Sous couvert d’opérations bancaires, le système financier britannique semble avoir drainé au XVIII° siècle la plus grande partie de son épargne métallique hors de Grande-Bretagne, stimulant ainsi assez paradoxalement le crédit à l’échelle locale et renforçant la balance des paiements - la balance des biens britannique étant chroniquement déficitaire.

L'essor du crédit en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle modifier

En 1694 en perpétuelle quête de financements pour la Navy, l'Etat anglais décide de recourir à un emprunt indirect en créant la Banque d'Angleterre. Une souscription permet de lever £1,2 million auprès du public, les prêteurs se voient remettre des ‘billets’ émis par la Banque, rémunérés par un taux d’intérêt et convertibles en de la monnaie métallique [1].

L’avènement de la monnaie-papier en Ecosse modifier

Inspirées par cette expérience, les banques écossaises dès 1716 semblent avoir inciter les individus les plus modestes à leur confier leur épargne en échange de billets de banque rémunérés chaque année 5% et convertibles en pièces[2]. Les banques lèvent ainsi d’importants fonds en monnaies métalliques. Ces fonds sont investis dans des opérations financières drainant la monnaie métallique hors d’Ecosse – achats de biens importés, opérations spéculatives à l’étranger, souscriptions de bons du Royaume d’Angleterre[3]. La monnaie métallique disparaît progressivement du circuit économique écossais. Les banques écossaises rechignent de plus en plus à convertir les billets en pièces métalliques. A partir de 1730 certaines banques écossaises n’acceptent de convertir leurs billets en pièces que si le demandeur attend 6 mois[4]. La pratique est généralisée à toutes les banques dans les années 1750.

Afin de pallier au manque de pièces, les banques émettent des billets pour des sommes toujours plus petites - 20 shillings, 10 shillings, 5 shillings[5]. Les billets de banques s’imposent comme le substitut pour les paiements. Seulement les billets ne sont acceptés que localement au contraire de la monnaie métallique, medium universel. Bien obligés de faire avec la monnaie-papier, les marchands se mettent soit à négocier les billets de banques[6] - selon la réputation de la banque, la commission négociée par le marchand est plus ou moins élevée – soit à émettre leurs propres billets afin de lever des fonds propres en monnaies métalliques[7].

Le système fonctionne, l’inflation reste raisonnable : entre 1760 et 1765, la hausse annuelle des prix aurait été de 12.2% à Edimbourg, de 14.7% à Glasgow contre 8.5% à Londres[6]. Surtout l'avantage de ce système est que les billets de banques sont épargnés : les banques écossaises acceptent des dépôts faits à partir de billets de banques concurrentes, si bien qu’en 1772 94% des réserves des banques écossaises auraient été constituées de billets de banques[8]. Les banques disposent de liquidités importantes mais celles-ci ne peuvent être investies qu’en Ecosse. Le crédit local pourrait alors s’être généralisé, et sans doute la logique du billet de banque se serait inversée : le billet devant être remboursé avec intérêts. Il aurait donc été nécessaire pour l’emprunteur de générer un profit, les projets de mise en valeur du pays se seraient multipliés. Ainsi à partir du moment où le medium universel a disparu du fait des banques, l’Ecosse a inconsciemment créé un circuit monétaire fermé propice à une croissance autoentretenue.

La généralisation du billet de banque à la Grande-Bretagne modifier

Officiellement en Angleterre et au Pays de Galles, la Banque d’Angleterre dispose depuis 1707 d’un monopole d’émission de billets de banque[9]. Dans la réalité ce monopole se limite à Londres. Les country banks se mettent à imiter les Ecossais en émettant des billets rémunérés et convertibles en échange de dépôts en épargne métallique. Ces banques qui sont environ 150 en 1776, 280 en 1793, 783 en 1809[10] auraient selon le banquier londonien J.H.Tritton en 1810 émis en moyenne £30 000 billets chacune, soit une circulation d’environ £18 millions[11]. A la même époque la Banque d’Angleterre a émis pour £22,5 millions de billets[11].

Comme en Ecosse, l’épargne métallique des Anglais pourrait avoir été drainée pour partie hors du Royaume dans des opérations spéculatives. Comme en Ecosse les billets des banques semblent s’être imposés comme le moyen de paiements, l’épargne anglaise aurait été régénérée en billets. En 1832 les dépôts dans les banques anglaises sont constitués jusqu’à 83% de billets de banques concurrentes[12]. Comme en Ecosse, les banques pourraient avoir été contraintes d’investir là où les billets étaient acceptés, c’est-à-dire localement. Grâce au bill market qui aurait brassé en 1810 quelques £10 millions de billets de banques, les banques déficitaires spécialisées dans l’industrie ont pu se financer auprès des banques excédentaires spécialisées dans l’agriculture[13]. Il semble effectivement qu’un lien existe entre profits nés de l’agriculture et essor industriel dans la révolution industrielle britannique, et ce lien semble avoir été rendu possible par la fuite du medium universel de Grande-Bretagne.

Le déficit commercial de la Grande-Bretagne modifier

On peut se demander si cette fuite ayant permis la substitution des pièces métalliques par le papier n’est pas due dans une large mesure à un déficit chronique de la balance commerciale des biens de l’Angleterre au XVIII° siècle. Depuis 1696 l’Etat anglais tient une balance commerciale donnant une évaluation annuelle de ses importations, exportations et réexportations. Les données publiées concernent les quantités et non les valeurs : les estimations en livres sterling de cette balance commerciale pour le XVIII° siècle ont été arbitrairement calculées à l’époque victorienne[14]. A en croire ces calculs, la balance commerciale aurait été quasi-systématiquement positive. Certains indices laissent penser le contraire.

Si les entrées de monnaies métalliques étaient importantes grâce à la réexportation de denrées coloniales et à l’industrie textile qui fournissait le marché esclavagiste portugais - les Portugais habillaient leurs esclaves avec du textile anglais acheté contre l’or du Brésil[15] -, les estimations données concernant la valeur des importations d’acier et de bois de la Baltique (matériaux destinés à la Navy) semblent sous-évaluées. Selon ces estimations en 1772, ils représentent moins d’1/7 des importations en valeur à destination du marché britannique[16]. C’est douteux sachant qu’à cette époque la Grande-Bretagne importe 64% de sa consommation totale d’acier (71 000t sur 110 000t), ce qui représente la plus grande partie des exportations en acier de Suède et de Russie, acier qui était réputé de meilleure qualité que celui britannique[17]. Par ailleurs en 1774, la Grande-Bretagne liquide son stock d’argent contre de l’or. Temporairement les réserves en or de la Banque d’Angleterre passent de £1,192 million en 1773 à £7,142 millions en 1775 puis se réduisent à £4,9 millions en 1776[18]. L’hypothèse d’un déficit de la balance commerciale pourrait expliquer pourquoi la monnaie métallique a lentement été remplacée par le billet de banque dans toute la Grande-Bretagne.

Une fois la révolution industrielle enclenchée, on pourrait croire que la balance des biens britannique a été excédentaire. L’industrie du coton compte pour un quart des exportations en 1800, pour la moitié en 1850. En fait la balance des biens a accumulé année après année des déficits. La surproduction de textile coton n’a pas aidé. Le volume des exportations n’a fait qu’augmenter tandis que jusque en 1835 chaque année la valeur des exportations est inférieure à celle de 1815[19]. La balance courante cependant est positive du fait des excédents du compte de services : les investissements des banques britanniques à l’étranger au XVIII° siècle semblent donc avoir été rentables.

Références modifier

  1. Nesrine Bentemessek et Jérôme de Boyer des Roches, « Institutions financières et liquidité de la dette publique en Angleterre [1694 – 1720 », XIIIe colloque international bisannuel de l’Association Charles Gide pour l’Étude de la Pensée Économique, 2010]
  2. Tyler Beck Goodspeed, «  Chapter 2: Beggarly Bankers », Upon Daedalian Wings of Paper Money: Adam Smith, Free Banking, and the Financial Crisis of 1772, Harvard University, 2013, p. 7
  3. Tyler Beck Goodspeed, op. cit., p. 2
  4. Tyler Beck Goodspeed, op. cit., p. 6
  5. Tyler Beck Goodspeed, op. cit., p. 21
  6. a et b Tyler Beck Goodspeed, op. cit., p. 28
  7. Tyler Beck Goodspeed, op. cit., p. 32
  8. Tyler Beck Goodspeed, «  Chapter 3: Procuring an Act», op. cit., p. 26
  9. John A. James, « English banking and payments before 1826 » dans Research in Economic History, vol.28, 2012, p.118
  10. John A. James, op. cit., p. 120
  11. a et b John A. James, op. cit., p. 126
  12. John A. James, op. cit., p. 124
  13. John A. James, op. cit., p. 129
  14. Richard Brown, Society and Economy in Modern Britain 1700-1850, Routledge, 1991, p.103
  15. Thomas Brinley, The Industrial Revolution and the Atlantic Economy, Routledge, 1993, p.38
  16. Richard Brown, op. cit., p.97
  17. Thomas Brinley, op. cit., p.76
  18. Michael C. Lovell, « The role of the Bank of England as lender of last resort in the crises of the eighteenth century » dans Explorations in Entrepreneurial History, Havard University, 1957, p.11
  19. Richard Brown, op. cit., p.102