Ligand non innocent

composé chimique de valence et de spin indéterminé

En chimie, un ligand non innocent (de l'anglais non-innocent ligand) est un ligand d'un complexe métallique, généralement un métal de transition, dont l'état d'oxydation ne peut être déterminé. Cette indétermination implique que l'on suppose, par mesure de simplification, que les réactions d'oxydoréduction dans les complexes métalliques sont localisées soit au niveau du métal soit au niveau du ligand[1]. Cette terminologie dérive de celle employée par C. K. Jørgensen en 1966, décrivant des ligands « innocents » et « suspects » selon qu'ils laissent l'état d'oxydation de l'atome central être déterminé[2]. Ces complexes ont généralement une activité oxydoréductrice à faible potentiel.

Réactions d'oxydoréduction de complexes de ligands innocents et non innocents modifier

Par convention, on considère que les réactions d'oxydoréduction sur des complexes métalliques sont localisées sur le métal. La réduction de MnO4 en MnO42− est ainsi décrite comme un changement de l'état d'oxydation du manganèse de +7 à +6. L'état d'oxydation du ligand oxyde O2− demeure inchangé, valant -2. On dit que le ligand oxyde est innocent. [Co(NH3)6]3+ / [Co(NH3)6]2+ est un autre exemple de couple d'oxydoréduction à centre métallique : le ligand ammoniac NH3 est innocent dans cette transformation.

 
Conversion du [Ni(S2C2Ph2)2]2− en Ni(S2C2Ph2)2.
La réaction d'oxydoréduction a lieu sur les ligands et non sur l'ion métallique.

Le comportement rédox non innocent de certains ligands est illustré par le bis(stilbènedithiolate) de nickel [Ni(S2C2Ph2)2]z. Comme pour tous les complexes bis(1,2-dithiolène) d'ions métalliques nd8, il est possible d'identifier trois d'états d'oxydation correspondant à z = 2, 1 et 0. Si les ligands sont toujours considérés dianioniques, comme on le fait pour évaluer l'état d'oxydation formel, alors z = 0 implique que l'état d'oxydation du nickel vaut +4. Cela signifie que l'état d'oxydation de l'atome de nickel central varie de +2 à +4 dans les transformations ci-dessus. Cependant, cet état d'oxydation formel diffère de l'état d'oxydation réel déduit par spectroscopie de la configuration de l'orbitale d de l'atome métallique, qui reste égal à +2. Le stilbène-1,2-dithiolate se comporte comme un ligand rédox non innocent, et le processus d'oxydoréduction se déroule en réalité sur les ligands plutôt que sur le métal. Cela conduit à la formation de complexes de ligands radicalaires. Le complexe neutre (z = 0), qui montre un caractère diradicalaire singulet partiel[3], est par conséquent mieux décrit comme un complexe du cation de nickel Ni2+ avec deux anions radicalaires S2C2Ph2• −. Le diamagnétisme de ce complexe provient du couplage antiferromagnétique entre les électrons célibataires des deux radicaux des ligands. Les états d'oxydation élevés des complexes de cuivre avec des ligands diamidophényle qui sont stabilisés par des liaisons hydrogène intramoléculaires à plusieurs centres sont un autre exemple de ligands non innocents[4].

Ligands non innocents typiques modifier

Ligands non innocents en biologie et en catalyse homogène modifier

La plupart des réactions biologiques font intervenir des systèmes innocents, comme les centres [4Fe-4S], mais certains processus enzymatiques font intervenir des cofacteurs non innocents qui apportent aux métalloenzymes le complément rédox nécessaire à leur activité. Les équivalents rédox supplémentaires apportés par ces ligands non innocents permettent également de contrôler la catalyse homogène[11],[12],[13].

Les porphyrines peuvent être des ligands innocents (-2) ou non innocents (-1). Une porphyrine non innocente assure ainsi l'oxydation pendant le cycle catalytique de la chloroperoxydase et du cytochrome P450, notamment dans la formation du composé I. En revanche, dans d'autres protéines héminiques telles que la myoglobine, il n'y a pas de réaction d'oxydoréduction sur le ligand, de sorte que la porphyrine de ces protéines est innocente.

Le cycle catalytique de la galactose oxydase (en) fait intervenir des ligands non innocents[14],[15]. La galactose oxydase convertit les alcools primaires en aldéhydes à l'aide d'oxygène O2 en formant du peroxyde d'hydrogène H2O2. Le site actif de cette enzyme présente un résidu de tyrosine coordonné à un cation de cuivre Cu2+. À l'étape clé du cycle catalytique, l'alcool est déprotoné par une base de Brønsted puis l'atome d'oxygène du radical tyrosinyle soustrait un atome d'hydrogène du carbone alpha du substrat alcoolate coordonné. Le radical tyrosinyle participe au cycle catalytique : une oxydation à un électron est réalisée par le couple Cu(II/I) et une autre par le radical tyrosinyle lui-même, soit un total de deux électrons. Un couplage antiferromagnétique entre spins non appariés du radical tyrosinyle et de l'orbitale 3d9 du centre Cu(II) donne un état fondamental diamagnétique, cohérent avec les modèles[16].

Notes et références modifier

  1. (en) Sumit Ganguly et Abhik Ghosh, « Seven Clues to Ligand Noninnocence: The Metallocorrole Paradigm », Accounts of Chemical Research, vol. 52, no 7,‎ , p. 2003-2014 (PMID 31243969, DOI 10.1021/acs.accounts.9b00115, lire en ligne)
  2. (en) Chr. Klixbüll Jørgensen, « Differences between the four halide ligands, and discussion remarks on trigonal-bipyramidal complexes, on oxidation states, and on diagonal elements of one-electron energy », Coordination Chemistry Reviews, vol. 1, nos 1-2,‎ , p. 164-178 (DOI 10.1016/S0010-8545(00)80170-8, lire en ligne)
  3. (en) M. Carla Aragoni, Claudia Caltagirone, Vito Lippolis, Enrico Podda, Alexandra M. Z. Slawin, J. Derek Woollins, Anna Pintus et Massimiliano Arca, « Diradical Character of Neutral Heteroleptic Bis(1,2-dithiolene) Metal Complexes: Case Study of [Pd(Me2timdt)(mnt)] (Me2timdt = 1,3-Dimethyl-2,4,5-trithioxoimidazolidine; mnt2− = 1,2-Dicyano-1,2-ethylenedithiolate) », Inorganic Chemistry, vol. 59, no 23,‎ , p. 17385-17401 (PMID 33185438, PMCID 7735710, DOI 10.1021/acs.inorgchem.0c02696, lire en ligne)
  4. (en) Khashayar Rajabimoghadam, Yousef Darwish, Umyeena Bashir, Dylan Pitman, Sidney Eichelberger, Maxime A. Siegler, Marcel Swart et Isaac Garcia-Bosch, « Catalytic Aerobic Oxidation of Alcohols by Copper Complexes Bearing Redox-Active Ligands with Tunable H-Bonding Groups », Journal of the American Chemical Society, vol. 140, no 48,‎ , p. 16625-16634 (PMID 30400740, PMCID 6645702, DOI 10.1021/jacs.8b08748, lire en ligne)
  5. (en) Wolfgang Kaim et Brigitte Schwederski, « Non-innocent ligands in bioinorganic chemistry—An overview », Coordination Chemistry Reviews, vol. 254, nos 13-14,‎ , p. 1580-1588 (DOI 10.1016/j.ccr.2010.01.009, lire en ligne)
  6. (en) Abhik Ghosh, « Electronic Structure of Corrole Derivatives: Insights from Molecular Structures, Spectroscopy, Electrochemistry, and Quantum Chemical Calculations », Chemical Reviews, vol. 117, no 4,‎ , p. 3798-3881 (PMID 28191934, DOI 10.1021/acs.chemrev.6b00590, lire en ligne)
  7. (en) Piero Zanello et Maddalena Corsini, « Homoleptic, mononuclear transition metal complexes of 1,2-dioxolenes: Updating their electrochemical-to-structural (X-ray) properties », Coordination Chemistry Reviews, vol. 250, nos 15-16,‎ , p. 2000-2022 (DOI 10.1016/j.ccr.2005.12.017, lire en ligne)
  8. (en) Xinke Wang, Arnaud Thevenon, Jonathan L. Brosmer, Insun Yu, Saeed I. Khan, Parisa Mehrkhodavandi et Paula L. Diaconescu, « Redox Control of Group 4 Metal Ring-Opening Polymerization Activity toward l-Lactide and ε-Caprolactone », Journal of the American Chemical Society, vol. 136, no 32,‎ , p. 11264-11267 (PMID 25062499, DOI 10.1021/ja505883u, lire en ligne)
  9. (en) Bas de Bruin, Eckhard Bill, Eberhard Bothe, Thomas Weyhermüller et Karl Wieghardt, « Molecular and Electronic Structures of Bis(pyridine-2,6-diimine)metal Complexes [ML2](PF6)n (n = 0, 1, 2, 3; M = Mn, Fe, Co, Ni, Cu, Zn) », Inorganic Chemistry, vol. 39, no 13,‎ , p. 2936-2947 (PMID 11232835, DOI 10.1021/ic000113j, lire en ligne)
  10. (en) Paul J. Chirik et Karl Wieghardt, « Radical Ligands Confer Nobility on Base-Metal Catalysts », Science, vol. 327, no 5967,‎ , p. 794-795 (PMID 20150476, DOI 10.1126/science.1183281, lire en ligne)
  11. (en) Volodymyr Lyaskovskyy et Bas de Bruin, « Redox Non-Innocent Ligands: Versatile New Tools to Control Catalytic Reactions », ACS Catalysis, vol. 2, no 2,‎ , p. 270-279 (DOI 10.1021/cs200660v, lire en ligne)
  12. (en) Oana R. Luca et Robert H. Crabtree, « Redox-active ligands in catalysis », Chemical Society Reviews, vol. 42, no 4,‎ , p. 1440-1459 (PMID 22975722, DOI 10.1039/C2CS35228A, lire en ligne)
  13. (en) Andrei Chirila, Braja Gopal Das, Petrus F. Kuijpers, Vivek Sinha et Bas de Bruin, « Application of Stimuli-Responsive and “Non-innocent” Ligands in Base Metal Catalysis », Non‐Noble Metal Catalysis: Molecular Approaches and Reactions,‎ (DOI 10.1002/9783527699087.ch1, lire en ligne)
  14. (en) Mei M. Whittaker et James W. Whittaker, « Ligand interactions with galactose oxidase: mechanistic insights », Biophysical Journal, vol. 64, no 3,‎ , p. 762-772 (PMID 8386015, PMCID 1262390, DOI 10.1016/S0006-3495(93)81437-1, Bibcode 1993BpJ....64..762W, lire en ligne)
  15. (en) Yadong Wang, Jennifer L. DuBois, Britt Hedman, Keith O. Hodgson et T. D. P. Stack, « Catalytic Galactose Oxidase Models: Biomimetic Cu(II)-Phenoxyl-Radical Reactivity », Science, vol. 279, no 5350,‎ , p. 537-540 (PMID 9438841, DOI 10.1126/science.279.5350.537, Bibcode 1998Sci...279..537W, lire en ligne)
  16. (en) Jochen Müller, Thomas Weyhermüller, Eckhard Bill, Peter Hildebrandt, Linda Ould-Moussa, Thorsten Glaser et Karl Wieghardt, « Why Does the Active Form of Galactose Oxidase Possess a Diamagnetic Ground State? », Angewandte Chemie International Edition, vol. 37, no 5,‎ , p. 616-619 (PMID 29711069, DOI 10.1002/(SICI)1521-3773(19980316)37:5<616::AID-ANIE616>3.0.CO;2-4, lire en ligne)

Bibliographie modifier

  • Grégory Nocton, « Degrés d’oxydation métalliques et ligands redox non innocents : De Charybde en Scylla », L'Actualité chimique, no 424,‎ , p. 61-67 (lire en ligne [PDF])