Références

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  1. HELLEMANS Staf, « Pillarization (’Verzuiling’): On Organized ‘Self-Contained Worlds’ in the Modern World. », The American sociologist,‎
  2. (nl) HUYSE, Luc, De Verzuiling Voorbij, Leuven, Uitgeverij Kritak, , p.14.
  3. LENTZEN Evelyne, « « Rythmes et changements dans la politique belge » », Courrier hebdomadaire du CRISP,‎ , p. 26.
  4. Benjamin BIARD, « « CDH et CD&V, un ancrage contrasté au sein du “pilier chrétien” » », Les @nalyses du CRISP en ligne,‎ 01/12/2019,, p.5. (lire en ligne)
  5. SMITS Jozef, « « Les standen dans les partis sociaux-chrétiens » », Courrier hebdomadaire du CRISP,‎ , p. 26
  6. GOVAERT Serge, « « Le débat sur le verzuiling en Flandre » », Courrier hebdomadaire du CRISP,‎ , p. 6
  7. BRUYERE Lynn, CROSETTI Anne-Sophie, FANIEL Jean et SAGESSER Caroline, Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, Bruxelles, CRISP, , 288 p. (ISBN 978-2-87075-220-3, lire en ligne)
  8. a b et c Walter J.M. Kickert, « Histoire de la gouvernance publique aux Pays-Bas », Revue française d'administration publique, vol. 1, nos 105-106,‎ , p. 167-182 (DOI 10.3917/rfap.105.0167, lire en ligne)