Utilisateur:Polaert/L'aide alimentaire a-t-elle nui à l'agriculture éthiopienne ?

L’Ethiopie est depuis longtemps le pays africain de la faim. Depuis les années 1950, l’Ethiopie a connu trois grandes familles[1] :

  • En 1958, une famine dans le nord-est (le Wollo et le Tigré) cause environ 100 000 morts. Jusque en 1966, les morts de la faim se comptent encore par milliers dans le nord-est, le cheptel est décimé près de 300 000 têtes de bétail succombent.
  • En 1973/1974, la famine frappe encore le nord-est du pays : entre 100 000 et 200 000 semi-nomades seraient décédés. Cette famine est connue pour avoir entraîner le renversement du négus Hailé Selassié par des militaires marxistes.
  • En 1984/1985, le pays connaît une famine généralisée, aucune région de l’Ethiopie n’est épargnée, au moins 400 000 Ethiopiens succombent de sous-nutrition.

Suite à ces drames, l’Occident semble avoir été résolu à prévenir à tout jamais une nouvelle hécatombe. L’Ethiopie se voit privilégié dans l’aide alimentaire déversée par la communauté internationale. Entre 1988 et 2013, l’Ethiopie a absorbé 25% de toute l’aide alimentaire à destination de l’Afrique, soit 18.5 millions de tonnes d’aliments[2]. Cette aide pour 17 millions de tonnes a pris la forme de livraisons de céréales, pour l’essentiel du blé (près de 65%)[3].

Principaux donateurs de l’aide alimentaire déversée en Ethiopie
Source: PAM [1]

Pays % du total
Drapeau des États-Unis États-Unis 48,6 %
Drapeau de l’Union européenne Union européenne et États membres de l'Union européenne 33,4 %
Drapeau du Canada Canada 6 %

L'aide alimentaire a ses origines dans les excédents agricoles. Les excédents alimentaires sont des quantités de produits alimentaires qui, offertes sur un marché, ne trouvent pas preneur à un prix acceptable et provoquent l’effondrement des cours[4].
Après la Seconde Guerre mondiale, il était difficile de détruire des surplus agricoles alors que des millions d’Européens étaient menacés de disettes. Avec le plan Marshall, les Etats-Unis ont offert la majeure partie de leurs surplus à l’Europe. Ce programme d'aide alimentaire a probablement contribué au redressement productif de l’Europe.
Pourtant en novembre 1953, au sommet de la FAO, la crainte est qu’à terme l’aide alimentaire contrevienne aux intérêts des entreprises exportatrices et aux producteurs locaux (européens)[5]. De nouveau excédentaires en céréales, les nations européennes ont intérêt à ce que l’aide alimentaire offerte par l’Amérique se tarisse afin de pouvoir écouler sur le marché mondial leurs propres excédents[Note 1].
Afin de déterminer l’impact de l’aide alimentaire dans les économies extra-occidentales, la FAO commande l’étude publiée en 1955 Uses of agricultural surpluses to finance economic development in under-developed countries : a pilot study in India. L’économiste américain Mordecai Ezekiel la dirige, l’aide alimentaire est jugée bénéfique. A partir de données empiriques, Ezekiel vante les bienfaits de la ‘monétisation’[Note 2] de l’aide alimentaire en Inde laquelle vertueuse, générerait du développement.

Depuis le rapport d’Ezekiel, l’aide alimentaire est pour le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’OCDE, déclinée sous un triptyque :

  • à titre d’urgence, l’aide est distribuée gratuitement aux victimes de catastrophes. 81%[3] de l’aide alimentaire distribuée ces 25 dernières en Ethiopie aurait relevé de l’aide d’urgence  ;
  • à titre de projets, l’aide est fournie pour appuyer des activités précises de lutte contre la pauvreté via des programmes d’alimentation scolaire (PAS) ou de vivres contre travail (VCT). L’aide projet n’aurait représenté que 16%[3] de l’aide alimentaire en Ethiopie ;
  • à titre de programmes, l’aide est fournie à un pays pour être vendue sur les marchés locaux. Les recettes tirées de cette monétisation de l’aide sont en devises locales. Ces devises sont censées revenir au bailleur fournissant l’aide alimentaire. Seulement 4%[3] de l’aide alimentaire fournie à l’Ethiopie aurait été « programmée ».

L’aide « programme » a des opposants. En 1960, l’économiste américain de l’école de Chicago Theodore Schultz publie une démonstration purement théorique sur les méfaits de la ‘monétisation’ de l’aide. L’intuition de Schultz est que l’aide alimentaire déprime les prix agricoles du pays bénéficiaire et de ce fait démotive les agriculteurs autochtones « confronted by some decline in the relative prices of the farm products they produce and sell. Here, too, there would be an income effect reducing their consumption. The incentive to maintain or expand agricultural production would have taken the wrong turn »[6].
L’article connaît un certain succès. La controverse sur l’efficacité de l’aide alimentaire s’encre. Quelques études empiriques ont consacré cette théorie comme celle de Jitendar S. Mann en 1967, qui explique le déclin de la production agricole indienne par l’aide alimentaire[7]. Pour autant Schultz en 1960 concluait sa démonstration en assurant que des mesures pouvaient neutraliser cet effet démotivant[8]. Cette conclusion est partagée par Isenman et Singer qui en 1977 observent que la combinaison de meilleures politiques publiques de distribution alimentaire avec un volume moindre d’aide alimentaire aurait atténué l’effet dépressif prêté à l’aide alimentaire en Inde[9].
La théorie la plus connue concernant l’aide alimentaire est toutefois celle de la « dépendance ». Suivant le postulat que les individus auraient tendance à privilégier le loisir au travail, l’aide alimentaire aurait des impacts sur les motivations des agriculteurs, elle serait susceptible de changer leurs comportements, de les rendre paresseux et donc dépendants[10].

Au regard de ces controverses, l’étude ci-présente a comme ambition de déterminer si sur la période 1988-2013, l’aide alimentaire a rendu les Ethiopiens dépendants de l’aide tout en sachant que du fait de la poussée démographique, chaque année plusieurs centaines de milliers d’hectares de terres supplémentaires ont été mis en culture en Ethiopie. La question est néanmoins légitime car à deux reprises, l’Ethiopie a connu une ‘récession’ agricole[Note 3] :

  • en 1997 seulement 5.6 millions d’hectares auraient été mis en cultures céréalières contre 6.6 millions en 1996[11] ;
  • en 2001 et 2002, moins de 6.3 millions d’hectares[12] auraient été semés en céréales contre 7.6 millions[13] en 2000.

Quoi que cette récession pourrait aussi s’expliquer par l’effet Schultz sur les prix. L’aide fournie en céréales pourrait avoir saturé le marché des grains en Ethiopie, provoquant une baisse des prix décourageant l’effort de production des agriculteurs.

Surfaces d'Ethiopie cultivées en céréales sur la période 1994-2012.

L’aide alimentaire a-t-elle rendu les Ethiopiens dépendants ? modifier

Un volume d’aide à relativiser modifier

L’Ethiopie a capté 25% de toute l’aide alimentaire à destination de l’Afrique ces 25 dernières années. Pour autant est-ce que l’aide alimentaire accordée à l’Ethiopie a été si exceptionnelle et se démarque tant de celle dont d’autres nations africaines ont bénéficié ?

Aide céréalière totale / population totale : moyenne par habitant par an (kg)[Note 4]
Source: Base de données de la FAO pour l’aide alimentaire ; Base de données de la Banque mondiale pour une estimation annuelle de la population

Période Ethiopie Egypte Soudan Mozambique Somalie Angola Malawi Zimbabwe
1988-1992 17,04 22,52 20,09 42,01 20,34 8,45 26,26 82 (1992)[Note 5]
1993-1997 9,71 2,7 5,29 15,42 8,81 15,5 11,68 1,37
1998-2002 10,6 0,44 5,03 10,03 3,71 12,25 5,57 5,32
2003-2007 10,1 0,13 11,44 5,63 8,32 5,03 4,69 12,35
2008-2013 10,8 - 6,81 4,02 11,86 - 2,04 3,72

Sachant que l’Ethiopie est la deuxième nation la plus peuplée d’Afrique après le Nigeria - en 1988 il y avait 45 millions d’Ethiopiens, en 2013 ils seraient 85 millions[Note 6] -, certains pays moins peuplés ont pu davantage bénéficier de l’aide alimentaire. Reste encore à déterminer comment cette aide est distribuée en Ethiopie.

Une distribution de l’aide d’urgence aux Ethiopiens sans contrepartie ? modifier

Dans chaque woreda éthiopien (échelon administratif équivalent à un canton français ?), l’administration locale semble être à la tête d’un grenier public de prévoyance. L’administration doit déterminer quelle quantité optimale doit être stockée pour l’année à venir. Les projections sont communiquées à la région laquelle les transmet à l’autorité centrale[14] avant le mois de janvier. En janvier de chaque année, le gouvernement éthiopien convie tous les organismes humanitaires de la capitale à une conférence où il leur fait état des besoins à apporter en prévoyance d’une éventuelle catastrophe humanitaire[15].
Sans doute afin de satisfaire les bailleurs fournissant l’aide alimentaire, des efforts de technicité et de transparence ont été accomplis : l’Ethiopie s’est doté du Central Service Authority (CSA) lequel estime chaque année depuis au moins 1995, grâce à des enquêtes standardisées, la production agricole pour chaque woreda. Le CSA intègre dans ses données les potagers et parcelles de moins de 0,1 hectare. Très certainement ces données permettent aux autorités centrales de pondérer les besoins en aide alimentaire émis par les woreda. En 2005 sur les 770 woreda existant, 260 bénéficiaient d’une distribution d’aide alimentaire[16].
L’aide alimentaire une fois acheminée dans un woreda, est répartie entre les kebele (échelon administratif équivalent à une intercommunalité ?). En concertation avec les représentants des communautés villageoises, les chefs de kebele établissent une liste de bénéficiaires[17].
Afin de prévenir des phénomènes de «dépendance» liée à la satisfaction des besoins immédiats qui démotiverait les comportements autosuffisants, l’aide alimentaire d’urgence en Ethiopie est censée être distribuée à 80% dans le cadre de projets «vivres-contre-travail » (alors qu’en théorie il y a une distinction entre aide alimentaire d’urgence et aide alimentaire-projet)[18],[19].

Dans une étude réalisée en 2006 sur une dizaine de kebele, il ressort que la distribution se fait pour un tiers à travers des projets «vivres-contre-travail » et pour deux tiers sans contrepartie[20].

Dans cette étude, Asaita en pays afar est le kebele de l’enquête ayant le plus bénéficié de l’aide alimentaire alors même qu’il est le plus prospère. En 2005, grâce à la culture irriguée[21], un ménage d’Asaita était autosuffisant. Il produisait en moyenne 1,4 tonne de céréales. Pourtant entre 2001 et 2005, il est estimé qu’en moyenne une allocation annuelle de 450 kg de céréales a été distribuée à chaque ménage d’Asaita.
Parallèlement à Simada en pays amhara, un ménage en 2005 n’était pas autosuffisant. Il produisait moins de 500kg et pourtant il ne bénéficiait entre 2001 et 2005 en moyenne que de 50 kg d’aide en céréales par an.

Résultats d’une enquête menée en 2006 auprès de 1000 ménages éthiopiens répartis sur 10 kebele bénéficiant de l’aide alimentaire
Source: PANE, 2006, p.64 et 67.

Région Ahmara Oromia Tigré Afar Somali SNNPR
Kebele Simada Lagambo Lalomama Gola Odana Darolebu Tsede Amba Tayeta Maichew Asaita Shininle Humbo
Production céréalière moyenne d’un ménage en 2005 475 kg 719 kg 1061 kg 556 kg 670 kg 756 kg 352 kg 1423 kg 248 kg 660 kg
Aide céréalière moyenne reçue par un ménage par an (2001-2005) 49.5 kg 137.6 kg 3.6 kg 196 kg 28 kg 19.6 kg 31 kg 450.9 kg 306.6 kg 47.6 kg

Une aide destinée prioritairement aux régions les plus arides d’Ethiopie modifier

Le traitement privilégié dont bénéficie Asaita en pays afar peut sembler à première vue injuste. L’allocation de cette aide est en fait justifiable.

 
Carte indiquant la disponibilité de céréales produites localement - campagne meher - en 2005 pour un habitant de chaque région de l'Ethiopie.
Données calculées à partir des chiffres concernant la population et la production régionale de céréales fournis par le Central Statistical Agency of Ethiopia.

En 2005, dans le pays afar la production de céréales récoltée après la campagne meher[Note 7] représentait 11kg par habitant. Avec la récolte belg, cette disponibilité en céréales aurait été double (soit environ 22kg donc par habitant du pays afar en 2005).

Le pays afar connaît un déficit céréalier important qui s’explique par le climat.

 
Représentation des cinq principales zones climatiques en Éthiopie.

Les Ethiopiens sont essentiellement des montagnards. En 2005, l’Ethiopie comptait environ 73 millions d’habitants[22]. Il était alors estimé que les massifs et plateaux montagneux (représentés en vert) au climat est doux, à la pluviométrie généreuse, exempt de paludisme[23], abritaient dans le pays amhara 19 millions d’habitants, dans le pays oromia 26.5 millions d’habitants[22].
Dans le massif montagnard, seule la région du Tigré peuplée en 2005 par 4.2 millions d'habitants, est sec parfois aride[22].
Les Ethiopiens ont aussi colonisé les flancs du massif couverts de savane appelé dega. A cheval entre la montagne et le dega la Région des nations, nationalités et peuples du Sud confinée dans l’arrière-pays tout au sud, accueille 15 millions d’habitants[22]. Le dega est une interface entre les Ethiopiens des hauts plateaux et les nomades éthiopiens vivant dans les vallées.
En dehors du dega, les vallées restent vierges. Les vallées orientales de l’Ethiopie sont des déserts qui couvrent plus du tiers du pays. Ces terres très arides et relativement peu peuplées sont le domaine des pasteurs. En 2005, il était estimé que le pays afar comptait 1.4 millions d’habitants, la somali éthiopienne 4.3 millions d’habitants[22].
Dans ses confins occidentales, le massif montagnard éthiopien est bordé par des marécages sources du Nil bleu. Cette vallée occidentale est une contrée tropicale faiblement habitée du fait des moustiques. En 2005, la région de Benishangul-Gumuz était peuplée d’au moins 625 000 habitants, celle de Gambella de 250 000 habitants[22].

L’aide alimentaire offerte par la communauté internationale à l'Ethiopie a avant tout comme objectif de renforcer la sécurité alimentaire de 15 millions d’Ethiopiens : 5 millions souffrant de sous-nutrition chronique, 10 millions victimes des sécheresses[24].
Les pays afar et somali, peuplés essentiellement de nomades et accusant un important déficit céréalier, sont donc classés comme zones prioritaires pour la distribution de l’aide alimentaire.

C’est la raison pour laquelle le kebele d’Asaita en pays afar a été privilégié dans la distribution de l’aide alimentaire alors même que ses ménages sont autosuffisants. Sans doute les autorités espèrent que l’aide soit revendue sur le marché céréalier afar trop souvent en proie aux pénuries. Étonnamment, seulement 8% des ménages interrogés par le PANE avouent revendre une partie de l’aide alimentaire sur le marché[25]. La pratique pourtant devrait être généralisée, d’autant que l’aide alimentaire est généralement fournie en blé, céréale plus recherchée que le maïs. Les plus pauvres auraient donc intérêt à vendre du blé pour se procurer une quantité plus importante de maïs ou d’autres produits de première nécessité.

En somme si l’aide n’est pas monétisée directement par les autorités, elle l’est en partie par les bénéficiaires. Or des études empiriques ont observé que les prix des denrées alimentaires chutent presque toujours sur les marchés locaux dès qu’une distribution d’aide alimentaire a lieu[26]. Dans quelle mesure est-ce vrai pour l’Ethiopie ?

La monétisation de l’aide alimentaire déprime-t-elle les prix d’achat aux producteurs éthiopiens ? modifier

L’impact de l’aide alimentaire sur les prix : déflation ou inflation ? modifier

L’aide alimentaire réduirait les prix locaux lorsque l’offre de céréales devient plus importante que la demande[27]. Cet effet déflationniste profite aux consommateurs et à plus forte raison aux ménages les plus pauvres ne bénéficiant pas de la distribution de l’aide. En revanche une baisse des prix peut être perverse si le producteur est obligé de vendre à perte sa récolte sans pouvoir amortir les coûts de production notamment les intrants (fertilisants, pesticides, semences sélectionnées) souvent achetés à crédit.

 
Evolution de la production de céréales de l'Ethiopie depuis 1961. Source: FAOSTAT

Or l’érosion des sols est telle en Ethiopie que l’agriculture est devenue tributaire des intrants. Si en 25 ans la production éthiopienne a triplé passant de plus de 6 millions de tonnes de céréales à un peu moins de 20 millions de tonnes, c’est à la fois parce les superficies cultivées en céréales ont augmenté de plus d’un tiers mais surtout parce que les Ethiopiens sont en passe de réaliser leur révolution verte.
En 1995 sur les 8.6 millions d’hectares de terres cultivées (céréales et autres cultures) seulement un tiers d’entre elles étaient enrichies en engrais - en moyenne 90kg de fertilisants par hectare -, 10% des terres étaient traitées aux pesticides et moins de 1% étaient semées en semences sélectionnées[28].
En 2012 sur 13.9 millions d’hectares en culture, plus de la moitié étaient enrichies en engrais - en moyenne 80kg par hectare -, 20% étaient traitées aux pesticides et 6% semées avec des semences sélectionnées[29].
Si les prix baissent donc, les producteurs éthiopiens peuvent ne pas être en mesure de rembourser leurs dettes contractées pour l’achat d’intrants. Par conséquent, leur capacité et leur envie d’investir dans des intrants se réduisent, entraînant ipso facto une baisse généralisée de la productivité[30].

Toutefois l’aide alimentaire peut aussi avoir l’effet inverse. Si l’offre de céréales est abondante, un accroissement des achats commerciaux peut avoir pour effet d’accélérer la vitesse de circulation de la monnaie, ce qui peut se traduire par de l’inflation. Par ailleurs quand les bailleurs de l’aide s’approvisionne sur les marchés locaux éthiopiens excédentaires, l’effet attendu est une revalorisation des prix locaux afin d’inciter les agriculteurs à produire davantage[31]. En effet si la flambée des prix des denrées alimentaires pénalisent les acheteurs pauvres ne bénéficiant pas de la distribution de l’aide alimentaire, en revanche l’inflation favorise les producteurs, les commerçants locaux et les encouragent à investir.

Tableau sur l’origine de l’aide alimentaire distribuée en Ethiopie (tonnes)
Source: PAM.

Année Aide alimentaire importée Aide alimentaire produite en Ethiopie
1988 1 194 698,20 99% 6 821,50 1%
1989 415 482,00 97% 13 349,30 3%
1990 802 586,90 98% 14 979,00 2%
1991 918 816,00 98% 16 655,40 2%
1992 1 163 678,90 99% 12 645,00 1%
1993 477 754,30 90% 53 687,70 10%
1994 902 728,30 97% 31 140,00 3%
1995 585 631,60 92% 48 783,00 8%
1996 343 978,70 76% 109 420,00 24%
1997 269 109,70 62% 163 744,10 38%
1998 502 389,90 85% 90 519,00 15%
1999 642 311,80 74% 231 346,00 26%
2000 1 354 161,80 90% 157 456,40 10%
2001 844 671,00 75% 283 417,10 25%
2002 227 908,40 68% 105 517,50 32%
2003 1 685 008,10 86% 278 912,30 14%
2004 559 866,40 75% 183 920,70 25%
2005 839 991,90 76% 272 423,20 24%
2006 543 601,10 74% 193 304,30 26%
2007 554 687,90 89% 69 896,00 11%
2008 977 162,90 96% 44 480,70 4%
2009 1 099 955,40 95% 59 221,80 5%
2010 1 416 691,80 90% 153 656,30 10%
2011 687 203,70 81% 164 041,50 19%
2012 739 114,20 92% 60 533,80 8%
Total 19 749 191,30 88% 2 819 871,60 12%

En Éthiopie, en 25 ans, 12% de l’aide alimentaire totale a été achetée sur place afin de soutenir les prix. Or la plupart des achats auraient eu lieu plusieurs mois après la récolte, à un moment où les prix auraient commencé à monter et non pas à descendre si bien les achats locaux n’auraient pas contribué à stabiliser les prix. Selon les observateurs, les achats tardifs auraient surtout profité aux commerçants, disposant d’une certaine capacité de stockage contrairement aux producteurs qui auraient vendu leur production juste après la récolte[32].
Ce n’est pas forcément un mal dans la mesure où les rapports soulignent que ces achats locaux auraient permis une amélioration des infrastructures de transports et de la capacité de stockage du fait du dynamisme de ces commerçants.
Ces commerçants de grain jouent en effet un rôle crucial dans la régularisation des approvisionnements alimentaires et des prix des produits alimentaires dans le temps et dans l’espace, si bien qu’une amélioration de leurs conditions est un moyen d’assurer la sécurité alimentaire de l’Ethiopie[33].

Quel a été le rôle de l’aide alimentaire dans les épisodes déflationnistes qu’a connu l’Ethiopie en 1996/1997 et 2001/2002 ? modifier

L’Ethiopie a connu en 1995 et 1996 deux années records en termes de production céréalière. Au cours de ces deux années la campagne meher a donné 8,2 millions de tonnes de céréales, soit un tiers de plus qu’en temps ordinaire. Malgré ces deux récoltes exceptionnelles l’aide alimentaire a été maintenue : 930 000 tonnes de céréales ont ainsi été gracieusement importées, 160 000 tonnes d’aide ont été achetées localement. En 1996, les prix s’effondrent : une partie de la production éthiopienne semble avoir été vendue à perte. En 1997, un million d’hectares n’est plus cultivé en Ethiopie, la production se contracte, seulement 6.4 millions de tonnes de céréales sont produites cette année. En 2001 et 2002, le scénario se reproduit.

Prix annuel moyen d’une tonne de céréales en Ethiopie
Source: Estimations calculées à partir de données consultables sur FAOSTAT avec comme numérateur la ‘valeur de la production agricole’ de céréales et en dénominateur le volume total en tonnes de céréales produites.

Année 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010
Birrs éthiopiennes 1 365 1 211 944 946 1 122 1 215 1 218 895 772 1 330 1 329 1 542 1 574 2 796 3 971 3 634 3 176
US dollars 248 195 148 140 157 152 147 105 89 153 150 173 176 332 433 319 237

L’Ethiopie aurait-elle connu à deux reprises une situation déflationniste suite à une crise de surproduction, aggravée par une aide alimentaire devenue pernicieuse ?
Si les rapports conjoints de la FAO et du PAM concernant l’Ethiopie n’osent pas pour des raisons évidentes mettre en cause l’aide alimentaire, ces derniers supposent néanmoins « que la chute des prix serait due en grande partie aux récoltes supérieures à la moyenne des deux années précédentes »[34].

En 2002, l’analyste français David Machulka en arrive à des conclusions similaires. Selon lui le phénomène déflationniste observé en Ethiopie s’explique par trois facteurs[35] :

  • d’une part, la baisse spectaculaire des prix des produits agricoles est bien liée aux bonnes récoltes des deux dernières années mais aussi à l’effondrement des prix du café ;
  • ensuite, la baisse des tarifs douaniers de l’Ethiopie (de 21,5% à 19,5%) aurait exposé l’industrie à la concurrence agressive des produits chinois ;
  • enfin, la contrebande en provenance de Somalie ou de Djibouti aurait contribué à déprimer les prix dans certains secteurs d’activité.

C’est oublier que si depuis 1984 l’Ethiopie n’a plus connu de famines, les disettes sont restées fréquentes (en 1987/1988, en 1994, en 1999/2000)[36]. Selon la FAO, un Ethiopien en 2009 consommait en moyenne 300 kg de nourriture pour un apport journalier de 2100 kilocalories. A titre de comparaison la FAO considère qu’un Français ingurgite en moyenne un peu moins de 800kg par an (3500 kcal/jour) et un Africain un peu moins de 500kg (2500 kcal/jour). Selon la FAO, un Ethiopien mangerait donc moins qu’un Africain en moyenne. Seuls l’Erythrée, le Zimbabwe et le Tchad (sans doute également la Somalie) seraient dans une situation de sous-nutrition plus critique que l’Ethiopie.

Les dix pays d’Afrique en 2009 connaissant quantitativement les plus graves problèmes de sous-nutrition
Source : FAOSTAT.

Pays Consommation annuelle (kg/an) Apport énergétique journalier (kcal/jour)
Érythrée 214,8 1 650
Zimbabwe 267,5 2 219
Tchad 281,2 2 074
Ethiopie 293 2 097
Zambie 301,4 1 879
Burkina Faso 304,7 2 647
Gambie 310,1 2 643
Djibouti 314,8 2 419
Sierra Leone 322,5 2 162
Guinée-Bissau 323,6 2 476
 
Evolution depuis 1961 de la consommation moyenne annuelle d'un Ethiopien (kg/hab/an). Source des données : FAOSTAT

.

 
Evolution depuis 1961 de la consommation moyenne annuelle d'un Africain (kg/hab/an). Source des données : FAOSTAT

L’Ethiopie est donc dans une situation de sous-production alimentaire et non de surproduction, comment alors expliquer que les prix des céréales se soient effondrés en 1996-1997 et en 2001-2002 ?

Sachant que la population éthiopienne est à plus de 80% rurale et dépendante de l’agriculture, l'argument avancé par Machulka concernant la chute du cours international du café mérite la plus grande attention. En effet une partie non négligeable des revenus des agriculteurs et négociants éthiopiens est générée par le café.

Le café, 1e produit d’exportation de l’Ethiopie
Source : Observatory of economic complexity.

Année 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011
Recettes totales des exportations (en $ millions) 568 444 677 692 509 586 515 502 650 762 1 320 1 490 1 540 1 880 1 850 2 470 2 880
Recettes générées par le café (en $ millions) 304 258 382 413 265 269 165 168 199 289 569 651 451 565 416 698 950
Part du café dans les recettes totales 54% 58% 56% 60% 52% 46% 32% 33% 31% 38% 43% 44% 29% 30% 22% 28% 33%

Le marché du café en Ethiopie de 1994 à 2005
Source : FAOSTAT pour les prix et la récolte en Ethiopie L’INSEE pour le cours de l’arabica sur le marché à NYC.

Année 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
Récolte éthiopienne de café (en milliers de tonnes) 180 207 230 230 228 230 217 230 157 160 126 171
Prix d'achat d'une tonne en birrs 5 200 5 490 3 520 3 740 4 670 7 450 7 250 7 910 4 460 5 740 9 758 12 467
Prix d'achat d'une tonne en $ 951 891 554 557 656 938 882 935 520 667 1 130 1 439
Recette brute en $ pour une tonne exportée[Note 8] 1 322 1 122 1 675 1 796 1 219 1 170 1 050 1 050 1 577 1 851 3 315
Cours du café arabica à New York ($) 3 177 3 244 2 621 4 110 2 910 2 310 2 000 1 222 1 177 1 377 1 688 2 377


Sauf erreur de la part de la FAO, le prix d’achat de la récolte de café aux agriculteurs éthiopiens a été maintenu en 2001 à un niveau très élevé alors que le cours international s'effondrait. S’il ne s’agit pas d’une erreur, il doit être supposé que de nombreux négociants éthiopiens impliqués dans le commerce du café ont fait faillites.

Vraisemblablement en 1996-1997 et en 2001-2002 l’Ethiopie a connu un ‘credit crunch’, une contraction du crédit à l’origine d’un ralentissement de la circulation de la monnaie.

Notes et références modifier

Notes modifier

  1. En 1954, la FAO crée le Sous-comité consultatif de l’écoulement des excédents (CSSD) donnant de fait aux Européens un droit de regard sur la manière dont est dispensée l’aide alimentaire américaine.
  2. Bien que le terme ‘monétisation’ ne soit pas employé, il en est clairement question.
  3. Les estimations publiées par la FAO enregistrent une 3e contraction des superficies cultivées en 2005-06, sans doute une erreur. En effet le Central Statistical Agency of Ethiopia note au contraire une augmentation des surfaces cultivées en céréales en 2005-06.
  4. Il s'agit d'une moyenne, bien évidemment tous les habitants n'ont pas bénéficié de la distribution de l'aide alimentaire.
  5. L’aide en céréales fournie au Zimbabwe n’a commencé qu’en 1992.
  6. En 2013, les autorités éthiopiennes estiment la population à environ 85 millions d'habitants, la Banque mondiale à plus de 90 millions. Les chiffres publiés par les autorités éthiopiennes sont sans doute plus fiables que ceux de la Banque mondiale.
  7. L’Ethiopie connaît deux récoltes : 1/ la meher récoltée en décembre/janvier qui représente aujourd’hui 98% de la production céréalière éthiopienne ; 2/ la belg récoltée en juin/juillet qui autrefois comptait pour 5% de la production céréalière.
  8. Estimations calculées avec comme numérateur la valeur des exportations de café (données de Observatory of economic complexity) et en dénominateur le volume total en tonnes de café récolté en Ethiopie. Ces estimations ne prennent pas en compte le fait qu'une partie du café récolté est consommée en Ethiopie.

Références modifier

  1. Rahmato Dessalegn, « La pauvreté et la recherche de la sécurité alimentaire », dans L'Ethiopie contemporaine Gérard Prunier (ed.), Paris, Karthala, 2007, p. 292-293.
  2. Données de la FAO consultées en avril 2014. Ces données débutent en 1988, elles sont moins précises et fiables que celles du Programme alimentaire mondiale (PAM).
  3. a b c et d Données du PAM consultées en avril 2014. La base de données du PAM commence en 1988.
  4. Michel Cépède, « Excédents alimentaires » dans Encyclopaedia Universalis, vol.6, quatrième réédition, 1972, p.831.
  5. Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture 2006 : l'aide alimentaire pour la sécurité alimentaire ?, Rome, FAO, 2007, p.21.
  6. Theodore Schultz, « Value of U.S. Farm Surpluses to Underdeveloped Countries. » dans Journal of Farm Economics, n°42, décembre 1960, p.1028.
  7. Jitendar S. Mann, « The impact of PL 480 imports on prices and domestic supply of cereals in India. » dans Journal of Farm Economics, n°49, 1967, p.131-146.
  8. Theodore Schultz, 1960, p.1030.
  9. P.J. Isenman, et H.W. Singer, « Food Aid: Disincentive Effects and their Policy Implications » dans Economic Development and Cultural Change, n°25, 1977, 205-237.
  10. FAO, 2007, p.40.
  11. CSA, Agricultural Sample Survey 1997/98 (1990 E.C.), vol.1 : Report on area and production for major crops (private peasant holdings, meher season), Addis Ababa, 1998, p.15.
  12. Données du Central Statistical Agency of Ethiopia consultées en avril 2014. Concernant les superficies cultivées en céréales, cette base statistique en ligne qui débute en 2001 est certainement plus fiable que celle de FAOstat.
  13. CSA, Agricultural Sample Survey 2000/2001 (1993 E.C.), vol.1 : Report on area and production for major crops (private peasant holdings, meher season), Addis Ababa, 2001, p.14.
  14. Poverty Action Network of Civil Society in Ethiopia (PANE), The impact of food aid in Ethiopia, Addis Ababa, 2006, p.22.
  15. Rahmato Dessalegn, 2007, p. 286.
  16. PANE, 2006, p.26.
  17. PANE, 2006, p.22.
  18. FAO, 2007, p.18-19.
  19. PANE, 2006, p.24.
  20. PANE, 2006, p.67.
  21. PANE, 2006, p.66.
  22. a b c d e et f CSA, Population Statistics Abstract 2004, Addis Ababa, 2005, p.4.
  23. Tamru Bezounech, et Jean-Pierre Raison, « L’espace géographique éthiopien : un monde de fortes densités rurales », dans L'Ethiopie contemporaine Gérard Prunier (ed.), Paris, Karthala, 2007, p. 11.
  24. PANE, 2006, p.26.
  25. PANE, 2006, p.69.
  26. FAO, 2007, p.46.
  27. FAO, 2007, p.43.
  28. CSA, Agricultural Sample Survey 1995/96 (1988 E.C.), vol.3. Report on Agricultural Practice.Statistical (private peasant holdings, meher season), Addis Ababa, 1996, p.11-14.
  29. CSA, Agricultural Sample Survey 2012/13 (2005 E.C.) : september—december 2012, vol.3. Report on Agricultural Practice.Statistical (private peasant holdings, meher season), Addis Ababa, 2013, p.15-17.
  30. FAO, 2007, p.49.
  31. FAO, 2007, p.43.
  32. FAO, 2007, p.48.
  33. FAO, 2007, p.50.
  34. Henri Josserand, et Arthur Holdbrook, « Rapport spécial : mission FAO/PAM d’évaluation des récoltes et des disponibilités alimentaires en Ethiopie » dans Système Mondial d'Information et d'Alerte Rapide sur l'alimentation et l'agriculture, décembre 2002 (en ligne)
  35. David Machulka, « Déflation, soutien extérieur et priorité à l’agriculture » dans Marchés tropicaux et méditerranéens, n°2950 : spécial Ethiopie, mai 2002, p.1092-1093.
  36. Rahmato Dessalegn, 2007, p. 292-293.