Philosophie du droit chez Deleuze

« Si je n'avais pas fait de la philosophie, j'aurais fait du droit, mais justement pas du droit de l'homme. J'aurais fait de la jurisprudence, parce que c'est la vie[1]. »

— Gilles Deleuze, L'Abécédaire de Gilles Deleuze

Le philosophe Gilles Deleuze a posé des questions sur le fonctionnement du droit. Pour lui, la loi et les droits humains sont inutiles, et il pense que la jurisprudence est une meilleure manière de trouver des règles. Cela a inspiré d'autres intellectuels, qui ont réfléchi sur comment on pourrait traiter les disputes en s'appuyant à chaque fois sur les cas similaires vus dans le passé, de manière collective et sans autorité centrale. La philosophie de Deleuze – partagée avec son ami Félix Guattari – utilise beaucoup la lecture de romans, de nouvelles, et d'histoires érotiques. Deleuze et Guattari ont insisté que faire du droit, en réalité, c'est presque comme faire de la politique. Dans leur idée, les communautés marginalisées sont capables de ré-imaginer la justice et d'inventer de nouvelles manières de créer et interpréter les normes.

Thèmes modifier

La philosophie de Deleuze n'a pas immédiatement été reçue par les théoriciens du droit. C'est à partir de l'héritage des études juridiques critiques que plusieurs ouvrages ont été publiés à ce sujet dans les années 2000[2]. Pourtant, dans les années 90, plusieurs érudits ont articulé un rejet radical du droit – un anti-juridisme – à partir de l'œuvre de Deleuze[3].

Jurisprudence modifier

Bien que Gilles Deleuze ait des mots acerbes envers les lois, les droits et les institutions, il défend à plusieurs reprises l'importance de la jurisprudence, principalement dans des entrevues[4]. Il déclare ainsi lors d'une conversation avec Toni Negri:

« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la loi ni les lois, (l’une est une notion vide, les autres des notions complaisantes), ni même le droit ou les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle ne reste pas confiée aux juges. Ce n’est pas le Code civil que les écrivains devraient lire, mais plutôt les recueils de jurisprudence. On songe déjà à établir le droit de la biologie moderne ; mais tout, dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle crée, les nouveaux événements qu’elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique[5]. »

En particulier, Deleuze présente le caractère immuable et impératif des lois comme une illusion dissimulant les variations de leur application et de leur interprétation par les différents acteurs de la société. Il considère que la loi étatique n'est pas la source ultime du droit, et il s'appuie sur l'analyse de la gestion différentielle des illégalismes initiée par Foucault. Au contraire, la jurisprudence met sur le devant de la scène l'importance de la répétition et de la coutume dans le fonctionnement du droit[6]. La loi est liée à la morale, la jurisprudence à l'éthique[7].

La philosophie de Deleuze sur la jurisprudence s'inscrit à certains égards dans le sillage de Gabriel Tarde. En effet, ce dernier avait proposé une théorie du droit selon laquelle les normes émergent de l'imitation des gens les uns par les autres. Dans cette vision, le droit peut se constituer et se propager à travers des répétitions toujours un peu différentes, sans autorité surplombante[8],[9].

La pensée de la jurisprudence de Deleuze peut sembler s'apparenter au réalisme juridique, par exemple celui de Oliver Wendell Holmes Jr., mais elle s'en démarque significativement parce que Deleuze n'accorde aucune importance au statut social de juge[10].

Droit et littérature modifier

 
Dessin par le juriste Franz Kafka du prêtre à la chandelle narrant Devant la Loi, une parabole commentée par Deleuze (es).

À partir de la lecture de Proust, Masoch, Kafka, Melville et Artaud, Deleuze a interrogé le concept de la loi comme une norme transcendante, et a proposé de discerner des « anti-lois » dans le jeu des gens avec le droit[11],[12].

En particulier, Deleuze s'est intéressé aux manières dont le sadisme et le masochisme – il insiste sur la différence entre ces deux sexualités – pervertissent les concepts du droit d'une manière révélatrice de l'esprit du temps. Ainsi, le masochisme de la Vénus à la fourrure est caractérisé par Deleuze comme un fantasme du contrat, où Masoch cherche à convaincre la dominatrice de lui faire du mal. Au contraire, le sadisme de Justine ou les Malheurs de la vertu est selon lui un fantasme de l'institution, un fantasme de l'imposition de la volonté de la personne dominante à la personne soumise[13]. Il a aussi identifié le rapport du sadisme à la loi comme une forme d'ironie, tandis que l'attitude masochiste vis-à-vis du droit relèverait plutôt de l'humour[14],[15].

Droits humains modifier

Deleuze a critiqué l'idée des droits de l'homme à cause de leur caractère universel et abstrait[16],[17],[18].

Le droit dans la philosophie politique de Deleuze & Guattari modifier

Dans la pensée de Deleuze, le droit est pensé d'une manière qui le rapproche de la politique[19]. Deleuze & Guattari conçoivent la philosophie elle-même comme une activité politique de création de concepts, ce qui vaut aussi pour la dogmatique juridique[20],[21].

Dans Mille Plateaux, le modèle des Codes civils est analysé comme relevant de l'« axiomatique capitaliste », c'est-à-dire d'un système de régulation complète de la vie auquel il est toujours possible de rajouter une règle de plus[22]. Au contraire, dans la philosophie de la jurisprudence de Deleuze, les groupes d'utilisateurs capables de dire le droit se constituent à partir des problèmes eux-mêmes[23].

La pratique clinique du droit minoritaire modifier

Selon Liza Mattutat, la philosophie du droit chez Deleuze est principalement une critique, qui ré-ouvre les perspectives pour imaginer les manières d'organiser la vie sociale. Toutefois, elle permet aussi de concevoir des façons de pratiquer le droit qui soient cliniques, c'est-à-dire qui construisent des dispositifs utilisables. Cela passe par des modifications à la périphérie du système juridique dominant, qui aménagent des boulevards pour changer complètement les manières de faire[24].

Références modifier

  1. (fr-fr) L'Abécédaire de GILLES DELEUZE : G comme Gauche (HD) Consulté le . La scène se produit à 13:34..
  2. Murilo Duarte Costa Corrêa, « The reality of law: on Gilles Deleuze's legal theory », Revista Direito, Estado e Sociedade, no 53,‎ (ISSN 1516-6104, DOI 10.17808/des.53.892, lire en ligne, consulté le ).
  3. Rares Piloiu, « Gilles Deleuze's Concept of "Immanence" as Anti-Juridical Utopia », Soundings: An Interdisciplinary Journal, vol. 87, nos 1/2,‎ , p. 201–229 (ISSN 0038-1861, lire en ligne, consulté le )
  4. (es) Borja Castro Serrano et Cristian Fernández Ramírez, « Institución y derecho en el giro normativo político deleuzeano: una lectura de la jurisprudencia como variación », En-Claves del Pensamiento, no 35,‎ , p. 136–160 (ISSN 2594-1100, DOI 10.46530/ecdp.v0i35.653, lire en ligne, consulté le ).
  5. « Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri », sur Le silence qui parle (consulté le ).
  6. (it) Damiano Canale, « Custom, Rule of Recognition, and Normativity Or, Deleuze and the Program of Repetition », Diritto & Questioni Pubbliche: Rivista di Filosofia del Diritto e Cultura Giuridica, vol. 2019,‎ , p. 62 (lire en ligne, consulté le ).
  7. (it) Gianvito Brindisi, « IL TENORE ETICO O MORALE DEL GIUDIZIO. NOTE SU DIRITTO E FILOSOFIA NELLA RIFLESSIONE DI DELEUZE SULLA GIURISPRUDENZA. », Etica & Politica,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  8. Mariangela Milone, « Tarde e Deleuze. Principio di associazione, creatività e uso del diritto », Materiali per una storia della cultura giuridica, no 2,‎ , p. 491–516 (ISSN 1120-9607, DOI 10.1436/96490, lire en ligne, consulté le ).
  9. Natascia Tosel, « Il diritto tra differenza e ripetizione. Un incontro tra Gabriel Tarde e Gilles Deleuze », Politica & SocietÃ, no 3,‎ , p. 465–484 (ISSN 2240-7901, DOI 10.4476/89166, lire en ligne, consulté le ).
  10. (pt) Murilo Duarte Costa Corrêa, « A jurisprudência como categoria social: multiplicações de Deleuze... », Revista Direito e Práxis, vol. 12,‎ , p. 1895–1923 (ISSN 2179-8966, DOI 10.1590/2179-8966/2020/48235, lire en ligne, consulté le ).
  11. (it) Alessandro Campo, « DA DELEUZE ALL’ETERONIMIA. Ontologia, mito: un percorso di diritto e letteratura. Volume 1 », Teoria e Critica della Regolazione Sociale / Theory and Criticism of Social Regulation,‎ (ISSN 1970-5476, lire en ligne, consulté le ).
  12. Murilo Duarte Costa Correa, « Deleuze, Law and Literature », Prisma Juridico, vol. 10,‎ , p. 471 (lire en ligne, consulté le ).
  13. Éric Desmons, « Présence du droit chez Deleuze (À propos de présentation de Sacher-Masoch ): », Droits, vol. n° 61, no 1,‎ , p. 195–206 (ISSN 0766-3838, DOI 10.3917/droit.061.0195, lire en ligne, consulté le ).
  14. Laurent de Sutter, « Une pratique comique du droit est-elle possible ? », Revue interdisciplinaire d'études juridiques, vol. 60, no 1,‎ , p. 157–171 (ISSN 0770-2310, DOI 10.3917/riej.060.0157, lire en ligne, consulté le ).
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  16. (es) Cristian Tejeda Gómez, « CÓMO ENTENDER LA CRÍTICA DE GILLES DELEUZE A LOS DERECHOS HUMANOS », REVISTA DE HUMANIDADES Y CIENCIAS SOCIALES Y MULTIDISCIPLINARIA,‎ , p. 20–32 (ISSN 0719-5737, lire en ligne, consulté le ).
  17. Leonardo Crespo de Almeida, « Direitos humanos e historicidade : uma problematização a partir da filosofia de Gilles Deleuze = Human rights and historicity : an investigation through Gilles Deleuze´s philosophy », Lusíada. Direito,‎ (DOI 10.34628/84ma-ra13, lire en ligne, consulté le ).
  18. (es) Javier Aguirre, « Since a Critic of Deleuze of the Human Rights to a Jurisprudence Based in the Idea of Human Rights of Deleuze », Estudios de Derecho (Law Studies), vol. 2010,‎ , p. 280 (lire en ligne, consulté le ).
  19. (pt) Paulo Roberto Schneider et Ester Maria Dreher Heuser, « Lei, jurisprudência e direito: o que Deleuze pode nos dizer acerca do espaço jurídico? », Revista Poiesis, vol. 13, no 1,‎ , p. 99–119 (ISSN 2448-3095, lire en ligne, consulté le ).
  20. (pt) Leonardo Monteiro Crespo de Almeida, « Política Conceitual e Teoria do Direito: Quando Gilles Deleuze e Félix Guattari encontram Carl Schmitt », Revista Direito e Práxis, vol. 10,‎ , p. 2540–2566 (ISSN 2179-8966, DOI 10.1590/2179-8966/2019/38432, lire en ligne, consulté le ).
  21. (pt) Leonardo Monteiro Crespo de Almeida, « A Selvagem Criação do Direito - um Diálogo Imaginário entre Luis Alberto Warat e Deleuze/Guattari sobre a Semiótica Jurídica », Sequência (Florianópolis),‎ , p. 96–121 (ISSN 0101-9562 et 2177-7055, DOI 10.5007/2177-7055.2019v41n83p96, lire en ligne).
  22. (pt) Antonio Cangiano, « Direito como Potência – Deleuze e Guattari e a Jurisprudência », Ágoras: Revista Científica do G-TEIA, vol. 2, no 1,‎ (ISSN 2238-4324, lire en ligne, consulté le ).
  23. (pt) Murilo Duarte Costa Corrêa, « “É aí que se passa do direito à política”: Deleuze e os grupos de usuários », Revista Direito e Práxis, vol. 14,‎ , p. 1714–1741 (ISSN 2179-8966, DOI 10.1590/2179-8966/2022/60473, lire en ligne).
  24. (de) Liza Mattutat, « Für eine Klinik des Rechts. Deleuzes Rechtskritik und die rechtliche Elternschaft von trans* Personen », dans Emanzipation und Gewalt, Berlin Heidelberg, Springer, , 119–186 p. (ISBN 978-3-662-64824-7, DOI 10.1007/978-3-662-64825-4_4, lire en ligne).

Voir aussi modifier

Bibliographie modifier

Dogmatique influencée par Deleuze modifier