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Contestation par la mise en abyme modifier

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », selon la célèbre phrase (apocryphe) du chimiste Antoine Lavoisier, laquelle était déjà une transformation d'une phrase non moins célèbre d'Anaxagore, le philosophe présocratique grec : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ».

Ainsi le micro-dévoilement de l'histoire dans l'histoire est connu depuis au moins Œdipe Roi de Sophocle ; encore fallait-il le nommer. C'est André Gide qui y pourvoira, dans un célèbre passage de son Journal de 1893 : « J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre par comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à mettre le second en abyme ». Cependant, dans Un héritage d'André Gide : la duplication intérieure (Comparative Literature Studies, vol. 8 n° 2), Bruce Morrissette signale que la comparaison de Gide est inexacte : jamais, en héraldique, le blason inclus n’est l’image de celui qui le reçoit. Or l’élégante formule gidienne a été cependant aisément admise, car, ainsi que Marcel Proust le faire dire par Monsieur de Norpois à propos du roi Théodose dans La recherche du temps perdu :

« Il est certain que quand il a parlé des « affinités » qui unissent son pays à la France, l’expression, pour peu usitée qu’elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries, était singulièrement heureuse. Vous voyez que la littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie, même sur un trône, ajouta-t-il en s’adressant à moi. La chose était constatée depuis longtemps, je le veux bien et les rapports entre les deux puissances étaient devenus excellents. Encore fallait-il qu’elle fût dite. Le mot était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez vu comme il a porté. Pour ma part j’y applaudis à deux mains (I, p. 460). »

Et c'est Jean Ricardou qui entreprendra de la théoriser, d'abord dans « Description et infraconscience chez Alain Robbe-Grillet », paru dans la Nouvelle Revue Française en 1960, puis dans « L'histoire dans l'histoire », paru dans Critique en 1966 et repris en 1967 dans Problèmes du Nouveau Roman, enfin exhaustivement dans Le Nouveau Roman.

Le mythe d’Œdipe ou la mise en abyme énigmatique modifier

Les modalités des contestations de la mise en abyme étant nombreuses et variées, dans « L'histoire dans l'histoire » Ricardou propose de les examiner sur plusieurs exemples, dont le mythe d’Œdipe :

« Tout oracle, donc, propose une mise en abyme. Parce que, en le lui montrant, elles permettent à l'auditeur d'essayer de s'y soustraire, les voix oraculaires contestent cet immense récit au dénouement inéluctable que l'on nomme destin. Le mythe d’Œdipe, à cet égard, est des plus fructueux, qui propose trois successives mises en abyme. »

Les ayant examinées, il remarque en conclusion :

«  Cette superbe fable n'est pas sans leçons. Essayons de les éclaircir. La plus simple se résume de cette manière : à quelque extrémité qu'on en vienne, il est impossible de contester le destin fixé par les dieux. La seconde aggrave ainsi la première : le malheur est promis à celui qui s'efforce, pour leur échapper, de percer les décisions divines. À quel instant, en effet, commencent les horribles épreuves des Labdacides, sinon quand Laïos, à Delphes, provoque la première mise en abyme ? Et quels événements relancent ces malheurs sinon, par deux fois, les successives mises en abyme esquissées par Œdipe ?

Or, il importe de ne pas se satisfaire, ainsi qu’Œdipe, d'une solution prématurée, ni de succomber aux mirages de l'anecdote. À quoi assistons-nous, en vérité, sinon à la vengeance du récit primordial, monovalent, dont parlait Edgar Poe, contre les perturbations structurelles que lui ont apportées les mises en abyme ? Telle est pour nous l'ultime leçon de la fable d’Œdipe. Nous la résumerons par le théorème : les grands récits se reconnaissent à ce signe que la fiction qu'ils proposent n'est rien d'autre que la dramatisation de leur propre fonctionnement.  »

Le Voyeur ou la mise en abyme accusatrice modifier

L'oracle et l'enquête enseignent tous deux sur des événements, mais tandis que l'oracle concerne le futur, l'enquête concerne le passé.

C'est à une enquête que se livre, dans Le voyeur, Mathias, voyageur de commerce représentant en montres, une enquête sur son propre emploi du temps pendant la journée passée sur une île où il est né et a gardé quelques amis d’enfance, pour tenter de placer sa marchandise. Il collectionne aussi des ficelles et cordelettes, dont il a toujours une sur lui, dans la poche de sa canadienne. Comme le trajet en bateau depuis le continent prend trois heures, il s'est alloué six heures pour parcourir, sur une bicyclette de location, l’île dans tous les sens et présenter ses bracelets-montres aux espérés clients. Pendant son séjour sur l'île, une jeune fille, connue pour son goût du flirt et des fugues, sera assassinée. Violée, peut-être ? Mathias, le voyageur-voyeur, ressasse les détails de ses déplacements et visites, compte ses allées et venues et ceux des autres, mesure le temps passé, vérifie sans cesse l’état de ses ventes, justifie chacune des secondes qu’il a passées sur l’île avec une minutie tout à faite excessive, mais quelle que soit la façon dont il examine tous ces détails, il reste un vide au milieu de son emploi du temps, vers midi.

Il se remémore aussi des événements de son enfance et des souvenirs de la maison dans l'île où il a grandi, de cette chambre « où il a passé toute son enfance, où il a passé toute sa vie », et, « on lui avait souvent raconté cette histoire », d'une après-midi où on l'avait laissé seul à la maison. Il s'était installé dans une pièce sombre qui ne possédait qu'une petite fenêtre carrée située dans un renfoncement à cause de l'épaisseur du mur, d'où Il observe une mouette, parfaitement immobile, qui se présente exactement de profil, posée sur le sur l'extrémité arrondie d'un vieux piquet de bois, trop grand par rapport au reste de la clôture, « sans doute le vestige de quelque chose », et qui surveille la maison d'un œil rond, fixe et insensible — la maison — à moins que ce ne soit Mathias — ou rien du tout. Au lieu de faire un devoir de calcul pour le lendemain, Mathias passe toute l'après-midi à dessiner minutieusement l'oiseau, sans omettre aucun détail, même l'imbrication des écailles sur la patte. « On a l'impression, cependant, qu'il manque encore quelque chose. Quelque chose manquait au dessin, il était difficile de préciser quoi. Mathias pensa néanmoins qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas — ou bien qui manquait. » Mais à ce point-là, dans son souvenir, faisant le tour de la pièce, il aperçoit « trois immenses armoires, dont deux placées côte à côte, en face de la porte donnant sur le corridor. C'est dans la troisième que se trouvait, à l'étagère inférieure, dans le coin droit, la boîte à chaussures où il rangeait sa collection de ficelles. » Aussitôt la description bifurque vers le lent accostage du bateau dans la cale, qu'il détaille encore avec la même minutie que sur six des huit premières pages du roman. (Le voyeur, p. 18, 22, 231-232)

On reconnaît là la dramatisation du fonctionnement du récit, qui est le récit d'une lacune, un récit contesté par la description même, qui se détourne de son cours linéaire à chaque fois que la description l'amène trop près d'un objet évoquant dangereusement la scène secrète, refoulée : un viol qui n'est jamais décrit mais est décrit partout, de biais, dans les objets et les formes qui toujours y ramènent :

« Si la mise en abyme est un concentré de tous les signes évoquant la scène interdite de récit, elle est aussi le lieu d'une explosion de la micro-histoire, dont les fragments, dispersés en tous points du récit primaire, accomplissent partout d'incessantes réflexions.

À tout instant, dans le Voyeur, comme si la scène secrète avait volé en éclat, surgissent les divers instruments du supplice — bonbons tentateurs, cigarettes, cordelettes, ficelle roulée à la forme d'un huit — ou leurs évocations indirectes : par exemple tous objets octoformes (Intégrale Jean Ricardou, tome 3, « L'Histoire dans l'histoire », p. 181).

Les formes, donc, s’attirent l’une l’autre. Voulant détourner de l’obsession, elles l’enrichissent. Chaque forme archétypique se dirige vers l’objet le plus capable de lui donner satisfaction et s’y fixe, le renforçant. Les formes successivement décrites (et parmi tant d’autres séries : le huit de la pelote, de la trajectoire de la mouette, de la marque des anneaux, des nœuds du bois, etc.) constituent peu à peu, par touches successives, la scène obsessionnelle du viol sadique, dans son absolue perfection  (Intégrale Jean Ricardou, tome 1, « Description et infraconscience chez Alain Robbe-Grillet », p. 91).  »

Il y a malgré tout une sorte d’oracle, dont la signification semble échapper à Mathias. En effet, alors que le bateau se prépare à accoster, une mouette passe, le corps comme immobile dans son vol plané, le regard fixe, un œil épiant la mer, l'autre... Mathias:

«  Une mouette grise, venant de l'arrière à une vitesse à peine supérieure, passa lentement à babord, devant la jetée, planant sans faire le plus imperceptible mouvement à la hauteur de la passerelle, la tête inclinée sur le côté pour épier d'un œil vers le bas — un œil rond, inexpressif, insensible.

Il y eut un appel de timbre électrique (p. 12).  »

Personne sur le bateau ne fait attention à ce signe, qui semble pourtant vouloir signifier à Mathias qu'il ne faut pas retourner dans son île, là où il a probablement autrefois commis un premier viol (celui de la petite Violette). Au lieu de s'interroger, Mathias se détourne de la description de la mouette pour se réfugier à nouveau dans une description détaillée des manœuvres d'accostage, de l'eau qui monte et descend, faisant disparaître et réapparaître le repère qu'il s'était fixé : la trace en forme de huit gravée dans la pierre d'un ancien anneau pour attacher les bateaux dans la cale. Le niveau d'eau monte, effaçant le repère, et lorsqu'il le retrouve plusieurs pages plus loin, il en aperçoit un deuxième: "Il y avait donc deux anneaux" (p. 21).

À la fin, et malgré la chaîne de bicyclette qui, après avoir déraillé souvent au cours de la journée finit par se décrocher définitivement, le récit arrive tant bien que mal à son terme, et Mathias, après avoir raté le bateau et passé une nuit sur l'île, repart ragaillardi en se disant que « dans trois heures il serait arrivé à terre ».

C'est ignorer la leçon des choses donnée par Victor Hugo dans « La conscience » (La légende des siècles) :

L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Le lapsus circulaire ou la mise en abyme linguistique modifier

Tout autre est le fonctionnement de l'étrange nouvelle à prime vue indéchiffrable, « Le lapsus circulaire », publiée en 1988 par Jean Ricardou dans le recueil de nouvelles La cathédrale de Sens, où une lecture approfondie découvre la mise en abyme peut-être la plus complexe de tout le Nouveau Roman : une mise en abyme des mises en abyme d’Œdipe et d’Icare combinées dans un enchaînement aussi inéluctable que le destin, agencée non pas à l’ancienne par une imbrication de récits, mais à la façon du Nouveau Roman par des dispositifs purement formelles où les ruses et contraintes de l’écriture (ou du langage comme jeu de mots) mènent le récit, et, cela, comme il se doit, « enfermé dans les anneaux d’un beau style » (Proust).

« Il ne s'agit pas d'exprimer ou de représenter quelque chose qui existerait déjà ; il s'agit de produire quelque chose qui n'existe pas encore[1].  »

On peut constater l'évolution théorique en remplaçant, pour mieux rendre compte de cette nouvelle de 1988, dans le texte ci-dessous, d’abord publié en 1961 dans la revue Médiations, puis en 1967 dans PNR, le mot « description » par celui d'« écriture »:

« La description, donc, singulièrement, ne connaît pas de plus rigoureux adversaire que l’auteur même de sa cohérence : le sens. Le sens annonce-t-il la description, comme chez Balzac, qu’il la rend caduque ; s’y insère-t-il comme chez Borges, qu’il l’interrompt. Toute précise présence du sens est par conséquent intempestive.

La diffusion en laquelle le sens doit se maintenir n’est pas un état stable. (...) Pour permettre le plein développement descriptif, le sens doit donc s’affirmer pour s’être laissé perdre, s’éloigner pour s’être montré trop vif. Il doit chatoyer, s’offrir comme sens hypothétique[2].  »

Ici le récit est partout contesté par son écriture même, notamment par le renversement d'un sens propre pris au pied de la lettre, devenant un sens figuré qui déstabilise le récit en l'orientant dans une toute nouvelle direction. Par exemple, au tout début, l'explication d'une claudication due à un supposé accident de circulation, le narrateur ayant été « renversé par un motard dans la nuit », se lit bientôt: « renversé par un mot, tard dans la nuit » :

« Ainsi vont donc les paroles : chacun les croit soumises, plus ou moins, aux continus impératifs de son dire, et c'est d'elles-mêmes, le plus souvent, par une manière de réverbération intime, qu'elles dissertent à notre insu[3]. »

L'écriture peut aussi se développer à partir de contraintes et directives formelles :

«  Alors elle est créatrice. Elle invente en toute cohérence un univers et tend à susciter un sens avec lequel elle entre en lutte. C’est comme une course contre le sens que peuvent se lire maintes œuvres contemporaines.

Il n’est sans doute pas impossible d’ouvrir à ces aventures de nouveaux domaines. Le suicide du récit et le sens contraire peuvent en somme se définir comme les solutions qui se présentent quand le sens a rejoint la description. L’on peut donc supposer qu’un livre se constitue sur de telles directives formelles que le sens y perde toujours sa course, se trouve en somme réduit à un rôle de traînard[4].  »

De telles contraintes sont innombrables. Imaginons par exemple ceci : la fiction qui se compose acceptera que certains de ses passages soient littéralement déduits de sens propres devenus sens figurés, ou le contraire, et que chaque nouveau sens disserte, par une manière de réverbération intime, chaque fois dans un sens nouveau.

« Pour assimiler de si fondamentales perturbations, la fiction devra multiplier les hypothèses. Ces interprétations du récit par la fiction seront à leur tour remises en cause par les directives formelles, et astreintes à d’incessantes réévaluations. Le sens sera toujours pris à revers par le fonctionnement du récit, qui changera la direction de la course[5].  »

Ainsi  de phrase en phrase, et de chute en chute, les mises en abyme ici s'agencent et s'emboîtent l'une dans l'autre dans cette course contre le sens : l’aventure d’une écriture. Quand, « dans tout l'épouvantable dédale où, d'échos en échos, mon existence s'éternise », le sens finit par rattraper l’écriture, « Chute, chut à la fin... », c'est la fin de l’histoire.

  1. Le Nouveau Roman, dans Intégrale JR tome 6, p. 137
  2. Problèmes du Nouveau Roman (PNR), dans Intégrale JR tome 3, p. 102
  3. Le lapsus circulaire, dans La cathédrale de Sens, p 10, Les impressions nouvelles 1988
  4. PNR, op. cit., p. 114
  5. PNR, op. cit., p. 116