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La Répétition ou La Reprise (selon les traductions françaises du danois Gjentagelsen... le second terme étant généralement préféré aujourd'hui au premier qui avait été retenu dans les traductions classiques), est, comme l'indique le sous-titre, un "essai de psychologie expérimentale" publié par Søren Kierkegaard en 1843 sous le pseudonyme de Constantin Constantius. Sous une forme qui lui est habituelle et qui mêle les genres autobiographique, apologétique, épistolaire, fictionnel, philosophique et théologique, l'auteur y présente une théorie du temps et de l'existence qui vise à réconcilier dans l'instant le passage irréversible du temps et l'immobilité de l'éternité.

Analyse

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Kierkegaard fait ainsi de la répétition ou reprise la vérité du temps et de l’existence : elle seule peut arracher le premier à sa fuite indéfinie et vaine et la seconde à sa tragique absurdité. À égale distance, d’une part, de la réminiscence platonicienne ou de l’habitude triviale (qui attachent au passé et ne produisent que de l’identique) et, d’autre part, de l’attrait du nouveau ou de la frénésie du changement (qui propulsent vers l’avenir et n’engendrent qu’altérité et altération), la répétition réconcilie, dans l’instant, le temps et l’éternité, le même et l’autre, le re- et le nouveau du renouveau (ou de la renaissance). « La reprise est le pain quotidien, une bénédiction qui rassasie. […] La reprise est la réalité, le sérieux de l’existence. » (Søren Kierkegaard)[1]

Pourtant ce prétendu sésame philosophique a d’abord des accents étrangement anecdotiques (et autobiographiques) puisqu’il renvoie explicitement à la reprise (à l’espérance ou à la tentative de reprise) d’une relation amoureuse qui a été précédemment et volontairement rompue. Il donne lieu aussi à une tentative de retour, artificiel et d’avance voué à l’échec, sur les lieux d’un passé heureux (un voyage à Berlin : ville dans laquelle le texte éponyme fut partiellement rédigé), dans le projet d’y revivre exactement la même expérience. Mais tout cela tourne inévitablement au fiasco, comme s’il ne s’agissait que de dévoiement ou de fourvoiement (sur le mode esthétique ou éthique, qui correspondent aux deux premiers stades sur le chemin de la vie) de la vraie reprise.

Car la répétition ou la reprise authentique n’a de sens que sur un plan (ou au troisième stade) proprement religieux : c’est-à-dire au paroxysme de la foi, à la frontière de l’absurde [2] et du miraculeux. Si elle échappe à la stérilité de l’habitude et du ressassement, c’est par ce qui entre en elle de transcendant ou parce qu’elle touche à la transcendance. « La reprise est et demeure une transcendance. » (Søren Kierkegaard)[3] « La reprise a pour fin d’abolir la temporalité afin de déboucher sur la perfection, l’absolu, l’infini qui se situent au-delà de toute temporalité. » [4] Le meilleur modèle qu’en propose Kierkegaard est celui de Job, le patriarche biblique : fidèle à Dieu et gâté de Lui, il subit, sans faiblir ni douter ni céder à l’opinion commune (exprimée par ses amis bien-pensants) tous les revers de fortune et, du fond de sa déchéance, il ose encore tenir tête à Dieu et revendiquer son droit. Alors Dieu, paradoxalement, lui donne raison et le rétablit dans tous ses biens, majorés d’un intérêt substantiel. Que retenir de cet exemple ? D’abord que tout se passe au plus intime d’une expérience singulière, chez un témoin et dans une situation véritablement uniques. Et puis, que la reprise commence par la perte ou le sacrifice, au nom de l’absolu, de ce qui avait spontanément été pris ou reçu dans son immédiateté et sa jouissance innocente. C’est même ce renoncement ou cette négation du relatif (tenu pour mort) qui rend possible sa soudaine transfiguration ou sublimation (qui est pour lui comme une résurrection et une accession à la vie éternelle). Car, au bout du compte (par une sorte de dialectique qui n’a plus rien d’hégélien dans la mesure où le travail du négatif ne débouche plus ici sur un pas en avant dans le temps mais sur un saut dans l’au-delà… impliquant donc un changement de plan radical), ce qui avait été perdu se trouve rendu et récupéré au centuple. « La mort loge au cœur du temps assassin, d'où elle frappe à chaque heure du jour et à chaque jour de notre vie » [5], comme on l’a toujours reconnu depuis Héraclite ; mais, avec la foi chrétienne en la résurrection du Christ qui préfigure et appelle celle de tous les hommes, « la mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? […] On sème de la corruption et il ressuscite de l’incorruptible : on sème de l’ignominie et il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse et il ressuscite de la force ; on sème un corps psychique et il ressuscite un corps spirituel. » comme l'enseigne saint Paul dans son épître aux Corinthiens. Or cela s’applique aussi, littéralement, au temps lui-même : en effet, tout instant qui se présente nous enlève à jamais tout ce que nous étions ; mais il nous restitue aussi, intact et même ouvert sur un potentiel indéfini, tout ce que nous sommes et avons à devenir : c’est-à-dire, pour chacun, soi-même… unique pour l'éternité. « C’est pourquoi l’éternité se cache aussi à l’intérieur du temps, prête à le ressusciter à chaque instant, et c’est en fait la vie entière qui doit être vécue comme une reprise. » [6] La répétition ou reprise apparaît alors comme « un redoublement de la conscience » (Søren Kierkegaard [7]) en ce sens que, si la conscience fonde l’identité du moi à travers le temps et la dispersion des états par lesquels il passe, un repli supplémentaire de celle-ci sur elle-même permet à chacun de se réapproprier à lui-même et de porter son moi à une nouvelle puissance de confirmation, d’identité et d’unicité.

Notes et références

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  1. Søren Kierkegaard, La Reprise, traduction Nelly Viallaneix, Garnier-Flammarion, 1990, p. 67.
  2. Credo quia absurdum, je crois parce que c'est absurde, autrement dit parce que cela dépasse la raison, disait saint Augustin.
  3. Søren Kierkegaard, La Reprise, op. cit. p. 130.
  4. Régis Boyer, introduction à l’édition de La Reprise, dans Søren Kierkegaard, collection Bouquins, Robert Laffont, 1993, p.689.
  5. Claude Chrétien, Sous le Soleil de Saturne, Editions du Net, 2014, p. 327.
  6. Claude Chrétien, ibidem. Le dernier chapitre de ce roman philosophique, consacré à l'exposé des théories philosophiques et scientifiques du temps, interprète à la lumière de ce concept kierkegaardien de la reprise ou répétition l’étrange mystère qui a tellement choqué dans l’œuvre du peintre italien Giorgio De Chirico. Celui-ci en effet, de citation en reproduction de ses œuvres antérieures, en est venu à un véritable plagiat de lui-même, sans que l’on sache véritablement faire la part de la stérilité, de la provocation ou, dissimulée sous l'ironie, d’une quête authentique de l’immortalité que promeut l'œuvre d'art.
  7. re-doublement, Fordoblelse, au sens aussi où, comme Job, elle reçoit dans cette épreuve le double de ce qu’elle y a perdu