Demoiselle du téléphone (France)
En France, une demoiselle du téléphone (appelée téléphoniste, standardiste ou opératrice) était une personne, presque toujours féminine, qui actionnait un standard téléphonique pour établir les communications entre usagers dans les premières décennies de la téléphonie. À cette époque, la communication était établie au moyen de cordons équipés de connecteurs de type jack.
L'expression « demoiselle du téléphone », caractéristique de la téléphonie française, remonte à une période où le réseau téléphonique commuté n'était pas automatisé.
En attendant l'installation de l'automatique sur l'ensemble du territoire français, qui n'est complétée qu'en 1978[1], des centraux téléphoniques hébergent un personnel nombreux et qualifié. Les plus célèbres figures de ce microcosme sont les « demoiselles du téléphone », ainsi appelées parce que cette catégorie de personnel était recrutée exclusivement parmi des jeunes filles célibataires, dont l'éducation et la morale étaient jugées irréprochables[2],[note 1]. Durant les premières décennies de la téléphonie, elles perdaient généralement leur emploi lorsqu'elles se mariaient[réf. nécessaire].
Profession
modifierFonction et équipement
modifierLeur fonction est de prendre les demandes d'appel des abonnés, puis de les mettre en relation. Leur poste de travail est constitué d'un tableau à prises jack et de cordons appelés dicordes, servant à connecter les abonnés entre eux.
Dans son autobiographie, La Demoiselle du Téléphone, Madeleine Campana décrit le Central Gutenberg (l'actuelle « poste centrale du Louvre » de la rue du Louvre à Paris) à la fin des années 1920 : « Une salle immense comme la nef d'une cathédrale… Celle qui pénètre dans ce lieu saint ne voit que des dos sagement alignés, en arrière plantée sur un bureau surélevé, la surveillante trône. Les dos n'ont pas le droit de présenter leur figure sans autorisation… J’écoute, j’écoute, il faut parler plus fort que sa voisine pour se faire entendre. »
Les téléphonistes sont harnachées d'un casque, prise reliant au standard, micro style entonnoir, contrepoids[1]. Chaque téléphoniste gère une centaine d'abonnés, donc autant de prises (jacks). Les cadences sont souvent importantes.
Les téléphones ne disposent pas d'un cadran mais seulement d'une magnéto à manivelle pour appeler l'opératrice. L'abonné est alors mis en relation avec une opératrice à laquelle il donne le numéro demandé ainsi que le central dont il dépend (par exemple, « le 22 à Asnières »)[2]. Deux cas de figure peuvent alors se présenter :
- soit le correspondant est sur le même central et l'opératrice connecte directement la ligne ;
- soit le correspondant dépend d'un autre central et l'opératrice branche alors la ligne sur un autre central où une autre « demoiselle du téléphone » prend le relais.
Conditions de travail
modifierLe travail des demoiselles du téléphone était réputé éprouvant pour les nerfs, particulièrement en heure de pointe où, malgré le faible nombre d'abonnés, les appels pouvaient être incessants. Cependant, dès les années 1900, elles disposaient de congés payés d'un mois, de tarifs réduits pour les billets de train et d'un médecin du travail. À Paris, en plus de leur salaire, elles recevaient une prime pour couvrir leurs frais de logement et une indemnité de repas. La « Maison des dames des PTT » située rue de Lille dans le 7e arrondissement était un foyer doté de 111 chambres individuelles meublées destinés à héberger certaines d'entre elles[3].
Dans cette dernière ville, le bâtiment du central téléphonique « Ségur », où elles travaillaient, a été conservé.
La réputation des « demoiselles du téléphone »
modifierCes demoiselles sont aussi des cibles parfaites pour les clients mécontents du service. On leur reproche leur mauvaise humeur ainsi que la lenteur d'établissement des communications[2],[3]. Dans le contexte du début du XXe siècle, les abonnés sont surtout des gens fortunés qui ne supportent pas que le « petit personnel » ait autant d'influence sur leurs affaires. Pourtant, des concours d'efficacité sont organisés pour améliorer la qualité du service : on met en compétition des opératrices pour assurer le maximum de connexions à l'heure. Les records sont de l'ordre de 400 établissements de connexion à l'heure, qui correspond à une communication toutes les dix secondes.
En , l’actrice Sylviac se plaint, auprès de la surveillante d'un central téléphonique de Paris qu’elle a dû attendre 55 minutes pour obtenir une réponse, tandis que la communication n’aboutit pas. Elle lui déclare que les demoiselles « s’expriment comme des vachères[4] ». L’administration des Postes et télégraphes (connue sous le sigle P&T, qui deviendra PTT en 1921) porte plainte pour « outrage à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions[5] » et « imputation calomnieuse[6] » et interrompt son abonnement pour 17 jours. Deux procès vont suivre. Dans le premier, en correctionnelle, Sylviac est acquittée. Dans le second, qui va jusqu’au Conseil d’État, elle ne réussit pas à obtenir ni le remboursement de son abonnement pendant la période concernée, ni l’abrogation de l’article 52 du règlement qui autorisait la coupure des communications[7] ; cependant, l’administration du téléphone cesse de l’utiliser[8]. L’affaire fait l’objet de centaines d’articles, dans les quotidiens ou hebdomadaires nationaux et en province, ainsi que dans des revues juridiques, y compris au plan international[9],[note 2]. Sylviac, qui était défendue par l’Association des abonnés au téléphone[10], est présentée comme une héroïne[11] voire comme une nouvelle Jeanne d'Arc[12]. La procédure engagée permit de reconnaître que les employés du téléphone étaient chargés d’un service public[13].
Dans la littérature, la télévision et les arts
modifierUne certaine part de fantasme ou d'onirisme, bien loin des conditions de travail réelles de ces employées, existait autour des « demoiselles du téléphone », chargées de relier les êtres humains, dans toutes les situations de la vie.
Dans une de ses Chroniques au Figaro, Marcel Proust décrit sa fascination pour le travail des « Demoiselles du téléphone », ces « vierges vigilantes par qui les visages des absents surgissent près de nous »[14], qu'il reprend presque littéralement dans Le Côté de Guermantes à propos de la conversation téléphonique du narrateur et de sa grand-mère[note 3].
La difficulté à établir les communications a inspiré Fernand Raynaud qui en a fait un sketch comique, Le 22 à Asnières[note 4].
Notes et références
modifierNotes
modifier- D'après la circulaire du , les employées devaient avoir : « un système respiratoire en parfait état, système circulatoire normal, appareil digestif normal, bonne denture, nez, pharynx et larynx en parfait état, voix claire, bien timbrée, non nasillarde, aucune infirmité physique, apparente ou cachée, absence de difformité ou de cicatrice disgracieuse à la face, bonne constitution ». À Paris, les demoiselles du téléphone étaient logées dans un internat au 41 rue de Lille.
- Consulté le , le site Retronews permet d’identifier plus de 700 articles entre avril et , plus d’une centaine entre septembre et novembre de la même année, près de 150 entre février et , de nouveau une centaine en mars et , enfin plus de 300 au dernier trimestre 1907. À la même date, le site Gallica référencie 22 publications juridiques ayant consacré un ou plusieurs articles à la question.
- « Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique, et à appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : "J'écoute" ; les servantes toujours irritées du mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone ». [Marcel Proust, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. II, Le Côté de Guermantes, p. 432].
- Le 22 à Asnières-sur-Seine correspondait à un abonné réel, qui fut bien souvent dérangé par la suite.
Références
modifier- « C'était les dames du téléphone », sur ladepeche.fr, (consulté le ).
- Article de Dominique Jacquemin sur le téléphone dans Le Chineur no 54.
- Article d'Annick Amar "Les demoiselles du téléphones du central Marcadet.
- Le Siècle, quotidien, (no 24941).
- L’Univers, quotidien, (no 13184).
- La Petite République, quotidien, (a. 29, no 10227).
- Le XIXe siècle, quotidien, (N13460).
- Bulletin mensuel de l’Association des abonnés au téléphone 1909/12 (A6,N66).
- Jean Godi, « Les demoiselles du téléphone », sur Jean Godi (consulté le )
- Bulletin mensuel de l’Association des abonnés au téléphone 1904/11 (A1,N5).
- Les Annales politiques et littéraires (A22,N1087).
- (en) Pinsolle D. (2015) The Sylviac Affair (1904–1910) or Joan of Arc Versus the Demoiselles du Téléphone. In: Schafer V., Thierry B. (eds) Connecting Women. History of Computing. Springer, Cham.
- C. de Fromont de Bouaille, Conciliation et arbitrage : économie sociale, V. Lecoffre, Paris, 1905.
- « Quand Marcel Proust s'émerveillait des « demoiselles du téléphone » », Le Figaro, (lire en ligne, consulté le ).
Bibliographie
modifier- Madeleine Campana et Jacques Jaubert, La Demoiselle du téléphone, J.P. Delarge, (ISBN 978-2-7113-0021-1).
- Virginie Julliard, Une "femme machine" au travail : la "demoiselle du téléphone". In: Quaderni, no 56, Hiver 2004/2005. Agriculture et technologies. p. 23-32. (lire en ligne).
- Colette Schwartz, Yveline Jacquet et Pierre Lhomme, Des demoiselles du téléphone aux opérateurs des centres d'appels : actes du colloque « Les téléphonistes du XXe siècle et leurs luttes syndicales », Marseille, Le Temps des cerises, .
Voir aussi
modifierLiens externes
modifier- Marie-Aude Bonniel, « Quand Marcel Proust s'émerveillait des « demoiselles du téléphone » », sur lefigaro.fr,