Marchand mercier

marchand d'objet d'art parisien

Les marchands merciers sont un des six grands corps de marchands de Paris (puis sept), celui dont on disait : « vendeurs de tout, faiseurs de rien »[1], car contrairement aux autres corps qui fabriquaient une catégorie bien délimitée de produits qu'ils vendaient ensuite, les merciers étaient de purs commerçants qui achetaient, pour les revendre, les produits des autres communautés que celles des Grands corps de marchands.

L’Enseigne de Gersaint de Watteau (1720), représentant la boutique du célèbre marchand mercier du XVIIIe siècle.

Définition modifier

 
Jeton des marchands merciers (1704)

Le terme de « marchand mercier[2] » est un doublon signifiant littéralement « marchand de marchandises », qui a pris la connotation de marchand d’objets d’art au XVIIIe siècle. Les références les plus anciennes à ce « Corps de la Ville de Paris » se trouvent à la fin du XVIe siècle[3], mais au XVIIIe siècle, les marchands merciers étaient commerçants. Troisième des six corps de métiers de Paris, les marchands merciers importaient des porcelaines fines de Chine et du Japon ainsi que des panneaux de laque ou de pierre dure pour les faire monter en orfèvrerie par des ouvriers travaillant sur commande pour eux : soigneusement limités par les règlements de la société en vertu des règles codifiées en 1613, les statuts de leur corporation, hors de la guilde des artisans, ne les autorisaient qu’à assembler ou transformer des objets, et non à les créer de toutes pièces. Ainsi, on rappelle souvent que Denis Diderot traite, dans l’Encyclopédie, les marchands merciers de « marchands de tout et faiseurs de rien[4] ». La remarque lapidaire de l’auteur du Dictionnaire universel du commerce, Savary des Brûlons : « Ce Corps est consideré comme le plus noble et les plus excellent de tous de les Corps des Marchands, d’autant que ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées[5] » révèle le dédain de sa génération envers l’artisanat. Le Dictionnaire de Savary détaille, quant à lui, les marchandises de « ceux qui vendent des tableaux, des estampes, des candélabres, des bras, des girandoles de cuivre doré et de bronze, des lustres de cristal, les figures de bronze, de marbre, de bois et d’autre matière, des pendules, horloges et montres ; des cabinets, coffres, armoires, tables, tablettes, et gueridons de bois de raport et doré, des tables de marbre et autre marchandises et curiosités propres pour l’ornement des appartemens[6] ».

Législation modifier

Les lignes générales fixant ce qui était autorisé dans le métier de marchand mercier furent énoncées en 1570, sous Charles IX : « marchans grossiers, merciers et jouailliers, de manière que soubs cet estat de grossier ont esté comprins de tout temps les marchans de drap d’or, d’argent, de soie… tapisseries, jouailleries, espiceries, merceries, cuivres de forge, fil de soye, quinqualleries, et autres semblables, auxquels il n’est permis de faire manufactures quelconque, mais seulement de vendre, achepter, estaller, parer et enjolliver de toutes espèces de marchandise[7] » L’adhésion au « corps » était soigneusement contrôlée. L’impétrant, né en France, devait subir un apprentissage de trois ans, suivie de trois années supplémentaires de compagnonnage, période durant laquelle il était tenu de rester célibataire. Les maitres ne pouvaient prendre qu’un apprenti à la fois. Les apprentissages étaient dûment enregistrés aux bureaux de la société, rue du Petit-Lion. Une somme, estimée par Guillaume Glorieux[8] à 500 ou 600 livres vers 1720, changeait de mains et lorsque l’individu était reçu « maîtris », une somme plus importante de quelque 1 700 livres était due à la société. Il existait, par décret du roi, deux exceptions à cette règle, la première, de « marchands privilégiés suivant la Cour » pour les fournisseurs de la cour, la seconde pour ceux qui épousaient la fille d’un des marchands agréés. Quoique interdits de toute spécialisation étroite par la loi, les marchands merciers parisiens travaillaient des domaines étroitement définis[9] par les usages de leur formation et de leurs relations et hautement concurrentiels dominés par la mode. Parmi eux, un petit groupe de marchands merciers, spécialisés dans les œuvres d’art, ont travaillé, lorsque la vogue de l’exotisme a trouvé, vers le milieu du XVIIIe siècle, à s’exprimer dans les chinoiseries, pour un cercle restreint de connaisseurs et de collectionneurs.

Rôle modifier

Les marchands merciers jouaient également un rôle important dans la décoration des maisons parisiennes, servant d’entrepreneurs chargés de la conception et de la commande du mobilier le plus en vogue. En outre, les marchands merciers travaillaient souvent à l’extérieur de leur magasin comme décorateurs d’intérieur chargés des nombreux aspects de la décoration des pièces d’intérieur. À Paris, le système de guilde en place depuis la fin du Moyen Âge interdisait aux artisans de travailler avec n’importe quel matériau pour lequel ils n’avaient pas effectué d’apprentissage. Seul un marchand mercier non affilié à une guilde pouvait donc monter des porcelaines chinoises avec des poignées et des supports dorées en bronze, munir le mobilier des ébénistes de laque japonaise ou de plaques de la manufacture nationale de Sèvres et appliquer de somptueuses montures en bronze doré ou en or moulu aux meubles[10].

Influence modifier

Ces entrepreneurs ont aidé à orienter et même créer des modes, comme celle des porcelaines chinoises montées en bronze doré purement français transformant un vase en aiguière avec bord et poignée rococo, ou inversant un bol sur l’autre, avec rebord ajouré en bronze doré, pour servir de brule-parfum. Seul un marchand mercier était en mesure de mobiliser les ressources nécessaires à la création de tels objets[11]. Les marchands-merciers achetaient les écrans et les boîtes en laque du Japon, les faisaient démonter, raboter leur soutien en bois avant de commander à des ébénistes, comme Bernard II Van Riesen Burgh ou Joseph Baumhauer, des meubles plaqués avec des panneaux de laque exotiques modelés pour s’adapter aux courbes complexes des surfaces de style Louis XV et éventuellement complétés par des imitations françaises ou entièrement laquées en vernis Martin susceptibles d’imiter les décors en porcelaine chinoise bleue et blanche, comme l’ensemble bleu sur blanc de meubles livré par Hébert en 1743 à la favorite de Louis XV, Louise Julie de Mailly-Nesle[12]. L’influence des marchands merciers sur la porcelaine française est également considérable. En 1757, Lazare Duvaux a acheté à lui seul les trois-cinquièmes de la production totale de la manufacture de Sèvres, pour un total de 165 876 livres[13]. Certaines formes, consignées dans les archives de la manufacture, portent d’ailleurs le nom de marchands merciers bien connus dans leur désignation.

Territoire modifier

Groupés rue Saint-Honoré, les marchands merciers parisiens signalant leur établissement avec des enseignes plaisantes et accrocheuses, comme chez Thomas-Joachim Hébert (en), Simon-Philippe Poirier et, par la suite, dans les mêmes locaux À l’enseigne de la Couronne d’Or de son partenaire Dominique Daguerre (en) et Martin-Eloy Lignereux, Mme Dulac, Claude-François Julliot[14], Pierre Lebrun[15](1703?-1771, Au roi des Indes) et Tuard (Au château de Bellevue). À proximité, rue de la Monnaie, sélectionnée par la Manufacture Royale de Sèvres pour l’ouverture de sa boutique de porcelaine, se trouvaient Darnault, père et fils, À l’enseigne du roi d’Espagne et Lazare Duvaux. Edme-François Gersaint, dont Watteau a peint l’Enseigne de Gersaint comme enseigne tenait, suivant une vieille tradition, boutique dans une maison située sur le pont Notre-Dame d’où il annonce, en 1740, qu’il « Vend toute sorte de clainquaillerie nouvelle et de goût, bijoux, glaces, tableaux de cabinet, pagodes, vernis et porcelaines du Japon, coquillages et autres morceaux d’histoire naturelle, cailloux, agathes, et généralement toutes marchandises curieuses et étrangères[16] ». Un nouveau venu, Charles Raymond Granchez[17], a ouvert son magasin Au petit Dunkerque, sur la rive gauche, quai Conti, à l’autre bout du Pont Neuf[18].

Réputation modifier

Parmi ces marchands entrepreneurs et décorateurs d’intérieur au sommet de leur profession vers le milieu du siècle, c’est Hébert qui a atteint la plus grande célébrité[19] : apparaissant dans le célèbre roman Thémidore (1745), il a marié en 1751 sa fille au fils de la première femme de chambre de la Dauphine, dans un contrat signé à Versailles car le duc de Luynes consigne le fait dans ses Mémoires en observant qu’elle était susceptible de lui apporter « beaucoup de bien[20] ». Gersaint a également été immortalisé par Watteau dans son Enseigne de Gersaint de 1720.

Notes modifier

  1. L’expression est de Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce, s.l., 1734, p. 118, et non de Diderot, comme on le répète parfois sans raison.
  2. Louis Courajod a décrit, dans son édition du journal de Lazare Duvaux (1873), plus fermement esquissé par Pierre Verlet, Le Commerce des objets d’art et les marchands merciers à Paris au XVIIIe siècle, Annales. Histoire, Sciences Sociales 13.1, janvier-mars, 1958, p. 10-29. Il a également été récemment analysé par Carolyn Sargentson dans Merchants and Luxury Markets : The Marchands Merciers of Eighteenth-Century Paris, Londres, Victoria and Albert Museum, 1996, 224 p., (ISBN 9781851771769).
  3. Dominique Gustave Saint-Joanny, Registre des délibérations et ordonnances des marchands-merciers de Paris 1596-1696, Paris, Pons, 1878, cité par Verlet, p. 10, note 1.
  4. Article « Neuchâtel », vol. 10, 1765, p. 360, cité par Verlet, p. 11 note 1. Mais c'est sûrement une erreur, car la citation ne s'y trouve pas. En fait, la phrase est due à Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce, s.l., 1734, p. 118 : « Le peuple dit sagement en parlant des Maîtres Marchands Merciers, vendeurs de tout, faiseurs de rien. (Voir aussi note 1.)»
  5. Savary, Dictionnaire universel du commerce…, 1761, cité par Verlet, p. 1.
  6. Cité dans Verlet, p. 14 passim.
  7. Cité par Verlet p. 11.
  8. Le contexte immédiat de Glorieux est le contrat d’apprentissage d’Edme-François Gersaint, en 1716, dans À l’enseigne de Gersaint : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le Pont Notre-Dame, Seyssel, Champ Vallon, 2002, 585 p., (ISBN 9782876733442), p. 23, 136, 140. Le corps des marchands merciers est abordé p. 136 passim.
  9. Savary en distingue vingt.
  10. Un brevet « suivant la Cour » ou « suite à la Cour » pouvait exempter, par licence du roi, certains ébénistes de leur statut d’« étrangers » non-parisiens en leur permettant de travailler à l’extérieur du système extrêmement restrictif de la guilde.
  11. Dans le cloisonnement imposé par le système de guilde, les marchands étaient les seuls à pouvoir coordonner le travail des différents corps de métiers (Verlet, p. 18).
  12. Verlet, p. 18, 19.
  13. Verlet, p. 19.
  14. Claude-François Julliot (1727-1794) est le père de Philippe-François Julliot (1755-1836)
  15. "Jean-Baptiste-Pierre Lebrun était fils de Pierre Lebrun, marchand de curiosités rue St-Honoré, à l'enseigne du Roi des Indes, entre la rue des Poulies et l'Oratoire, et ensuite rue de l'Arbre-Sec, vis-à-vis la rue Bailleul. Pierre Lebrun père mourut en 1771, et on possède le catalogue de son fonds « Catalogue des tableaux, dessins, estampes, bronzes, terres cuites, marbres, porcelaines de differentes sortes montées et non montées, meubles curieux de Boule et autres curiosités qui composent le fonds de feu Pierre Le Brun, peintre de l'Académie de St-Luc, dont la vente se fera… le 18 novembre 1771. Paris, 1771, in-8°. Son fils, Jean-Baptiste-Pierre, cité par l'Alm. des Artistes de 1776, et le Guide des Amateurs, devint, en concurrence avec Paillet, le plus grand expert et le plus grand marchand d'objets d'art de la fin du règne de Louis XVI. Sa femme, Mlle Vigée, l'a rendu célèbre. Il mourut en 1814 et A. Paillet fit sa vente. Il faut consulter, pour plus de détails, le Catalogue du duc d'Aumont annoté par le baron Ch. Davillier, p. 44-45. La notice est complète et curieuse." (p.412 de Nouvelles archives de l'art français : recueil de documents inédits publiés par la Société de l'histoire de l'art français, 1873. Henry Jouin (1841-1913). Directeur de publication.https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206172h/f418.image.r=%22Pierre%20Lebrun%22
  16. Cité dans Verlet, p. 16.
  17. Alfred Détrez classe Granchez parmi les grandes fortunes de Paris : Alfred Détrez, « Aristocrates et joailliers sous l'ancien régime », dans : La Revue (ancienne Revue des Revues), volume 78, Paris, 1908, p. 471: « aux grandes fortunes des Delahoquette, des Vandive, des Granchez ». Enseigne au petit Dunkerque et Granchez, marchand de nouveauté
  18. Ces positions sont fournies par Verlet, p. 15.
  19. Comme le suggère Verlet, p. 13 passim.
  20. Noté par Verlet, p. 13.

Bibliographie modifier

  • Louis Courajod, Livre-journal de Lazare Duvaux, marchand-bijoutier ordinaire du roy 1748-1758. Précédé d’une étude sur le goût et sur le commerce des objets d’art au milieu du XVIIIe siècle, et accompagné d’une table alphabétique des noms d’hommes, de lieux et d’objets mentionnés dans le journal et dans l’introduction, Paris, Pour la Société des bibliophiles françois, 1873.
  • Guillaume Glorieux, À L’Enseigne de Gersaint. Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame (1694-1750), préfacé par Daniel Roche, Seyssel, Champ Vallon, 2002.
  • Rose-Marie Herda-Mousseaux (Dir.), La fabrique du luxe, les marchands merciers parisiens du XVIIIe siècle, Paris, Musée Cognacq-Jay, Catalogue d'exposition, 2018, 176 p. (ISBN 978-2-7596-0400-5).
  • Dominique Gustave Saint-Joanny, Registre des délibérations et ordonnances des marchands-merciers de Paris 1596-1696, Paris, Léon Willem, 1878, cité par Verlet, 1958, in-8°, 303 p., (OCLC 257631440)
  • Carolyn Sargentson, Merchants and Luxury Markets : The Marchands Merciers of Eighteenth-Century Paris, Londres, Victoria and Albert Museum Editions, coll. « Victoria and Albert Studies in the History of Art and Design », 1996, 224 p., (ISBN 9781851771769).
  • Jacques Savary des Brûlons, Dictionnaire universel de commerce : contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche, & par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail : l’explication de tous les termes qui ont rapport au négoce … les édits, déclarations, ordonnances, arrests, et reglemens donnés en matière de commerce, 3 vols., Paris, veuve Estienne, 1741, (OCLC 22885106).
  • Pierre Verlet, Le Commerce des objets d’art et les marchands merciers à Paris au XVIIIe siècle, Annales ESC. Histoire, Sciences Sociales 13.1, janvier-mars, 1958, DOI 10.3406/ahess.1958.2705, p. 10-29.