Le lieu de maîtrise (ou locus of control en anglais[1]) est un concept de psychologie dont Julian Rotter a posé les bases en 1954 dans le cadre de sa théorie de l'apprentissage social[2] avant de le formaliser en 1966[3]. Il désigne la manière dont les individus perçoivent l'origine des événements qui influencent le cours de leur vie. Ce lieu se situe sur un continuum allant d'une maîtrise interne (« je suis responsable de tout ce qui m'arrive ») à une maîtrise externe (« ce sont les autres ou les circonstances »). Ce concept est largement utilisé en psychologie de la santé, en psychologie de l'éducation et en psychologie du travail.

Définition et historique

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Le lieu de maîtrise désigne « la tendance des individus à considérer que les événements qui les affectent sont le résultat de leurs actions ou, au contraire, qu'ils sont le fait de facteurs externes sur lesquels ils n'ont que peu d'influence, par exemple la chance, le hasard, les autres, les institutions ou l'État »[4],. Julian Rotter a introduit ce concept en 1954 dans le cadre de sa théorie de l'apprentissage social, qui postule que les attentes et les renforcements influencent les comportements. Bien que certains auteurs aient souligné l'influence de concepts comme celui d'attribution causale (développé par Fritz Heider), Rotter est reconnu comme l'inventeur de la notion de lieu de maîtrise[5].

Les travaux antérieurs de Kurt Lewin sur la psychologie des champs et ceux d’Albert Bandura sur l’autoefficacité ont influencé ce concept[6]. Dans les années 1970, Hannah Levenson a enrichi le modèle en proposant une version multidimensionnelle de l'échelle du lieu de maîtrise, distinguant trois dimensions : interne (maîtrise personnelle), chance (facteurs aléatoires) et influence d'autrui (pouvoir des autres ou des institutions)[7].

Les différentes facettes du lieu de maîtrise

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L'échelle de Rotter situe le lieu de maîtrise dans un continuum allant de l'internalité à l'externalité.

Le lieu de maîtrise interne

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Si son lieu de maîtrise est interne, l'individu perçoit ses actions comme la source principale de son agentivité, c’est-à-dire de sa capacité à influencer les événements qui jalonnent sa vie. Ces personnes ont tendance à :

  • se sentir responsables de leurs succès et échecs ;
  • être plus proactives et motivées ;
  • éprouver une plus grande satisfaction personnelle[8].

Par exemple, s'il réussit à un examen, un étudiant à l'orientation interne va attribuer son succès à ses heures de révision et à sa discipline.

Une internalité excessive peut entraîner du stress ou de la culpabilité, notamment dans des situations indépendantes de sa volonté, comme une maladie grave[9].

Le lieu de maîtrise externe

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Si leur lieu de maîtrise est externe, les individus attribuent ce qui survient à des forces indépendantes de leur volonté, telles que la chance, le hasard ou l'influence d'autrui. Ces personnes ont tendance à :

  • se sentir moins responsables de leurs échecs ;
  • être plus résignées face aux difficultés ;
  • éprouver moins de stress dans des situations indépendantes de leur volonté[10].

Par exemple, s'il échoue à un examen, un candidat à l'orientation externe attribuera son échec à la difficulté de l'examen ou à la sévérité de l'examinateur.

En général, les échecs personnels sont souvent attribués à des facteurs extérieurs, tandis que les succès ont tendance à être internalisés. Ce biais est particulièrement marqué chez les individus à lieu de maîtrise externe. Ce phénomène s’explique en partie par la valence affective des événements : les échecs sont perçus comme menaçants, tandis que les succès sont vécus comme gratifiants[11].

Le modèle de Levenson distingue deux dimensions clés lorsque le lieu de maîtrise d'un individu est externe :

  • la chance : les événements sont attribués à des facteurs aléatoires ou imprévisibles ;
  • l'influence d'autrui : les événements sont attribués à l'action ou à l'autorité d'autres personnes, d'institutions ou de figures extérieures[12].

Facteurs influençant le lieu de maîtrise

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Le lieu de maîtrise est une dimension majeure de la personnalité, relativement stable au fil du temps, bien que des événements majeurs de la vie (perte d'emploi, maladie) puissent le modifier[13],[14].

La norme d'internalité

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Selon Jean-Léon Beauvois (1984), la culture occidentale valorise les personnes qui privilégient les explications internes (effort, motivation, compétences) plutôt que les explications externes (chance, circonstances) lorsqu’elles parlent de leurs succès et de leurs échecs. Cette tendance, appelée norme d’internalité, est renforcée par des institutions socioculturelles comme les écoles, les entreprises ou les organismes de formation.

Influence de la norme d’internalité dans les jugements sociaux

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L’évaluation professionnelle

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En entreprise, face à un recruteur, un candidat dont le lieu de maîtrise est interne peut être jugé aussi favorablement qu’un candidat aux performances élevées, mais dont le lieu de maîtrise est externe, même si ses performances sont moyennes[15],[16]. L’internalité peut neutraliser l’effet d’autres variables, comme l’apparence physique, dans les décisions de recrutement. Ainsi, une apparence physique non conventionnelle ou moins avantageuse devient secondaire face à une démonstration de maîtrise et de responsabilité[17].

L’évaluation scolaire

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Dans le domaine éducatif, la norme d’internalité influence également les jugements des enseignants. Dubois et Le Poultier (1991) ont montré que les enseignants évaluent plus positivement les élèves qui attribuent leurs résultats à des facteurs internes (effort, discipline) plutôt qu’à des facteurs externes (difficulté de la tâche, chance)[18]. Une étude ultérieure de Pansu et Bressoux (2003) a confirmé cette tendance, même lorsque les enseignants évaluent leurs propres élèves en tenant compte de multiples variables[19].

Biais liés à la catégorie socioprofessionnelle

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Les recherches révèlent que les individus issus de milieux favorisés ont tendance à avoir un lieu de maîtrise plus interne que ceux issus de milieux défavorisés. Selon Beauvois et Le Poultier, cette différence s’explique en partie par la norme d’internalité, davantage valorisée et activée par les groupes sociaux dominants[20]. Par exemple, Pansu (1994) a observé que les cadres hiérarchiques présentent un score moyen d’internalité supérieur à celui des exécutants[21]. De même, Gangloff (1998) a montré que cette différence est moins marquée dans le secteur public que dans le secteur privé[22].

Critiques et limites du concept

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Biais culturels

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Le concept de lieu de maîtrise est parfois critiqué pour son centrage sur les cultures occidentales individualistes. Sa formulation simplifiée ne rend pas toujours compte de la complexité des croyances individuelles quant à leur capacité à influencer les événements[23].

Représentation subjective de la chance

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La notion de chance est également relative. Un individu peut, par exemple, bénéficier d’une chance exceptionnelle — comme obtenir les dernières places d’un concert — sans que cela reflète nécessairement un lieu de maîtrise externe[10].

Situer son lieu de maîtrise

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Échelle de Rotter

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L'échelle de Rotter, composée de 29 items à choix forcé, est l'outil le plus utilisé, bien qu’elle ait été critiquée pour son manque de nuances[24]. Elle situe le lieu de maîtrise d'un individu sur un axe entre deux pôles :

  • l'internalité : perception d’une maîtrise personnelle des événements ;
  • l'externalité : croyance que des institutions, d’autres personnes, la chance ou le hasard déterminent le cours de sa vie.

Échelle de Levenson

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L’échelle IPC (internalité, pouvoir des autres, chance), développée par Hannah Levenson pour pallier les limites de l’échelle de Rotter, situe le lieu de maîtrise dans une grille tridimensionnelle entre :

  • l’internalité : perception d’une maîtrise personnelle des événements ;
  • l’influence d'autrui : croyance que des institutions ou d’autres personnes déterminent le cours de sa vie ;
  • le hasard : importance accordée à des facteurs aléatoires ou imprévisibles[25].

Échelle multidimensionnelle du lieu de maîtrise en santé

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Cet outil conçu par Wallston, Wallston et DeVellis (Multidimensional Health Locus of Control – MHLC, 1978) situe le lieu de maîtrise dans le champ de la santé entre trois pôles :

  • l’internalité : l’individu se sent responsable de son état de santé ;
  • l’influence d'autrui : : les médecins ou l’entourage sont perçus comme responsables ;
  • le hasard : l'état de santé est vu comme non maîtrisable, fruit du hasard[26].

Échelle du lieu de maîtrise pour enfants de Nowicki et Strickland

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Spécialement conçue pour les enfants et adolescents, cette échelle permet de situer leur lieu de maîtrise dans le contexte scolaire[27].

Échelle du lieu de maîtrise en contexte sportif

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Cette échelle situe le lieu de maîtrise entre :

  • l’internalité : effort personnel, entraînement;
  • l’influence d'autrui : entraîneur, arbitre, équipe adverse;
  • le hasard : conditions météorologiques, circonstances imprévisibles[28].

Échelle du lieu de maîtrise au travail

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Développée par Spector (1988), la Work Locus of Control Scale (WLCS) a été traduite et validée en français sous le nom d'échelle du lieu de maîtrise au travail[29]. Elle situe la position subjective d’un individu face aux événements professionnels :

  • soit il se perçoit comme acteur de ses résultats,
  • soit il attribue sa situation à des forces externes telles que la hiérarchie ou l’environnement organisationnel.

Notes et références

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  1. L'anglais locus of control est parfois traduit par « lieu de contrôle » ou « locus de contrôle », mais ces expressions sont contestées. En français, « contrôle » évoque la surveillance ou la vérification, ce qui déforme le sens original d’influence perçue sur les événements. La locution « lieu de maîtrise » est aujourd’hui préféré, car elle exprime mieux l’agentivité subjective et conserve l’idée d’un positionnement symbolique sur un axe ou une grille. — Vinay, J.-P. & Darbelnet, J. (1958). Stylistique comparée du français et de l’anglais. Didier ; Bruchon-Schweitzer, M. (1990). Psychologie de la santé. PUF ; Leclerc, C. & Moreau, N. (2014). Psychologie de la motivation et des émotions. De Boeck ; Pelletier, L. G. & Vallerand, R. J. (1990). Locus de causalité, locus de contrôle et responsabilité personnelle : vers une intégration conceptuelle. Revue canadienne des sciences du comportement, 22(3), 267–284.
  2. Julian B. Rotter, Social Learning and Clinical Psychology, Prentice-Hall, 1954.
  3. Julian B. Rotter, « Generalized expectancies for internal versus external control of reinforcement. », Psychological Monographs: General and Applied, vol. 80, no 1,‎ , p. 1–28 (ISSN 0096-9753, DOI 10.1037/h0092976, lire en ligne, consulté le )
  4. Larose, F., Terrisse, B., Lefebvre, M.L., & Grenon, V., L’évaluation des facteurs de risque et de protection chez les enfants de maternelle et du premier cycle de l’enseignement primaire: l’échelle des compétences éducatives parentales, Revue internationale de l’éducation familiale. Recherche et interventions, 2002, 4(2), p. 5.
  5. Uichol Kim, Guoshu Yang, Kwang-kuo Hwang, Indigenous and Cultural Psychology: Understanding People in Context, Springer, 2006, p. 43.
  6. Kurt Lewin, Field Theory in Social Science, Harper & Row, 1951.
  7. Hannah Levenson, « Differentiating among internality, powerful others, and chance », Journal of Personality and Social Psychology, 1973.
  8. Richard M. Ryan et Edward L. Deci, « Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being », American Psychologist, 2000.
  9. Susan Folkman et Richard S. Lazarus, Stress, Appraisal, and Coping, Springer, 1984.
  10. a et b Bernard Weiner, An Attributional Theory of Motivation and Emotion, Springer, 1986.
  11. Bernard Weiner, « Attributional theory of achievement motivation and emotion », Psychological Review, 1985.
  12. Hannah Levenson, « Multidimensional locus of control in psychiatric patients », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1974.
  13. (en) John Maltby, Liz Day, Ann Macaskill, Personality, Individual Differences and Intelligence, Pearson Education, 2007, p. 91-92.
  14. Christopher Peterson et Martin E.P. Seligman, Learned Helplessness: A Theory for the Age of Personal Control, Oxford University Press, 1993.
  15. Pansu, P., & Gilibert, D. (2002). « Effect of causal explanations on work-related judgments », Applied Psychology: An International Review, 51(4), 505-526.
  16. Pansu, P. (1997). « Norme d'internalité et appréciation de la valeur professionnelle : L'effet des explications internes dans l'appréciation du personnel », Le Travail Humain, 60(2), 205-222.
  17. Laberon, S., de Montaigut, A., Vonthron, A. M., & Ripon, A. (2000). « Impact du lieu de contrôle et de l'apparence physique de candidats masculins et féminins sur la décision d'embauche du recruteur », in B. Gangloff (Ed.), Satisfactions et souffrances au travail (pp. 135-146). Paris : L'Harmattan.
  18. Weiner, B. (1986). An Attributional Theory of Motivation and Emotion. Springer.
  19. Dubois, N., & Le Poultier, F. (1991). Internalité et évaluation scolaire. In J.-L. Beauvois, R.V. Joule & J.-M. Monteil (Eds.). Perspectives cognitives et conduites sociales (Vol. 3, pp. 153–166). Cousset (Fribourg): DelVal.
  20. Dubois, N. (2005). Les normes sociales de jugement. In Dubois, N., Beauvois,J.L., (Eds), Psychologie sociale de la cognition (Paris : Dunot).
  21. Pansu, P. (1994). « Internalité et évaluation professionnelle ».
  22. Gangloff, B. (1998). « Internalité et secteur d’activité ».
  23. Hazel R. Markus et Shinobu Kitayama, « Culture and the self: Implications for cognition, emotion, and motivation », Psychological Review, 1991.
  24. Julian B. Rotter, « Generalized expectancies for internal versus external control of reinforcement », Psychological Monographs, 1966.
  25. Rossier, J., Rigozzi, C. & Berthoud, S. (2002). Validation de la version française de l’échelle de contrôle de Levenson (IPC), influence de variables démographiques et de la personnalité - Validation of the French translation of the Levenson’s locus of control scale (IPC). Annales Médico-psychologiques, 160 (2), 138-148.
  26. Wallston, K. A., Wallston, B. S., & DeVellis, R. (1978). Development of the Multidimensional Health Locus of Control (MHLC) Scales. Adaptation francophone dans : Bruchon-Schweitzer, M. (1990). Psychologie de la santé. PUF.
  27. Nowicki, S., & Strickland, B. R. (1973). A locus of control scale for children. Traduction en français dans : Vianin, P. (2006). Locus de contrôle et réussite scolaire. De Boeck.
  28. Pease, D. G., & Kozub, S. A. (1994). Locus of Control and Collegiate Athletes. Utilisation francophone dans : Trottier, C. & Robitaille, S. (2004). Motivation des jeunes athlètes, Revue canadienne des sciences du comportement.
  29. Development of the Work Locus of Control Scale. Traduction francophone validée dans : Gillet, N. et al. (2012). Le lieu de maîtrise au travail : validation d'une version française. Revue européenne de psychologie appliquée.

Bibliographie

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  • Cerclé, A., Somat, A., Psychologie sociale, Paris, Dunod, 2005. (ISBN 2-10049-027-3)
  • Lieury, A., Psychologie cognitive, Paris, Dunod, 1990. (ISBN 2-10048-374-9)
  • Louche, C., Psychologie sociale des organisations, Paris, Armand Colin, 2005. (ISBN 2-20034-561-5)
  • Paquet, Y. (2006), Relation entre locus of control, désir de contrôle et anxiété. Journal de thérapie comportementale et cognitive, 16(3), 97-102.
  • Yvan Paquet, Psychologie du contrôle : Théories et applications, Bruxelles, De Boeck, coll. « Ouvertures psychologiques », , 293 p. (ISBN 978-2-8041-0377-4)

Voir aussi

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Articles connexes

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