La Douce Mélancolie

peinture de Joseph-Marie Vien (CMA 1996.1)
La Douce Mélancolie
Artiste
Date
1756
Type
Huile sur toile
Lieu de création
Dimensions (H × L)
86,4 × 76,2 cm
No d’inventaire
1996.1Voir et modifier les données sur Wikidata
Localisation

La Douce Mélancolie est un tableau néoclassique, peint par Joseph-Marie Vien en 1756. Il est aujourd'hui conservé au Cleveland Museum of Art.

Description modifier

Ce tableau centré sur le sentiment, qui a fait partie du cabinet du chevalier de Damery[1],[2], remet en cause la prédominance de la peinture historique, genre noble par excellence[3]. Bien qu'appartenant à l'Antiquité, la jeune femme représente moins une époque historique révolue qu'un personnage solitaire en proie à la douleur amoureuse[3]. Cette œuvre constitue un tournant dans la peinture française des années 1750[4], illustrant presque les qualités de « noble simplicité » et de « grandeur tranquille » dans l'art classique recommandées par Johann Joachim Winckelmann[4] l'année précédente, dans ses Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture[5]. Les mouvements extravertis des toiles précédentes[6] ont cédé la place à l'introspection silencieuse de la tradition académique illustrée par l'Agrippine de La Mort de Germanicus de Nicolas Poussin[4]. Ce tableau a eu un impact sur Jacques-Louis David, alors élève de Vien, qui s'est fait ressentir dans son œuvre ultérieur[4]. Près de trois décennies plus tard, dans les années 1780, David a remis au gout du jour les tentatives de son maitre d'offrir un nouveau mode de représentation picturale et émotive de style simple en remisant les figures féminines en toges à l'antique en train d'arranger des guirlandes de fleurs sur des bustes antiques, d'offrir des colombes à Vénus ou de bruler de l'encens, selon les codes inspirés par la nouvelle érudition archéologique, souvent inspirée par les récentes fouilles de Pompéi et d'Herculanum, pour y substituer une vision d'héroïsme et de sacrifice viril[4].

Le rôle du décor modifier

Le décor joue un rôle prépondérant dans ce tableau ; il est le reflet d'une pluralité culturelle, d'un mélange de genres. On observe la présence de formes complexes dans le tapis à fleurs[7], avec ses motifs entrelacés et ses couleurs orientales propices à la rêverie. À la gauche du personnage, on remarque un encensoir dégageant des volutes de fumée d'encens[8], manière de rappeler la Pythie de la Grèce antique, qui transmettait les présages divins. Cet ensemble de symboles campe un décor qui encourage à la méditation. L'arrière plan constitué d'un mur, gravé en semi-relief en forme de colonnades[7] indique la connaissance et le gout de l'art antique de Vien[9].

La sensibilité de la mélancolie au XVIIIe siècle modifier

 
Melencolia I de Dürer (1514).

Dans ce tableau, on remarque tout d'abord la position alanguie de la femme, position ambigüe faussement négligée voire recherchée, qui évoque cependant la méditation[10]. Cette posture convoque immédiatement une longue tradition de la représentation de deuil féminin, depuis les innombrables figures endeuillées des monuments funéraires antiques jusqu'à la célèbre estampe d'Albrecht Dürer, Melencolia I[4]. La sensibilité de ce siècle se définit en partie par le « mal du siècle »[11], c'est-à-dire le « spleen » que décrit Denis Diderot dans sa lettre adressée, le , du Grandval, à Sophie Volland[12].

Le souci du détail modifier

Derrière l'apparente simplicité du tableau, l'importance prêtée aux détails se reflète, non seulement par la représentation d'objets renvoyant aux cultures grecque et orientale, mais aussi par la présence de détails, bien que de taille minime, dont l’importance n'est pas négligeable. Ce gout du détail est l'expression de la préoccupation du peintre pour le beau. Sur le fauteuil de velours rouge est assise une jeune fille vêtue d'une longue robe, rappelant la toge romaine ou grecque, de soie couleur or, une ceinture marron souligne une taille délicate, et une sorte de long châle bleu azur, d'un aspect soyeux, pare cette femme à la fois soignée et élégante. Sur la table de bois sculptée avoisinante, la présence, d'un bouquet de fleurs dans un vase en verre ajoute à la représentation d'un intérieur riche, une dimension supplémentaire, évoquant la pureté, le naturel et le soin de la jeune fille au travers de l'attention qu'elle a prêtée aux fleurs. À peine visible derrière les fleurs à droite, repose une lettre abandonnée, surement lue par la jeune fille, et qui vient expliciter sa langueur mélancolique[4]. La tendresse portée à la colombe sans son compagnon, symbole de la fidélité dans le couple, que la jeune fille porte sur ses genoux, rattache plus étroitement sa mélancolie aux délices et aux tourments de l'amour, tant dans le cœur des filles de paysans de Jean-Baptiste Greuze que des aristocrates lettrés de Jean-Honoré Fragonard, pour laquelle se fascine de plus en plus son époque[4], qu'à une réaction à la mort d'un héros[4].

Clair-obscur et perspectives modifier

Le clair-obscur et la situation du personnage dans le tableau mettent en valeur la méditation de la femme. Le fond du tableau est un mur sculpté dans un style plutôt antique (grec ou romain) car on discerne une colonne, coupée en biais par une ombre, curieusement présente dans le fond du tableau mais pas au premier plan.

Notes modifier

  1. Le chevalier de Damery était un officier collectionneur d'estampes, de dessins et de tableaux. Ruiné, il dut vendre ses collections et finit sa vie aux Invalides.
  2. La Chronique des arts et de la curiosité, Supplément à la Gazette des beaux-arts, t. 3, Paris, Aux bureaux de la Gazette des beaux-arts, 1865, p. 283.
  3. a et b L'Œil, revue d’art, nos 607 à 608, 2008, p. 100.
  4. a b c d e f g h et i Dorothy Johnson, Jacques-Louis David : New Perspectives, Newark, University of Delaware Press, 2006 178 p., (ISBN 978-0-87413-930-3), p. 46.
  5. Gedanken über die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst, Dresde, Stengel, 1755.
  6. Voir La Flagellation de saint André ou Suzanne et les vieillards.
  7. a et b Thomas W. Gaehtgens, Joseph-Marie Vien, peintre du roi, 1716-1809, Paris, Arthena, 1988, 423 p., (ISBN 978-2-90323-909-1), p. 80.
  8. Gaehtgens, op. cit., p. 225.
  9. Jean-Baptiste Honoré Raymond Capefigue, Louis XV et la société du XVIIIe siècle, vol. 6, Paris, Langlois et Leclercq, 1842, p. 204.
  10. André Lorant, « Balzac et la mélancolie : le cas d'Eugénie d'Arneuse », Autour de Wann-Chlore : le dernier roman de jeunesse de Balzac, Mariolina Bongiovanni Bertini, Patrizia Oppici, éd., Berne ; New York, Peter Lang, 2008, 234 p., (ISBN 978-3-03911-592-1), p. 109 lire en ligne.
  11. Jean Deprun, La Philosophie de l'inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979, 454 p., (ISBN 978-2-71160-177-6), p. 101.
  12. « Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savois pas non plus. Je le demandai à notre Écossois dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit : « Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraineroit d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière si on étoit sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurois vouloir ; je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connoissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire. La vie m’est en dégout ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurois rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurois digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplait. Il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et, si j’entrois subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyois marié à Mme R. Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. « Je suis vieux, caduc, impotent : « quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? que fera-t-elle de moi ? » Voilà ce que je me disois. Mais, ajoutoit-il, la sensation la plus importune, c’est de connoitre sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutoit-il encore avec une exclamation qui me déchiroit l’âme, j’ai été gai, je volois comme vous sur la terre, je jouissois d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous. Je me souviens encore de ce bonheur, je sens qu’il faut y renoncer. » »

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