Primitifs italiens

mouvement artistique et groupe de peintres du début de la Renaissance

Le terme primitifs italiens désigne les peintres en Italie qui amorcent le changement du traitement de la peinture dans la période du Trecento voire du Duecento, en introduisant trois principes nouveaux[1] : l'humanisation des personnages représentés, l'apparition des paysages et des architectures complexes, en passant d'un style italo-byzantin à un style typiquement et proprement italien[2] en plus des arguments stylistiques du gothique français.

Si le « primitif » invente le monde moderne, il tient également aux vérités assurées des systèmes traditionnels. Le « primitivisme » des artistes italiens se caractérise par cette dualité artistique et mentale qui aboutit à une interrogation parfois tragique, parfois subreptice sur les « vérités » nouvelles[3].

Période historique modifier

Ces XIe et XIIe siècles italiens (selon l'historien de l'art Jacob Burckhardt [source insuffisante], cette Renaissance avant l'heure commence dès le XIe siècle en Toscane et se diffuse le siècle suivant jusqu'en Provence et en Italie médiane), annoncent la Renaissance italienne dans une période appelée aujourd'hui pré-Renaissance, passent de la peinture murale à la peinture sur panneau de bois, mobile, indépendant du support d'accrochage, et s'échappent (ou tentent de s'échapper) des règles strictes de la peinture du Moyen Âge et des icônes.

Les sujets y sont encore exclusivement sacrés (peinture chrétienne), il faut attendre la pleine Renaissance pour le traitement de sujets mythologiques.

Les thèmes abordés sont, dans la continuité picturale des temps précédents, ceux de leurs commanditaires, l'église et ses représentants, ou parlant en leur nom. Les images sont autorisées à la condition qu'elles remplissent une double fonction : « émouvoir » l'ensemble des fidèles par le spectacle des douleurs du Christ, l'horreur des martyres, les félicités des saints, et « rappeler » aux ignorants les vérités de la religion qui sont, par ailleurs, enseignées lors des prédications. L'œuvre joue aussi comme relais de l'intercession demandée et souvent obtenue par le fidèle[4].

Ce sont encore des artisans exécutant une commande, et les sujets, dessins, taille, pigments et matières utilisées sont choisis également pour eux, dans le but de la pédagogie religieuse avec ses codes. Ils tentent de s'affranchir de ces codes issus de la peinture byzantine que certains continuent à perpétuer, ainsi les couleurs obéissent souvent à une stricte symbolique : pas d'ombre portée car Dieu est lumière divine et les fonds sont en or pour l'exprimer…

Leur peinture est encore gothique et byzantine, elle doit intégrer les nouveautés de l'humanisme qui s'annonce dans tous les arts (philosophie, littérature…) et qui prendra sa pleine dimension au Cinquecento.

Le goût pour l'humanisation, la pression en faveur d'une animation plus particularisée et détaillée sont incontestables. Les œuvres « populaires », fresques votives et œuvres peintes par des maîtres anonymes dans de petits centres régionaux, maintiennent longtemps les schémas déjà abandonnés par ceux qui travaillent dans les cités où se met eu point la culture nouvelle[4].

On notera aussi la transition entre peinture a fresco et l'avènement de la peinture à l'huile du XVe siècle, car ils peignent en détrempe (tempera à la colle, à l'œuf) une tradition issue de la peinture des icônes byzantines, les seules peintures sur panneau qui les précèdent.

Importance de la peinture religieuse modifier

La peinture religieuse devient le lieu de croisement, de rencontre et de condensation des instances mentales les plus diverses, conscientes et inconscientes. L'incroyance n'est guère pensable et l'existence de Dieu avec son corollaire, la foi, sont les « lieux mentaux » où toutes les pensées se regroupent[5]. La peinture religieuse figure les conceptions théologiques et téléologiques qui organisent la pensée du monde et du destin humain, mais elle manifeste aussi une dévotion à travers laquelle un rapport plus émotif s'instaure entre le croyant et la Révélation. L'image religieuse doit confirmer la vérité temporelle de l'Église et des Ordres. L'art religieux est aussi le champ où la vie intime du chrétien trouve naturellement sa place[4].

Principes nouveaux de la représentation modifier

Pour exprimer une liberté créatrice, qui serait réduite aux propos religieux émanant de la lecture des écrits bibliques, certains peintres essayent d'humaniser les personnages représentés, et la composition commence à mêler architecture et peinture dans les retables (tableaux reposant sur l'arrière de l'autel), les paysages sont terrestres, issus du réel, dans ce but précis, les personnages reposent sur un sol peint plutôt que semblant suspendus. On passe donc de l'évocation à la représentation et la complexité de la représentation architecturale se présente alors. D'une perspective symbolique et sommaire (ligne de fuite[6]), ils doivent passer par une représentation cohérente des bâtiments, de leur intérieur, des pièces où se situe l'action.

La représentation traditionnelle sacrée est basée sur l'histoire (historia) et non sur l'espace (spacium)[7], l'apparition de la perspective (dite monofocale centré à point de fuite) est très tardive (car complexe et nécessitant des connaissances et une théorisation mathématiques) et si Giotto di Bondone s'en empare, cette intention stylistique est (re)perdue ensuite pour ne renaître qu'en pleine Renaissance (Piero della Francesca).

Cette évolution est voulue par les représentants de l'église qui veulent étendre les lieux de culte, et la peinture, art moins coûteux et plus rapide que la traditionnelle sculpture, aidera à cette intention de montrer que la beauté du monde visible est due à Dieu. Il faut pour cela une représentation biblique mais aussi hagiographique : représentation des épisodes de la Passion du Christ, de la vie des saints, épisodes de leur vie des miracles accomplis, de leur martyre (la Légende Dorée de Jacques de Voragine, écrite entre 1261 et 1266, raconte la vie de 180 saints, et elle sert de référence à tous les peintres).

Humanisation des personnages représentés modifier

 
Domenico di Bartolo : Madone de l'Humilité, Sienne

L'humanisation de scènes sacrées, passe par la représentation de l'espace, des paysages, de leurs habitations, des hommes dans leurs travaux quotidiens autant en ville qu'à la campagne. Les animaux et les travaux des champs apparaissent dans les fonds des tableaux sous l'influence des ordres prêcheurs religieux qui rencontrent le monde des hommes dans sa vie quotidienne, a contrario des ordres ermites ou conventuels retirés à l'abri du monde (comme les Cisterciens, les Bénédictins, les Chartreux), ou même de l'élitisme du clergé replié dans ses privilèges. La prédication et l'évangélisation tente de renverser le processus précédent qui devait amener l'homme vers l'église et non pas l'église à l'homme. Les Franciscains et les Dominicains se partagent des quartiers de Florence pour se mêler à la population, une attitude très liée au développement économique de l'époque qui rassemble les gens du peuple dans les grandes villes comme Florence, Sienne et Bologne.

Les représentations gigantesques du Christ pantocrator ou du Jugement dernier doivent passer à celles d'un « Christ fraternel » pour être entendues par les masses populaires et la taille du Christ dans les représentations de Duccio ou de Giotto, devient celle des autres personnages du tableau. Les trois Maestà (de la Salle des Maestà des Offices à Florence, de Cimabue, Duccio et Giotto) et celle plus tardive de Simone Martini au Palazzo Pubblico de Sienne montrent le passage d'un espace symbolique à un espace rationnel (taille des anges par rapport à la Vierge, anges éthérés ou mélangés avec les prophètes, perspective des rangs des anges…). Le Christ fraternel s'accompagne d'une Vierge qui a un corps féminin, avec des formes visibles sous les vêtements (impensable dans la peinture byzantine), les Vierges de l'Humilité sont terrestres, elles sont allongées sur l'herbe ou posées à terre et ne flottent plus dans les airs. La représentation est faite pour les yeux du spectateur et par un point de vue qui passe par ses yeux. Les Nativités démultiplient les éléments du récit proprement évangélique et les personnages divins sont saisis dans une intimité vécue qui est sans doute l'un des traits les plus caractéristiques de cette peinture « primitive ». Les images troublantes des martyres offrent parfois un spectacle dont la dimension morale n'est pas toujours la seule. À la fin du Quattrocento, Le Pérugin et les tenants de la « grâce » iront aussi loin que posible dans cette présentation de la nudité offerte aux coups du bourreau[4].

John Ruskin à son retour de Florence en 1874 écrit[2] :

« Il [Giotto] a peint la Vierge, saint Joseph et le Christ — certes, si l'on choisit de les appeler ainsi — mais il a surtout peint Papa, Maman et leur Enfant. »

Chez Giunta Pisano, connu en particulier pour trois crucifix, le réalisme nouveau[8] s'affiche dans le corps du Christ (dans un genre nommé Christus dolens issu du Christus patiens byzantin), une relecture qui a manifestement influencé Cimabue et les peintres suivants dans leurs propres crucifix.

Coppo di Marcovaldo va plus loin encore dans l'humanisation du corps du Christ en Croix : l'âme ayant quitté le corps, les yeux sont des orbites vides, la bouche est incurvée vers le bas, tout cela rendu par un effet nouveau d'ombre. Pour ses Madone, il utilise le contrapposto (une partie du corps est tournée dans un sens différent du reste), créant une impression d'action. Guido da Siena accentue ensuite cet effet de posture par la richesse des détails des vêtements et de la coiffe de la Vierge à l'Enfant.

Apparition des paysages terrestres modifier

 
Pietro Lorenzetti : Arrivée du Christ à Jérusalem, Assise

Les paysages sont le cadre des activités humaines, et le tableau cadre un fond qui devient plus réel (bleu) que le doré de la peinture byzantine. Les lieux pour être réels sont puisés dans le quotidien et quand le Christ entre dans Jérusalem, chez Duccio, cela se traduit par une représentation de la ville de Sienne : Jésus entre dans Sienne. Les différents paysages apparaissent, villes, campagnes, mais aussi déserts, montagnes, et Giotto qui peint la Vie de saint François d'Assise rappelle que sa sainteté s'inscrit dans les paysages de l'Ombrie avec ses détails, arbres, ruisseaux, ravins, villages sur les collines. La scène de la Nativité (à l'initiative de saint François qui invente la Crèche), se situe dans une vraie grotte adossée à des rochers, et les scènes de l'Adoration des bergers ou du cortège des mages s'accompagnent de détails qui nous éclairent aujourd'hui encore sur les us et coutumes de l'époque du peintre, habits, métiers, animaux exotiques présents dans le cortège. L'exemple typique de l'intrusion du paysage réel est celui des fresques d’Ambrogio Lorenzetti sur les Effets du bon et du mauvais gouvernement, des scènes allégoriques sur les vertus du pouvoir qui montrent la beauté de l'homme et celle du paysage que l'on doit toutes à Dieu, car il faut rester dans le cadre sacré. Se profilent les sujets profanes échappant au sacré pour les périodes suivantes.

Des architectures complexes modifier

 
Giotto : Le Miracle du crucifix, Assise

Si la représentation des paysages et ses éléments naturels, des personnages dans leur poses convenues par les textes, même adaptées aux contraintes terrestres est simple, la représentation crédible et cohérente des édifices se heurte à la complexité architecturale dans le tableau. Seul Giotto y parvient réellement même avec une perspective empirique (fresques d'Assise) en décrivant les monuments que les habitants d'Assise connaissent. Il utilise même des sortes d'éclaté de monuments pour appuyer le propos de la révélation de François transposant au propre le figuré de l'impératif divin (reconstruire l'église). Il va même peindre des objets à l'envers placés sur le mur d'une pièce non encore introduite (Crucifix), solution picturale évidemment impensable dans la peinture byzantine. L'envers du décor n'est plus du tout un lieu idéalisé.

La représentation des détails architectoniques fait l'objet d'expérimentation car souvent les tableaux sont placés haut devant des spectateurs qui doivent hausser le regard et ne pas apercevoir de distorsions inacceptables dans leur perception des voûtes d'ogives, colonnes, plafonds à caissons ; le problème de la vue en contre-plongée se pose et les solutions s'affrontent. On passe également de la simple représentation en perspective empirique d'un seul bâtiment à la totalité d'une ville, avec ses palais, maisons, remparts, avec souvent un sol (carrelé à l'intérieur) pour appuyer et marquer son exactitude. Les ombres également sont soumises à l'exactitude de l'éclairage ainsi que les dégradés des teintes entre ombre et lumière.

Saintes conversations modifier

Dans les Saintes conversations, le trône de la Vierge devient progressivement comme un emblème du modernisme. Tout un travail est réalisé pour en faire un « monument » perspectif, architectural et glorificateur, permettant une mise en place hiérarchisée et rationnelle dans l'espace du retable. Le trône devient un « objet figuratif » du Quattrocento, métaphore religieuse du trône princier[9].

Principaux représentants modifier

Les plus grands représentants de cette période sont les innovateurs comme Cimabue, Duccio, Giotto, Maso di Banco, Lippo Memmi, Bartolo di Fredi, Simone Martini, Bernardo Daddi, les Lorenzetti, Paolo Veneziano, Taddeo Gaddi, Agnolo Gaddi, Lorenzo Monaco

Postérité modifier

Le goût pour l'art primitif italien s'est tari jusqu'au XVIIIe siècle. Seroux d'Agincourt achève en 1789 une Histoire de l'art dont la partie consacrée à l'art médiéval suscite un renouveau d'intérêt sur cette période[10]. En 1809, Napoléon supprime les congrégations religieuses italiennes, permettant ainsi la dispersion de très nombreuses œuvres et la constitution de collections privées. Le cardinal Joseph Fesch amasse ainsi nombre de primitifs, mais pas exclusivement. Artaud de Montor en fait, lui, une collection spécialisée qu'il fait découvrir aux artistes de son temps, dont Jean-Auguste-Dominique Ingres.

Notes et références modifier

  1. Gilbert Croué [source insuffisante]
  2. a et b Sarel Eimerl, Giotto et son temps vers 1267-1337 (1967) [source insuffisante]
  3. Arasse, p. 319
  4. a b c et d Arasse, L'homme en perspective, Fonctions de la peinture religieuse p. 38
  5. Lucien Febvre
  6. Erwin Panofsky [source insuffisante]
  7. Arasse [source insuffisante]
  8. Relecture du monde byzantin [1] le corps humain du Christ qui souffre et qui se déforme sous la douleur
  9. Arasse, p. 303
  10. F. Legrand, « La Redécouverte des primitifs - De Sienne à Florence, les primitifs italiens », Connaissance des Arts, Hors-série n° 391, p. 28-32.

Annexes modifier

Bibliographie et sources modifier

  • Louis Hautecœur, Les Primitifs italiens, ed. Laurens, 1931
  • Les travaux d'Ugo Procacci au sein du Gabinetto di restauro dei dipinti de Florence (redécouverte des primitifs).
  • Daniel Arasse, L'Homme en perspective. Les primitifs d'Italie, Famot, Genève, 1978, réédité en 2008 (petit format) et 2011 (grand format) chez Hazan-Hachette
  • Gilbert Croué, Les Primitifs italiens, du ciel d’or divin au ciel bleu de la terre, 2002
  • Exposition au Musée Jacquemart-André, Les Primitifs italiens de la collection d'œuvres italiennes du baron allemand Bernard von Lindenau (1779-1854), du au
  • Nathalie Volle, Nicolas Saint Fare Garnot, Jean-Pierre Babelon, Michel Laclotte, Primitifs italiens, 24/10/2000, Agnès Vienot Editions (ISBN 2-911606-67-1)
  • Michel Laclotte, commissaire de l'exposition De Giotto à Bellini : les primitifs italiens dans les musées de France,
  • La collection privée d'Alexis François Artaud de Montor, Peintres primitifs, collection de tableaux rapportée d'Italie par M. le Chevalier Artaud de Montor, Paris, 1843 1843 (cf. J.-B. Challamel), Base Joconde
  • Brigitte Koroleff, conférence sur le thème Échelles, lignes de fuite et perspective chez les primitifs italiens, action des établissements publics du ministère de la culture et de la communication en faveur del'éducation artistique et culturelle - bilan 2003
  • Margherita Zalum (Traduction Isabelle Cousturié), La Peinture gothique italienne, Editeur De Lodi, 2011 (ISBN 9782846903745)

Articles connexes modifier

Rappel des périodes définies par les historiens de l'art modifier