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Ahmadou Kourouma - Enfant-soldat

Je m'appelle Ibrahima. J'aurais pu être un sale gosse comme les autres (dix ou douze ans, selon les sources), ni meilleur ni pire, si j'étais né ailleurs que dans un foutu pays d'Afrique. Mais mon père est mort. Et ma mère, qui marchait sur les fesses, elle est morte aussi. Alors je suis parti à la recherche de ma tante Mahan, ma tutrice. C'est Yacouba qui m'accompagne. Yacouba, le féticheur, le multiplicateur de billets, le bandit boiteux. Comme on n'a pas de chance, on doit chercher partout, dans le Libéria et la Sierra Leone de la guerre tribale. Comme on n'a pas de sous, on doit s'embaucher, Yacouba comme grigriman et moi comme enfant-soldat. De camp retranché en ville investie, de bande en bande de bandits de grand chemin, j'ai tué pas mal de gens avec mon kalachnikov. C'est facile. On appuie et ça fait tralala. Je ne sais pas si je me suis amusé. Je sais que j'ai eu beaucoup mal. Mais Allah n'est pas obligé d'être juste avec toutes les choses qu'il a créées ici-bas.

Ahmadou Kourouma (24/11/1927-11/12/2003) - Allah n'est pas obligé (Editions du Seuil, 2000) (4e de couverture).

s:décembre 2013 Invitation 1

Hoffmann - Jours bénis

Tu sais, ami, que le retour de ces fêtes de Noël et du nouvel an, qui vous inspire à tous tant de joie et de franche allégresse, m’arrache invariablement à ma paisible retraite pour me jeter à la merci d’une mer houleuse et mugissante. Noël ! ce sont des jours bénis qui depuis long-temps brillent à mes yeux d’une clarté propice : je les attends avec une impatience sans égale ; je deviens meilleur, plus ingénu que pendant tout le reste de l’année ; mon âme, pleine d’un pur sentiment de volupté céleste, ne nourrit plus aucune pensée sombre ni haineuse ; je redeviens un enfant enivré de plaisir. De gracieux visages d’anges me sourient du milieu des figurines bigarrées et dorées qui garnissent les boutiques resplendissantes de la Noël ; et à travers le bruit confus de la foule, j’entends retentir, comme à une grande distance, les merveilleux accords des orgues saints.

Hoffmann (27/01/1776-25/06/1822) - Contes : Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre (1814)

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s:décembre 2013 Invitation 2

Ahmadou Kourouma - Enfant-soldat

Je m'appelle Ibrahima. J'aurais pu être un sale gosse comme les autres (dix ou douze ans, selon les sources), ni meilleur ni pire, si j'étais né ailleurs que dans un foutu pays d'Afrique. Mais mon père est mort. Et ma mère, qui marchait sur les fesses, elle est morte aussi. Alors je suis parti à la recherche de ma tante Mahan, ma tutrice. C'est Yacouba qui m'accompagne. Yacouba, le féticheur, le multiplicateur de billets, le bandit boiteux. Comme on n'a pas de chance, on doit chercher partout, dans le Libéria et la Sierra Leone de la guerre tribale. Comme on n'a pas de sous, on doit s'embaucher, Yacouba comme grigriman et moi comme enfant-soldat. De camp retranché en ville investie, de bande en bande de bandits de grand chemin, j'ai tué pas mal de gens avec mon kalachnikov. C'est facile. On appuie et ça fait tralala. Je ne sais pas si je me suis amusé. Je sais que j'ai eu beaucoup mal. Mais Allah n'est pas obligé d'être juste avec toutes les choses qu'il a créées ici-bas.

Ahmadou Kourouma (24/11/1927-11/12/2003) - Allah n'est pas obligé (Editions du Seuil, 2000) (4e de couverture).

s:décembre 2013 Invitation 3

Louis Pergaud – Conte de Noël : la chasse maudite

Le malheureux (le comte, chasseur enragé) ne résista plus et, malgré les regards suppliants de sa dame, il partit suivi de ses valets. Bientôt on perçut au loin les abois de la meute et pendant toute la durée de la messe on entendit comme un blasphème la chasse hurlante qui tournait dans la campagne. Et tous avaient des larmes dans les yeux et priaient avec ferveur. Cela dura toute la nuit, puis soudain la chasse se tut. Mais le seigneur ne reparut point au château ; il disparut avec sa meute infernale et ses valets serviles et il expie durement en enfer ce sacrilège pour lequel Dieu l'a condamné tous les cent ans à revenir la nuit de Noël chasser avec ses chiens à travers la nuit. La malheureuse comtesse mourut dans un couvent ; quant à l'inconnu qui avait entraîné son époux, personne ne le revit jamais non plus et chacun pensa bien que c'était le diable.

Louis Pergaud (1882 - 1915) - De Goupil à Margot (1910) (La tragique aventure de Goupil)

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s:décembre 2013 Invitation 4

Maurice Barrès - La colline de Sion-Vaudémont

Les quatre vents de la Lorraine et le souffle inspirateur qui s’exhale d’un lieu éternellement consacré au divin, ravivent en nous une énergie indéfinissable : rien qui relève de la pensée, mais plutôt une vertu. Ici, l’homme de tout temps fit connaître aux dieux ses besoins par la prière et sollicita leur protection. Ici, nous retrouvons l’allégresse de l’âme et son orientation vers le ciel. L’âme ! le ciel ! vieux mots dont la magie garde encore sa force. Ici ne peut planer Méphistophélès, l’esprit qui nie : la lumière l’absorberait et le grand courant d’air lui briserait les ailes. C’est ici l’un des théâtres mystérieux de l’action divine et l’un des antiques séjours de l’Esprit. La plus simple mélodie, une voix jetée au vent de la falaise nous en rouvrirait les chemins, tant nous sommes nés pour ressentir sa grandeur, sa solitude, sa constance et la suite brillante de ceux qui la foulèrent, bref, l’indéfinie poésie, la vertu qui dort dans ce haut refuge.

Maurice Barrès (19/08/1862-04/12/1923)- La Colline inspirée (1913) (ch. I, page 17)

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s:décembre 2013 Invitation 5

Jorge Semprun - Fidélité à l'exil

Je demanderais à être enterré dans le petit cimetière de Biriatou. Dans ce lieu de frontière, patrie possible des apatrides, entre l'une et l'autre appartenance – l'espagnole, qui est de naissance, avec toute l'impériosité, accablante parfois, de ce qui va se soi ; la française, qui est de choix, avec toute l'incertitude, angoissante parfois, de la passion – , sur cette vieille terre d'Euskal Herria. Voilà un lieu qui me conviendrait parfaitement pour que se perpétue mon absence.

D'ailleurs, si je me laissais aller à ce désir profond, dont je mesure bien l'inconvenance, du moins les inconvénients pour ceux qui se croiraient obliger de le combler, je demanderais également que mon corps fût enveloppé dans le drapeau tricolore – rouge, or, violet – de la République (espagnole).

(...) Il symboliserait simplement une fidélité à l'exil et à la douleur mortifère des miens : ceux à qui je n'ai cessé de penser sur la terrasse ombragée de Biriatou, encore aujourd'hui, quand il m'arrive d'y revenir.

Jorge Semprún (10/12/1923-07/06/2011) - Adieu vive clarté (page 219) - (Éditions Gallimard, 1998).