L'Inquiétante Étrangeté

L'Inquiétante Étrangeté (Das Unheimliche en allemand) est le titre, souvent traduit ainsi (L'inquiétante étrangeté[note 1]) en français, d'un essai de Sigmund Freud paru en 1919.

L'Inquiétante Étrangeté
Auteur Sigmund Freud
Pays Autriche
Genre Psychanalyse
Version originale
Langue allemand
Titre Das Unheimliche
Éditeur Internationaler Psychoanalytischer Verlag
Collection Imago
Lieu de parution Leipzig-Vienne
Date de parution 1919
Version française
Traducteur Marie Bonaparte et E. Marty
Éditeur Gallimard
Lieu de parution Paris
Date de parution 1933

Histoire du texte et de la notion de l'Unheimliche

modifier
 
Revue Imago, volume V, où parut Das Unheimliche en 1919.

L'essai de Freud, dans sa rédaction définitive, paraît à l'automne 1919 dans le volume V de la revue Imago. Selon la notice des OCF.P, sa parution est contemporaine de Au-delà du principe de plaisir[1]. Il s'agit alors du remaniement d'un article « d'abord ébauché, puis laissé de côté », ainsi que l'atteste, selon Ernest Jones, une lettre de Freud datée du à Sándor Ferenczi[1].

Références littéraires et psychiatriques de Freud

modifier

À côté d'écrivains comme Friedrich von Schiller et E.T.A. Hoffmann, le psychiatre allemand Ernst Jentsch (en), auteur de Zur Psychologie des Unheimlichen en 1906, est l'une des autres références de Freud dans son texte Das Unheimliche[2]. En ce qui concerne l'exemple littéraire d'E.T.A. Hoffmann, Freud se rapporte à la notion d’Unheimliche chez Jentsch sur « l'incertitude intellectuelle concernant le fait que quelque chose soit vivant ou non »[2].

Sophie de Mijolla-Mellor signale que sinon « la littérature psychiatrique » n'est pas mentionnée sur des thèmes proches comme le « déjà-vu » de Pierre Janet et « l'illusion des sosies » de Joseph Capgras[2].

Sens et traductions de unheimlich

modifier

Unheimlich vient de Heim. Ce mot signifie « le foyer », la maison, et introduit une notion de familiarité, mais il est aussi employé comme racine du mot Geheimnis, qu'on peut traduire par « secret », dans le sens de « ce qui est familier » ou « ce qui doit rester caché[3] ».

Dans la littérature germanophone

modifier

Unheimlich est un terme très présent dans la littérature allemande, en particulier la littérature romantique. Jacob et Wilhelm Grimm lui consacrent un important article dans leur dictionnaire. Il est également très présent dans les écrits d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Clemens Brentano, Justinus Kerner, Theodor Körner, Ludwig Tieck, etc.[4],[5]

Leopold von Sacher-Masoch emploie « unheimlich » pour qualifier l'impression faite par Nadeshda, comtesse Baragreff, sur le héros, Henryk Tarnow, dans la nouvelle L'Amour de Platon[6].

La traduction de l'essai de Freud

modifier

« L'inquiétante étrangeté » est la traduction française donnée en 1933 par Marie Bonaparte de Das Unheimliche de Freud. D'autres auteurs traduisent par l'« inquiétante familiarité » (Roger Dadoun), « l'étrange familier » (François Roustang) ou les « démons familiers » (François Stirn)[7].

Selon Jean Laplanche, la traduction généralement admise de Marie Bonaparte par « inquiétante étrangeté » présente l'inconvénient d'introduire une notion supplémentaire d' « étrangeté » (Fremdartigkeit) « qui n'est que latente dans le terme unheimlich »[8]. Le terme unheimlich fonctionne dans toute l'œuvre freudienne au-delà du sens qu'il a pris de manière surdéterminée dans das Unheimliche, où Freud « déploie les effets de sens entre unheimlich et son antonyme heimlich », heimlich pouvant avoir deux sens opposés[8]. Freud lui-même avait recensé plusieurs termes français susceptibles de traduire unheimlich: « inquiétant », « sinistre », « lugubre », « mal à son aise »[8]. La traduction des OCF.P a opté pour « inquiétant » qui « appartient au même champ sémantique que l'angoissant et l'effrayant, et permet d'entendre le un- privatif de unheimlich »[8].

L'essai de Freud s'intitule The Uncanny (1955) dans la Standard Edition[1]. Dans une étude de la littérature fantastique anglo-américaine, Sophie Geoffroy-Menoux emploie l'expression « the uncanny[9] ».

Publication, éditions

modifier

Première publication

modifier

Traduction anglaise

modifier

Traductions françaises

modifier

L'Unheimliche chez Freud

modifier

La notion de l’Unheimliche (adjectif substantivé : das Unheimliche[note 3]), qui intéresse Freud depuis longtemps et donne son nom à l'article publié dans Imago en 1919, est déjà présente dans Totem et Tabou (1913) : une note de Freud dans le texte (OCF.P, XV, p. 175) renvoie à la section III de cet ouvrage, « Animisme, magie et toute-puissance des pensées »[1],[2].

Un précédent chez Otto Rank : le thème du « double »

modifier
L'Étudiant de Prague, 1913.

L'essai d'Otto Rank sur Le Double (Der Doppelgänger), paru dans Imago date de 1914 : Rank, qui est « un écrivain de très vaste culture », est alors influencé par un film, L'Étudiant de Prague (1913)[10], et il étudie entre autres l'une « des graves conséquences qu'entraîne la perte de l'ombre, mais aussi la persécution du Moi par le double devenu indépendant de lui »[10]. Freud, cité par Sophie de Mijolla-Mellor, marque en 1919 dans L'inquiétante étrangeté la mise en lumière par Rank de cette surprenante évolution du double :

« ces représentations ont poussé sur le terrain de l'amour illimité de soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie de l'enfant comme du primitif ; avec le dépassement de cette phase, le signe dont est affecté le double se modifie, d'assurance de survie qu'il était, il devient l'inquiétant (unheimlich) avant-coureur de la mort. »

— Freud, Das Unheimliche, 1919[10]

Le familier inquiétant

modifier

Ainsi que le commente S. de Mijolla-Mellor, l' Unheimliche se présente comme « cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (Freud), de sorte qu'on est dans un paradoxe car le familier ne devrait pas être inquiétant : la réflexion freudienne concerne dès lors le moi-plaisir originel « qui coïncide avec le bon et rejette le mauvais » ramenant à l'opposition Moi/Non-Moi de Pulsions et Destins des pulsions (1915)[2]. Comme on ne s'explique pas pourquoi ce familier puisse devenir menaçant, on en arrive à un second aspect de l' Unheimliche : le secret, le caché ; Freud emprunterait à Schelling l'idée selon laquelle « ce qui doit rester dans l'ombre, mais en sort cependant est étrange parce que porteur d'une transgression »[2].

 
Le roi Lear et ses filles, Chronica Majora de Matthieu Paris, vers 1250.

D'après Jacques Sédat, Freud reprend dans L'inquiétante étrangeté le thème du « non familier » ou du « familier devenu étrange » qu'il a introduit dans « Le motif du choix des coffrets » (1913) [11] : en repartant de l'étymologie du mot, Sédat note que « l'ambivalence du terme Heimlich (familier) coïncide avec son contraire, Unheimlich. Ce sont deux termes qui peuvent s'échanger, pour signifier la même chose »[11]. C'est ainsi que l'inquiétante étrangeté « ouvre sur la question du double » : là où pour Freud, « le moi, c'est le corps » ou l'image du corps, le double, comme « réassurance narcissique contre le “déclin du moi” (der Untergang des Ichs) », annonce « les pertes des limites corporelles »[11].

Dans « Le motif du choix des coffrets », qui se trouve dans la mythologie et chez Shakespeare (Le Marchand de Venise, Le Roi Lear)[note 4], Freud constate que l'homme « opte inexorablement pour le troisième choix, celui qui, en réalité, préfigure la mort » , c'est-à-dire la troisième des trois Parques[11]. Dans son article intitulé « La pulsion de mort : hypothèse ou croyance? », Sédat montre comment Freud articule le Unheimlich à la contrainte de répétition, ainsi que l'annonçait « Le motif du choix des coffrets », où il écrit que « le choix est mis à la place de la nécessité, de la fatalité » : l'homme « croit choisir alors qu'il ne fait qu'obéir à la contrainte », souligne Jacques Sédat[11].

Une conjonction entre contrainte de répétition et inquiétante étrangeté apparaît notamment dans L'inquiétante étrangeté à l'occasion d'un passage autobiographique où, en flânant « par un chaud après-midi d'été, dans les rues inconnues et désertes d'une petite ville d'Italie », Freud tombe par hasard dans un quartier de prostitution, et alors qu'il se hâte de quitter la ruelle dans laquelle « aux fenêtres des petites maison, on ne pouvait voir que des femmes fardées », il se retrouve dans la même rue après avoir erré quelque temps ; l'expérience se répète ensuite une troisième fois. Or Freud a un rapport superstitieux au chiffre 3[11]. Il constate que dans ce genre de situation, le « retour non intentionnel » entraîne un « sentiment de détresse et d'inquiétante étrangeté » où Sédat voit la conjonction d'un sentiment de détresse (Hilflosigkeit) et de la confrontation extérieure avec la mère : « derrière la prostituée se dissimule […] pour Freud la représentation de la mère dont la rencontre nous fait courir un risque de dissolution subjective »[11].

Extension de la notion freudienne de l'inquiétante étrangeté

modifier
 
Le sentiment d'inquiétante étrangeté aurait fait jeter à la mer l'androïde Francine[note 5],[12], souvent interprété comme ayant été un des premiers à descendre dans la « vallée de l'étrange »[13].

« L'inquiétante étrangeté », entendue comme un « familier » (heimlich) susceptible de s'inverser en son contraire « inquiétant » (unheimlich), trouve son application dans la pensée et la technique des hommes, en deçà et au-delà de la notion proprement psychanalytique que Freud a pu former, en s'inspirant d'ailleurs lui aussi des œuvres, le plus souvent littéraires, qui l'auront précédé.

Automates et robots

modifier

Pour le roboticien japonais Masahiro Mori, qui a introduit la notion de « vallée de l'étrange », « plus les robots nous ressemblent et plus ils nous sont sympathiques, mais quand la ressemblance devient presque parfaite, la sympathie se change en aversion »[14],[15].

Notes et références

modifier
  1. Traduction de Marie Bonaparte et E. Marty en 1933 pour Das Unheimliche.
  2. Référence est faite en grande partie dans cette section à la notice des OCF.P à Sigmund Freud, « L'inquiétant », dans Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse, tome XV, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 148-149.
  3. Grammaire allemande : un adjectif substantivé, c'est-à-dire employé comme nom (d'où la majuscule initiale), continue toutefois de suivre la déclinaison de l'adjectif qualificatif qui dépend du déterminant qui le précède quand il y en a un, ici l'article défini “das” au cas sujet (nominatif) : la désinence de l'adjectif, dite « faible », est « e » ; elle ne porte pas la marque du cas, car c'est l'article qui la porte (voir : déclinaison faible de l'adjectif).
  4. Dans Le marchand de Venise, rappelle Jacques Sédat, l'homme est mis face à un choix entre trois coffrets (l'or, l'argent et le plomb), tandis que le choix pour Le Roi Lear est entre ses trois filles.
  5. L'automate Francine est une fable, celle de La fille Francine, résultat d'une association d'idée de René Descartes à Faust.

Références

modifier
  1. a b c et d Notice des OCF.P à Sigmund Freud, « L'inquiétant », dans Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse, tome XV, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 148-149.
  2. a b c d e et f Sophie de Mijolla-Mellor, « inquiétante étrangeté (L') » (art.), dans Dictionnaire international de la psychanalyse (dir. Alain de Mijolla), Hachette, 2005, p. 860-861.
  3. Sandrine Bazile, Gérard Peylet, Imaginaire et écriture dans le roman haussérien, Presses universitaires de Bordeaux, (lire en ligne), p. 143.
  4. Henri et Madeleine Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland, Presses universitaires de France, , 657 p., p. 564.
  5. André Stanguennec, La Philosophie romantique allemande : un philosopher infini, Vrin, , 224 p. (lire en ligne), p. 128.
  6. Leopold von Sacher-Masoch, Écrits autobiographiques et autres textes, Éditions Léo Scheer, , p. 233.
  7. Voir les commentaires de François Stirn dans : Sigmund Freud, L'Inquiétante étrangeté (lire en ligne), p. 4..
  8. a b c et d Jean Laplanche, « Terminologie raisonnée », entrée « Inquiétant », dans André Bourguignon, Pierre Cotet, Jean Laplanche, François Robert, Traduire Freud, Paris, PUF, 1989, p. 109.
  9. Sophie Geoffroy-Menoux, Introduction à l'étude des textes fantastiques dans la littérature anglo-américaine, Éditions du Temps, , 214 p., p. 102.
  10. a b et c Sophie de Mijolla-Mellor, « Don Juan et Le Double », dans Dictionnaire international de la psychanalyse (dir. Alain de Mijolla), Hachette, 2005, p. 491-492.
  11. a b c d e f et g Jacques Sédat, « La pulsion de mort : hypothèse ou croyance ? », Cliniques méditerranéennes, 2008/1 (no 77), p. 177-193. DOI : 10.3917/cm.077.0177. [lire en ligne]
  12. Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes: le philosophe et son langage, Paris, Vrin, , p. 322.
  13. (en) Edward Shanken, « Hot to bot: Pygmalion's lust, the Maharal's fear, and the cyborg future of art », Technoetic Arts, vol. 3, no 1,‎ (DOI 10.1386/tear.3.1.43/1).
  14. Masahiro Mori (trad. Isabelle Yaya), « La vallée de l’étrange », Gradhiva, no 15,‎ (DOI 10.4000/gradhiva.2311).
  15. Karl F. MacDorman, « La Vallée de l’Étrange de Mori Masahiro », E-phaïstos, vol. 7, no 2,‎ (DOI 10.4000/ephaistos.5333).

Voir aussi

modifier

Bibliographie

modifier

Autres textes de référence

modifier
  • Sigmund Freud, Le motif du choix des coffrets (Das Motiv der Kästchenwahl, 1913), traduit par B. Féron, dans S. Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 65-81 ; traduit par René Lainé avec la collaboration de Pierre Cotet, dans OCF.P XII 1913-1914, Paris, PUF, 2005, p. 51-65 (ISBN 2 13 052517 2)
  • Otto Rank, Der Doppelgänger (Imago, 3, p. 97-164, 1914 ; Internationaler Psychoanalytiker Verlag, Leipzig, 1925), traduction française dans Don Juan et Le Double [« Don Juan und Der Doppelgänger »] (trad. S. Lautman), Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque psychanalytique » (no 23), (1re éd. 1932, Denoël et Steele), 193 p. (ISBN 2-228-89514-8, présentation en ligne, lire en ligne).

Études

modifier

  : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

(Dans l'ordre alphabétique des noms d'auteurs)

  • Jacques Adam, « De l’inquiétante étrangeté chez Freud et chez Lacan », Champ lacanien, 2011/2 (No 10), p. 195-210. DOI : 10.3917/chla.010.0195. [lire en ligne]
  • Hanania Alain Amar, Inquiétante étrangeté et autres récits, Paris, L'Harmattan, 2002
  • Ernst Jentsch, L'Inquiétante Étrangeté (Zur Psychologie des Unheimlichen, 1906), traduction de Pascal Le Maléfan et Frauke Felgentreu, Études psychothérapiques, 1998, 17, p. 37-48
  • Jean Laplanche, « Terminologie raisonnée », entrée « Inquiétant », dans André Bourguignon, Pierre Cotet, Jean Laplanche, François Robert, Traduire Freud, Paris, PUF, 1989, p. 109, (ISBN 2 13 042342 6).  
  • Pascal Le Maléfan, L'inquiétante étrangeté entre Jentsch et Freud, Études psychothérapiques, 1998, 17, p. 49-66.
  • Sophie de Mijolla-Mellor, « Don Juan et Le Double », « double (le-) », « étrangeté (sentiment d'-) » , « inquiétante étrangeté (L') », dans Dictionnaire international de la psychanalyse (dir. Alain de Mijolla), Hachette, 2005, p. 491-492, 496-497, 580-581, 860-861 (ISBN 201279145X).  
  • Masahiro Mori (trad. Isabelle Yaya), « La vallée de l’étrange », Gradhiva, no 15,‎ (DOI 10.4000/gradhiva.2311).
  • Alain Rauzy, notice pour « L'inquiétant », Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse, tome XV, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 148-149 (ISBN 2 13 047850 6)  
  • Jacques Sédat, « La pulsion de mort : hypothèse ou croyance ? », Cliniques méditerranéennes, 2008/1 (no 77), p. 177-193. DOI : 10.3917/cm.077.0177. [lire en ligne]  
  • Henri et Madeleine Vermorel, « romantisme allemand et psychanalyse » dans Dictionnaire international de la psychanalyse (Dir. Alain de Mijolla), Paris, Hachette Littératures, coll. « Grand Pluriel », 2005, p. 1579-1580.

Adaptations

modifier
  • « L'inquiétante étrangeté », traduction de M. Bonaparte et E. Marty, illustré avec des photomontages de Paula Jiménez, éditions Interférences, Paris, 2009 (ISBN 978-2-909589-19-0), site consulté le 10 juillet 2020, [lire en ligne]

Articles connexes

modifier

Liens externes

modifier