Suite spectrale

un moyen de calculer des groupes de cohomologie par approximations successives

En algèbre homologique et en topologie algébrique, une suite spectrale est un moyen de calculer des groupes de cohomologie par approximations successives. Ces suites ont été introduites par Jean Leray en 1946[1], et sont depuis devenues un outil technique majeur en géométrie algébrique, complexe, ou en algèbre homologique. Par exemple, la suite spectrale de Serre (en) permet d'obtenir des informations sur les groupes d'homotopie des sphères.

Les séquences spectrales sont réputées difficiles à appréhender en raison de la grande quantité d'informations qu'elles mettent en jeu. Les cas les plus faciles à traiter sont ceux où la suite spectrale dégénère, ce qui signifie qu'une approximation supplémentaire ne produira aucune nouvelle information.

Historique et motivation

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Motivé par des problèmes de topologie algébrique, Jean Leray a introduit la notion de faisceau et a chercher à calculer les groupes de cohomologie de faisceaux. C'est à cette occasion que Leray introduit la notion de suite spectrale. Étant donné un faisceau   sur un espace topologique   et une application continue  , on peut pousser en avant  , donnant un faisceau   sur  . Leray a constaté que les groupes de cohomologie du poussé en avant forment un complexe de chaînes naturel, de sorte que l'on peut prendre la cohomologie de la cohomologie. Il ne s'agit pas de la cohomologie du faisceau  , mais celle-ci s'en rapproche en un certain sens. La cohomologie de la cohomologie forme à nouveau un complexe de chaînes, on opère le même procédé et ainsi de suite. À la limite de ce processus, le résultat est essentiellement la cohomologie du faisceau initial.

On s'est rendu compte que la technique de calcul de Leray était un exemple d'un phénomène plus général. Bien que leur importance théorique ait reculé depuis l'introduction des catégories dérivées, elles restent l'outil de calcul cohomologique le plus systématique et efficace qui soit.

Définition

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Suite spectrale homologique

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Soit une catégorie abélienne (e.g. les modules   sur un anneau), et un entier non négatif  . Une suite spectrale homologique est une collection   d'objets   et d'endomorphismes  , tel que pour tout  

  1.  ,
  2.  , l'homologie de   par rapport à  .

Par habitude, les isomorphismes sont supprimés et on écrit  . Un objet   est appelé une « page », ou encore un « terme » ; les endomorphismes   les « différentielles ». Et,   est appelé « l'objet dérivé » de  .

Suite spectrale bigraduée

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La page E2 d'une suite spectrale cohomologique.

En réalité, les suites spectrales se produisent principalement dans la catégorie des modules   bigradués sur un anneau R, c'est-à-dire que chaque page est un R-module bigradué  . Une suite spectrale cohomologique est alors une suite   de R-modules bigradués  , et pour chaque module une famille d'endomorphismes   de bidegré  . On demande pour   :

  1.  ,
  2.  .

Selon la suite spectrale, la première age peut avoir un degré égal à r = 0, 1 ou 2. Par exemple, pour le suite spectrale d'un complexe filtré décrite ci-dessous, on a r0 = 0, mais pour la suite spectrale de Grothendieck, on a r0 = 2.

Suite spectrale d'un complexe de chaînes

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On se place dans l'hypothèse non gradué. La suite spectrale associée à un complexe de chaînes C donne l'exemple le plus simple dans ce cas. Soit d la différentielle associée au complexe. Soit r0 = 0, et E0 étant définit par C. Par conséquent, E1 est le complexe H(C) : Le i-ème terme du complexe E1 calcul le i-ème groupe de (co)homologie de C. La seule différentielle naturelle sur ce nouveau complexe est la différentielle nulle : d1 = 0. Cela force   à être égal à  . La suite spectrale dégénère en page 1. Pour résumer :

  • E0 est le complexe C•,
  • E1 est le complexe H(C) pour r ≥ 1.

L'information de la suite spectrale est concentrée en degré 0 et 1 : aller calculer les pages supérieures ne sert pas. Il faut habituellement une structure supplémentaire sur les Er, pour obtenir des informations utiles en pages supérieures.

Illustration

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Une suite spectrale bigraduée contient une grande quantité d'information à suivre. Il existe des illustrations qui rendent la structure de la suite spectrale plus claire. Nous avons trois indices, r, p et q. Un objet   peut être vu comme la  -ième page d'un livre à carreaux. Sur ces pages, p désigne la direction horizontale et q la verticale. À chaque point du réseau, nous avons l'objet  . Passer à la page suivante signifie prendre l'homologie (resp. la cohomologie), c'est-à-dire que la  -ième page est un sous-quotient de la  -ième page. Dans le cas homologique, les différentielles ont un bidegré (−rr − 1), donc n diminue de un d'une page à l'autre. Dans le cas cohomologique, n est augmenté de un.

 
Quatre pages d'une suite spectrale cohomologique. Les flèches rouges dénote les différentielles d'une suite concentrée en le premier quadrant (i.e. où seuls les objets du premier quadrant sont non nuls).

Propriétés

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Propriétés catégorielles

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L'ensemble des suite spectrales cohomologiques forment une catégorie. Une flèche dans cette catégorie   est par définition une collection de morphismes   compatibles avec la différentielles, i.e.  , et avec l'isomorphisme entre la cohomologie de la r-ième page et la (r+1)-ième page de E et E', c'est-à-dire:  . Dans le cas bigradué, les morphismes doivent de plus conserver la graduation:  

Structure multiplicative

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Un cup-produit donne une structure d'anneau à un groupe de cohomologie, le transformant en un anneau de cohomologie. Ainsi, il est naturel de considérer une structure d'anneaux sur la suite spectrale. Soit   une suite spectrale de type cohomologique. On dit qu'elle a une structure multiplicative si

  1.   est une algèbre différentielle graduée (ou bigraduée) ;
  2. La multiplication sur   est induite par celle sur  .

Un exemple est donné par la suite spectrale de Serre cohomologique associée à une fibration  , lorsque le groupe de coefficients est un anneau R[2],[3]. La structure multiplicative peut être très utile pour calculer des différentielles de la suite[4].

Constructions de suites spectrales

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Les suite spectrales peuvent être construites de différentes manières. En topologie algébrique, un couple exact est peut-être l’outil de construction le plus courant. En géométrie algébrique, les suites spectrales sont généralement construites à partir de filtrations de complexes de cochaînes.

Suite spectrale d'un couple exact

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Une première construction de suites spectrales est la méthode des couples exacts de William Massey, devenus courants en topologie algébrique ; mais bien moins en algèbre.

Pour définir des couples exacts, on se donne une catégorie abélienne. Comme ce-dessus, dans la pratique, il s'agit généralement de modules bigradués sur un anneau. Un couple exact est une paire d'objets (A, C), munie de trois homomorphismes entre ces objets : f : AA, g : AC et h : CA vérifiants les conditions d'exactitudes :

 
  • Im f = Ker g
  • Im g = Ker h
  • Im h = Ker f

On notera cette donnée (A, C, f, g, h), représentée par un triangle. le terme C correspond à la première page E0 de la suite spectrale et A est une donnée auxiliaire.

Pour passer à la page suivante, on définit le couple dérivé. Soit :

  • d = g o h
  • A' = f(A)
  • C' = Ker d / Im d
  • f' = f|A', la restriction de f à A'
  • h' : C'A' induit par h.
  • g' : A'C' et définie comme suit: Pour tout a dans A', on note a = f(b) pour un certain b dans A. g'(a) est définit comme étant l'image de g(b) dans C'.

Il est immédiat de vérifier que le couple (A', C', f', g', h') est exact. C' correspond au terme E1 de la suite spectrale. On définit par récurrence la suite (A(n), C(n), f(n), g(n), h(n)).

Les différentielles de la suite spectrale sont données par,dn = g(n) o h(n) et En = C(n).

Exemples de suites spectrales

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Suite spectrale d'un complexe filtré

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Une méthode courante de construction de suite spectrale provient d'un complexe de cochaînes filtré, car celui-ci induit naturellement un objet biggradué. Soit un complexe de cochaînes   avec une filtration descendante,  . On impose que les différentielles du complexe soit compatible avec la filtration, i.e.  , et que la filtration soit exhaustive, c'est-à-dire que l'union de l'ensemble des   est égal au complexe entier  . Il existe une suite spectrale en posant  et  [6]. On supposera aussi que la filtration est séparée, c'est-à-dire que l'intersection des ensembles   est nulle.

La filtration est utile car elle donne une mesure de proximité de zéro : à mesure que p augmente,   se « rapproche » de plus en plus de zéro.

Construction de la suite

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  n'est munie que d'une seule filtration, nous construisons donc d'abord un objet doublement gradué pour la première page de la suite spectrale. On note :

 
 
 
 

Puisque nous avons supposé que les applications sont compatibles à la filtration,   est un objet bigradué et on a une différentielle   sur  . Pour obtenir  , on prend l'homologie de  .

 
 
 
 

Noter que   et   peuvent être écrits comme images dans   de

 
 

de sorte que l'on puisse écrire

 

  sont les éléments dont le degré dans la filtration augmentent de un par la différentielle, et   sont les images des éléments dont le degré dans la filtration n'augmente pas par la différentielle. Cela suggère la definition de   et   :

 
 
 

avec la relation

 

Pour que   soit bien définie sur chaque   et donnant l'homologie en passant à  , l'application

 

est définie par restriction de   définie sur   au sous-objet  . On vérifie aisément que l'homologie selon cette différentielle de   est  , donnant ainsi une suite spectrale. Seulement, la définition de   n'est pas explicite.

Exemples de suites spectrales

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Convergence, dégénérescence

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Soit Er une suite spectrale, partant de r = 1. Il existe donc une suite de sous-objets :

 

tels que  ; on pose en effet   et   tels que   sont le noyau et l'image de   On pose alors   et , le terme limite. (Un tel   n'existe pas forcément dans la catégorie, mais existe presque toujours en pratique ; due à la finitude de l'union.)

Termes de convergence

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On dit qu'une suite converge faiblement s'il existe un objet gradué   avec une filtration   pour tout  , et pour tout   il existe un isomorphisme  . La suite converge à   si la filtration   est séparée (i.e.  ). On note

 

pour signifier que pour p + q = n,   converge vers  . On dit qu'une suite spectrale   aboutit à   si pour tout   on a un entier   tel que pour tout  ,  . Alors   est le terme limite. La suite spectral dégénèrer à   si les différentielles   sont nulles pour tout  . On le note:

 

Il est usuel d'écrire à droite  , la plupart des suites spectrales aboutissants en deuxième page.

Exemples de dégénérescence

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Suite spectrale d'un complexe filtré, suite

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On repart de la construction à partir du complexe de cochaînes   avec filtration descendante. On remarque la suite d'inclusion

 

On peut alors se demander si, en définissant

 
 
 

  serait un candidat naturel pour le terme limite. Pour décrire plus en détail l'aboutissement de la suite spectrale, notons que nous avons les formules :

 
 

Puisque la suite est séparée, les noyaux décroisent en r jusqu'à . Pour  , rappelons que la suite a été supposée exhaustive. Les images croissent jusqu'à . On en déduit finalement que

 ,

c'est-à-dire que la suite spectrale abouti vers la p-ième partie graduée du (p+q)-ième groupe d'homologie de C. Si la suite spectrale converge, on en déduit que :

 

Suites exactes longues

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En utilisant la séquence spectrale d’un complexe filtré, nous pouvons déduire l’existence de suites exactes longues. Soit une suite exacte courte de complexes de cochaînes 0 → ABC → 0, et f : AB. On obtient naturellement la suite de cohomologie Hn(A) → Hn(B) → Hn(C) exacte au centre. On filtre le complexe B comme suit :

 
 
 

Donnant

 
 

La différentielle est de bidegrée (1, 0), donc d0,q : Hq(C) → Hq+1(A). Le lemme du serpent ABC donne une suite de complexes :

 

Il reste à montrer que cette suite est exacte en les groupes associés à A et C. Notons que la suite dégénère en E2 (par degré de la différentielle). Par conséquent, le terme E2 est égal à E :

 

Mais nous avons aussi une description directe du terme E2 comme homologie du terme E1. Ces deux descriptions doivent être isomorphes :

 
 

Le premier donne l'exactitude en C, et le second en les groupes de cohomologie en A.

Suite spectrale d'un complexe bigradué

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On trouve pour un complexe bigradué que :

 
 

Remarquer qu'en général, les deux filtrations sur Hp+q(T(C•,•)) sont distinctes.

Exemples

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Pages en premier quadrant

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Soit une suite spectrale où   s'annule pour tout   et   négatif, dit suite spectrale en premier quadrant. La suite aboutie car on a   pour tout   si   et  .

Deux colonnes adjacentes

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Soit   une suite spectrale homologique telles que   pour tout p autre que 0, 1. Visuellement, la deuxième page   est :

 

Les différentielles en seconde page ont bidegrée (-2, 1), donc s'écrivent

 

Ces applications sont toutes nulles car

 ,  

ainsi la suite spectrale dégénère :  . Elle converge vers, disons,   avec une filtration

 

telle que  . Alors  ,  ,  ,  , etc. On a donc une suite exacte courte[8] :

 .

Deux lignes adjacentes

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De même, on considère   une suite spectrale concentrée en page deux sur les lignes q = 0, 1. Contrairement au cas précédent, elle ne dégénère pas nécessairement en page deux, mais sûrement en page trois.

Supposons que la suite converge vers H avec une filtration F comme dans l'exemple précédent. Puisque  ,  , etc., on a:  , et finalement[9] :

 

Suite de Wang

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Le calcul de la section précédente se généralise de manière simple. Considérons une fibration sur une sphère :

 

avec n supérieur ou égal à 2. Nous avons la suite spectrale de Serre :

 ;

C'est-à-dire que   avec une filtration  .

On sait que   est non nulle si p ou n vaut zéro et vaut Z dans ce cas, on voit que   consiste en seulement deux lignes  , Ainsi la page en   est donnée par

 

De plus, sachant

 

pour   par le théorème des coefficients universels,   s'illustre comme suit :

 

La seule différentielle non nulle en page   est donnée par

 

qui est

 

La suite spectrale converge en page  . On en déduit une suite exacte

 

c'est-à-dire :

 

Pour expliciter les termes en  , notons  . Puisque , etc., on a:   et donc, avec  ,

 

D'où une suite exacte

 

Ainsi, on en déduit avec tout cela la suite exacte longue[10] :

 

(La suite de Gysin est obtenue de manière similaire.)

Suites notoires

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Quelques suites spectrales notoires :

Topologie et géométrie

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Homologie

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Algèbre

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Géométrie complexe et algébrique

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Articles connexes

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Notes et références

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  1. Jean Leray, « L'anneau d'homologie d'une représentation », Les Comptes rendus de l'Académie des sciences, vol. 222,‎ , p. 1366–1368
  2. McCleary 2001, p. Modèle:Pn.
  3. Hatcher, Exemple 1.17.
  4. Hatcher, Exemple 1.18.
  5. May.
  6. (de) Serge Lang, Algebra, New York, Springer-Verlag, coll. « Graduate Texts in Mathematics 211 », , Überarbeitete 3. éd. (ISBN 038795385X)
  7. (en) Fouad Elzein et Lê Dung Trang, « Mixed Hodge Structures », .
  8. Weibel 1994, Exercise 5.2.1.
  9. Weibel 1994, Exercise 5.2.2.
  10. Weibel 1994, Application 5.3.5.

Références

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