Turandot (Busoni)

opéra de Ferruccio Busoni

Turandot (BV 273 (en)) est un opéra en deux actes avec dialogues parlés de Ferruccio Busoni (1917). Le compositeur rédigea son propre livret en allemand en s'inspirant de la pièce Turandot (en) du comte Carlo Gozzi. La musique de l'opéra repose sur la musique de scène et la suite (en) (BV 248) connexe que Busoni a composées en 1905 pour une production de la pièce de Gozzi. L'opéra est souvent interprété avec l'opéra en un acte précédent de Busoni, Arlecchino.

Composition de la musique de l'opéra modifier

Source et versions précédentes modifier

La pièce Turandot (en) de Carlo Gozzi fut jouée la première fois en 1762. Elle est créée à l'origine pour être représentée dans le petit théâtre San Samuele de Venise et écrite délibérément dans le style de la commedia dell'arte en réaction aux pièces réalistes plus modernes de Goldoni et d'autres[1].

Schiller fait une traduction adaptée de Turandot qui est publiée en 1802[2]. Weber compose, en 1809, sa musique de scène Turandot, Op. 37, pour une production de cette pièce. Il y inclut l'Overtura cinese (ouverture chinoise), qu'il a composée sur un thème chinois en 1805. Busoni pense qu'à eux deux, Schiller et Weber ont ruiné un chef-d'œuvre de la littérature italienne[3].

Musique de scène et suite orchestrale modifier

Sous une forme ou une autre, le Turandot de Gozzi occupe Busoni à divers moments entre 1904 et 1917. Il aime beaucoup les contes fantastiques et magiques : son œuvre précédente est le Concerto pour piano (en), op. 39, BV247, qui comprend de la musique d'une adaptation inachevée de l'Aladdin d'Oehlenschlager[4].

En 1904, Busoni commence à ébaucher de la musique de scène pour la fable chinoise de Gozzi. Il arrange aussi une suite, qu'il interprète la première fois en 1905 et publie en 1906. La pièce de Gozzi est montée avec la musique de Busoni par Max Reinhardt à Berlin en 1911, et à Londres en 1913[5].

Composition de l'opéra modifier

Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Busoni, étant Italien, trouve de plus en plus difficile de rester à Berlin et finit par déménager à Zurich, où il n'a pas à prendre parti. De la fin de 1915 au mois d', il est occupé à écrire son opéra en un acte, Arlecchino, mais le Stadttheater de Zurich ne veut pas monter une production sans pièce d'accompagnement. Il écrit rapidement un livret en allemand inspiré de la pièce de Gozzi et adapte sa suite Turandot en court opéra en deux actes avec dialogues parlés[6]. Le , Busoni écrit à Egon Petri :

« La question importante de savoir quelle pièce je devrais combiner avec l'opéra Arlecchino d'une durée d'une heure pour remplir une soirée, mes ennuis qui en ont résulté et le désir d'établir un programme durablement valable m'ont amené à décider hâtivement de composer un opéra en deux actes à partir de la matière et du fond de Turandot. Depuis quelques semaines, j'ai travaillé dur à cette tâche délicieuse, écrivant le livret et la musique d'un opéra sur Turandot. Je récris le texte entièrement et indépendamment pour en rapprocher le ton de celui d'une pantomime ou d'une pièce de théâtre. C'est un travail plus ardu que je ne me l'imaginais, mais je me sens inspiré. Les personnages masqués communs aux deux œuvres servent à les lier (sinon, ils tranchent complètement les uns sur les autres)[7]. »

Busoni termine l'opéra Turandot en vitesse (300 pages en 100 jours) à la fin de 1916 et en dirige la première avec Arlecchino à Zurich en 1917. Dent mentionne que Busoni était satisfait de son travail[6].

Le livret de Busoni comprend diverses bizarreries qui rappellent qu'il provient de la commedia dell'arte : des personnages portent des noms italiens tels que Truffaldino et Pantalone, Allah est loué en Chine, et il y a des mentions de Venise, de la basilique Saint-Marc et de gondoles. Le dialogue parlé remonte aux opéras de Mozart, notamment à La Flûte enchantée[8]. En comparaison du Turandot un peu épiquement boursouflé de Puccini, l'œuvre de Busoni l'esthète conserve l'atmosphère irréel, intime, de la pièce de Gozzi[9]. La princesse Turandot de Busoni n'est pas aussi implacable ; son cœur est plus prêt à fondre.

Refontes modifier

Busoni réutilisa une partie du matériel qu'il avait composé pour l'opéra : il révisa à nouveau la suite orchestrale Turandot en 1917 en remplaçant la marche funèbre du dernier mouvement par l'Avertissement d'Altoum (BV 248b[5]) et il publia séparément Altoums Gebet de l'acte 2 (écrit pour l'opéra) sous forme de la Prière d'Altoum pour baryton et petit orchestre, op. 49 no 1, BV 277.

Histoire de l'interprétation de l'opéra modifier

La première de Turandot de Busoni a lieu avec celle de son Arlecchino le au Stadttheater de Zurich. Le producteur est Hans Rogorsch, et le décorateur, Albert Isler[10]. Turandot et Arlecchino ont leur première en Allemagne le à l'opéra de Francfort sous la direction de Gustav Brecher[11], et sont repris le à l'opéra de Cologne sous la direction d'Otto Klemperer, qui vient d'y être nommé premier chef[12]. Les deux opéras sont interprétés à l'opéra de Berlin le sous la direction ferme du chef d'orchestre wagnérien Leo Blech (en) et y connaissent un grand succès[13].

La première interprétation de Turandot en Italie (sans Arlecchino) a lieu le à Rome sous la direction de Fernando Previtali. Chantre de Busoni, Previtali, continue de diriger l'œuvre dans d'autres villes italiennes avant d'en diriger la première au théâtre Colón de Buenos Aires en 1964.

La première en Angleterre a lieu à Londres le dans une traduction anglaise de Lionel Salter. Elle est radiodiffusée à l'émission BBC Third Programme de la BBC.

La première américaine a lieu sous forme d'opéra concert au Philharmonic Hall de New York le . Elle est suivie d'une version mise partiellement en scène à la First Presbyterian Church de Berkeley le sous la direction de Kent Nagano, âgé de 28 ans. Une interprétation de l'œuvre avec mise en scène complète est donnée le par le Connecticut Grand Opera (en) à Stamford. Gregory Stapp (en) y joue l'empereur Altoum ; Juan Luque Carmona, Kalaf ; et Patricia Craig (en), le rôle-titre[11].

Rôles modifier

 
Affiche de la première de Turandot
Rôle Voix Distribution à la première, le [10]
(chef d'orchestre : Ferruccio Busoni)
Altoum, l'empereur basse Laurenz Saeger-Pieroth
Turandot, sa fille soprano Inez Encke
Adelma, sa confidente mezzo-soprano Marie Smeikal
Kalaf ténor August Richter
Barak, son serviteur baryton Tristan Rawson
La reine mère maure de Samarcande soprano Elisabeth Rabbow
Truffaldino, eunuque en chef ténor Eugen Nusselt
Pantalone, ministre basse Heinrich Kuhn
Tartaglia, ministre basse Wilhelm Bockholt
Chanteuse mezzo-soprano Marie Smeikal
Le bourreau rôle muet Eduard Siding
Huit docteurs, chœur d'esclaves, danseurs, pleureuses, eunuques, soldats

Instrumentation modifier

Trois flûtes (la troisième doublant le piccolo), trois hautbois (le troisième doublant le cor anglais), trois clarinettes (la troisième doublant une clarinette basse), trois bassons (le troisième doublant le contrebasson), quatre cors d'harmonie, quatre trompettes, trois trombones, un tuba ; percussion (timbales, glockenspiel, triangle, tambourin, covered drumtambour voilé, grosse caisse, gong) ; deux harpes ; solistes, chœur ; cordes[5],[14],[15].

Synopsis modifier

Busoni simplifia beaucoup la pièce en cinq actes de Gozzi pour en faire un opéra en deux actes composés de deux scènes chacun[16]. L'intrigue de base reste toutefois la même. Turandot, fille de l'empereur, défie tous ceux qui désirent l'épouser de résoudre trois énigmes. Elle épousera celui qui y parviendra, mais ceux qui échoueront seront exécutés. Kalaf, prince déguisé en exil, relève le défi.

Acte 1 modifier

Scène 1

Kalaf tombe sur l'image abandonnée par un prétendant exécuté et décide d'obtenir la main de Turandot.

Scène 2

L'empereur Altoum se plaint de l'intransigeance de Turandot. Kalaf dit qu'il préfère mourir s'il échoue. Turandot entre avec sa servante Adelma, qui reconnaît le prétendant mais garde le silence. Kalaf répond bien aux trois énigmes et défie Turandot de découvrir son nom et ses origines ; si elle réussit, il partira.

Acte 2 modifier

Scène 1

Les jeunes filles esclaves dansent sur une version chorale sans mot de Greensleeves[17]. Turandot avoue les sentiments mitigés qu'elle éprouve envers le prince. Adelma lui dit qu'elle connaît le nom de ce dernier et qu'elle le lui révélera en échange de sa liberté ; Turandot accepte.

Scène 2

Turandot révèle le nom du prince en répandant la consternation, et Kalaf s'apprête à partir, mais Turandot l'arrête en lui disant qu'il a éveillé son cœur. L'œuvre se termine par l'ensemble Was ist das alle Menschen bindet? (qu'est-ce qui gouverne tous les hommes ?), question à laquelle la réponse est : Die Liebe (l'amour).

Enregistrements modifier

Notes modifier

  1. Ashbrook et Powers 1991, p. 44 et 58.
  2. Schiller 1802. Cette version de Schiller est traduite librement en vers anglais par Sabilla Novello sous le titre Turandot: The Chinese Sphinx, publié en 1872.
  3. Couling 2005, p. 204.
  4. Dent 1933, p. 148.
  5. a b et c Beaumont 1985, p. 76.
  6. a et b Dent 1933, p. 233.
  7. Beaumont 1987, p. 251-252.
  8. Couling 2005, p. 300.
  9. Ashbrook et Powers 1991, p. 58.
  10. a et b Chapitre XV, Turandot, dans Beaumont 1985, p. 240-245.
  11. a et b Roberge 1991, p. 335-341.
  12. Lettre adressée par Busoni à Otto Klemperer le 26 septembre 1919 et note de bas de page dans Beaumont 1987, p. 275.
  13. Dent 1933, p. 262-263.
  14. Kindermann 1980, p. 229-231.
  15. Roberge 1991, p. 32-33.
  16. Beaumont 1985, p. 77 et 241.
  17. Ronald Stevenson a déterminé que Busoni vit le célèbre manuscrit de Greensleeves de William Ballet XVIe siècle lors d'une visite du Trinity College (Dublin) en 1903 et fait observer que ce chant était lié à l'origine aux exécutions publiques. Le 9 octobre 1910, Busoni traite de Turandot dans son journal en parlant de « la dame aux manches vertes », et la couverture de la première publication de la partition d'orchestre de la suite Turandot montre Turandot dans un costume aux manches vertes (Beaumont 1985, p. 82). Ce chat était aussi associé au rejet initial des avances de Henri VIII par Anne Boleyn.
  18. William Lloyd, « Busoni: Arlecchino & Turandot », dans Musical Times, vol. 112, 1994.
  19. Capriccio 60 039-1 sur Amazon.com 10.

Bibliographie modifier

  • (de) August Wilhelm Ambros, Geschichte der Musik, vol. 1, Breslau, F.E.C. Leuckhart, (présentation en ligne)
  • (en) William Ashbrook et Harold Powers, Puccini's Turandot : The End of the Great Tradition, Princeton, Princeton University Press, , 193 p. (ISBN 0-691-02712-9, lire en ligne), p. 56-58.
  • (en) Antony Beaumont, Busoni the Composer, Londres, Faber and Faber, , 408 p. (ISBN 0-571-13149-2)
  • (en) Antony Beaumont (dir.), Busoni : Selected Letters, New York, Columbia University Press, (ISBN 0-231-06460-8)
  • (en) Huntly Carter, The Theatre of Max Reinhardt, New York, Mitchell Kennerley, (lire en ligne)
  • (en) Della Couling, Ferruccio Busoni : A musical Ishmael, Lanham (Maryland), Scarecrow Press, , 391 p. (ISBN 0-8108-5142-3, lire en ligne).
  • (en) Edward Joseph Dent, Ferruccio Busoni : A Biography, Londres, Oxford University Press (réimpression=1974 (Ernst Eulenburg), , 368 p. (ISBN 0-903873-02-8)
  • (de) Jürgen Kindermann, Thematisch-chronologisches Verzeichnis der Werke von Ferruccio B. Busoni, vol. 19, Ratisbonne, Gustav Bosse Verlag, coll. « Studien zur Musikgeschichte des 19. Jahrhunderts », , 518 p. (ISBN 3-7649-2033-5)
  • (de) Kii-Ming Lo, Ping, Pong, Pang. Die Gestalten der Commedia dell'arte in Busonis und Puccinis »Turandot«-Opern, in: Peter Csobádi, Ulrich Müller et al. (eds.), Die lustige Person auf der Bühne, Anif/Salzburg (Müller-Speiser) 1994, pp. 311-323.,
  • (de) Kii-Ming Lo, Turandot auf der Opernbühne, Frankfurt/Bern/New York (Peter Lang) 1996, (ISBN 3-631-42578-3).,
  • (de) Kii-Ming Lo, Zur Entstehungsgeschichte von Ferruccio Busonis »Turandot«-Werkgruppe und ihrer musiktheatralischen Ästhetik, in: Albrecht Riethmüller/Hyesu Shin (eds.), Busoni in Berlin. Facetten eines kosmopolitischen Komponisten, Stuttgart (Franz Steiner) 2004, pp. 143-175.,
  • Kii-Ming Lo et Jürgen Maehder, Turandot de tui bian [The Transformations of »Turandot«], Taipei (Gao Tan Publishing Co.) 2004, (ISBN 986-7542-50-9),
  • (en) Marc-André Roberge, Ferruccio Busoni : a bio-bibliography, New York, Greenwood Press, , 367 p. (ISBN 0-313-25587-3)
  • (de) Friedrich Schiller, Turandot, Prinzessin von China. Ein tragicomisches Märchen nach Gozzi, Tübingen, J. G. Cotta'schen Buchhandlung, (lire en ligne)