Utilisateur:Leonard Fibonacci/Histoires d'Arménie et légendes

1) Cet ouvrage entend explorer les arrière-plans théologiques des textes légendaires arméniens. On sait que ceux-ci sont peu nombreux et consistent principalement en deux monuments : l’Histoire d’Arménie, de Moïse de Khorène, rédigée vraisemblablement au VIIIe siècle[1], et dont tous les premiers chapitres sont nettement mythiques, et le cycle épique, sorte de Kalevala arménien, appelé David de Sassoun, ou, plus justement (puisque David n’est qu’un des héros du récit) Les Tordus de Sassoun, constitué de textes oraux recueillis aux xixe et xxe siècles et réunis en une épopée par une équipe de savants arméniens dans les années 1930[2]. Ces deux récits sont bien entendu différents et les personnages ne sont nullement les mêmes de l’un à l’autre. Se situant dans une tradition exégétique essentiellement arménienne et russe, se fondant aussi, par exemple, sur le fait que deux des héros de David de Sassoun s’appellent Mehr, nom dérivé de celui de Mithra, l’A. entend identifier les principaux personnages de cette épopée et ceux des premiers livres de l’Histoire d’Arménie, à la fois à des dieux du domaine indo-européen et à des divinités proche-orientales.

2) On sait que l’arménien est une langue indo-européenne, que les Arméniens se sont installés en Arménie bien des siècles avant notre ère, et qu’ils ont subi dans les siècles suivants leur installation une très puissante influence iranienne, telle que ce n’est qu’à la fin du xixe siècle que le caractère linguistiquement indépendant de l’arménien a été reconnu : on l’avait cru jusqu’alors un rameau de l’iranien. Il semble donc qu’il eût été souhaitable de procéder par décapage progressif : étudier d’abord la couche culturelle, linguistique et religieuse iranienne, déceler un état antérieur, et, pour juger des influences proche-orientales (mésopotamiennes, urartéennes, etc.), déterminer la date de fixation des Arméniens dans leurs territoires historiques.

3) L’A. procède à l’inverse, et le premier chapitre s’intitule « Indo-European and Ancient Near Eastern Mythological Parallels ». En fait, tout au long de l’ouvrage, l’A. entend éclairer les textes mythologiques arméniens à la fois par des parallèles indo-européens et par des parallèles proche-orientaux (sumériens, mésopotamiens). Ce n’est que dans le dernier chapitre, « Ethnogenesis and Prehistory », qu’il rend compte de la possibilité de mettre sur le même plan héritage indo-européen et influence proche-orientale. Il s’inscrit alors dans le courant, actuellement puissant dans l’historiographie arménienne, qui consiste à supposer une présence des Arméniens dans leurs territoires historiques dès le IIe millénaire avant notre ère. Ou, pourquoi pas, encore plus tôt : peut-être étaient-ils là dès l’époque où la basse Mésopotamie appartenait aux Sumériens[3] ?

4) C’est ainsi, par exemple, que le nom d’un pays situé au nord-est des Hittites, sur une fraction de l’ultérieure Arménie, l’Išuwa, est expliqué par des formes du nom du « cheval », dont arménien êě, išoy (p. 22). Hélas, on apprend in fine (p. 184, n. 637), que les noms propres de l’Išuwa , connus par des textes hittites, sont anatoliens et hurrites, c’est-à-dire nullement arméniens. Mais cela ne remet pas en cause l’analyse antérieure.

5) Plus généralement, l’A. se complaît dans des rapprochements linguistiques fort hasardeux - il fait ce qu’on appelle de la « linguistique sauvage » -et ses démonstrations pèchent d’autant : le nom du dieu urartéen de l’orage, Teššub - l’urartéen n’est pas une langue indo-européenne - rapproché de celui du héros grec Thésée (p. 49), tandis que le nom de Peirithous, compagnon de Thésée, est rapproché du nom du dieu hittite Pirwa (p. 51) ; toute la série de noms en arm-, arma-, arim-, de Grèce, Anatolie, Proche-Orient, traitée comme un seul et même ensemble linguistique, quelle que soit la région linguistique où ils sont attestés - on y englobe le dieu grec Hermès, et aussi le roi Amulius, d’Albe… grâce à une variante de manuscrit Aremulus… (pp. 43-46, 74) ; de même, l’A. dérive d’une racine unique tous les noms indo-européens qui présentent un radical ner-, comme la déesse latine Nerio, les Néréides grecques, la ville de Nerik en Anatolie hittite, la ville de Noreia qui donna le nom de la Norique, la déesse germanique Nerthus, et même le nom de la déesse hittite, sans doute d’origine hatti (donc pré-indo-européenne) Inara (pp. 6, 8, 17) : il ignore qu’il y a, au-delà de l’apparence des radicaux, des racines différentes, et que le nom de la première déesse, par exemple, dérive d’une racine, étudiée entre autres par Benveniste et Dumézil, et désignant l’« homme » viril ; il existe une racine indo-européenne *rêmo- ou *rômo-, « noir » : l’A. en fait dériver le nom de Rômulus (p. 75) – c’est un scoop, tout le monde avait pensé jusqu’alors que c’est une simple formation sur le nom de la ville qu’il a fondée, Rôma ! Une cité adorant Teššub sous le nom de Kurwe, l’A. isole bien sûr un radical kur- dont il trouve les premières attestations en sumérien, et explique ainsi le nom d’un cheval merveilleux du cycle de Sassoun, K’ur’kik Jalali — bien qu’il note que le premier terme est en fait un emprunt au moyen-iranien (p. 33) ! Certains des premiers rois de l’Urartu ayant des noms en Arg-, ils sont interprétés en vertu du radical indo-européen arg-, qui signifie « blanc » ; mais, comme ce n’est décidément pas une forme arménienne, voici que d’autres Indo-Européens, ad hoc, sont inventés pour expliquer les noms « indo-européens » des premiers rois d’Urartu (p. 122). Avec ces méthodes, on ne s’étonne pas que le nom du taureau Apis, en Égypte, soit rapproché d’un élément -api- figurant dans les noms hurrites (p. 98) ! Etc. : il suffit qu’il y ait ressemblance pour qu’un rapprochement soit opéré, au mépris des apparentements linguistiques ; ainsi, p. 128, entre akkadien, arménien et urartéen, p. 131, entre sumérien et toponymes arméniens, entre sumérien, akkadien et arménien au sujet du nom de la ville, arméno-géorgienne, Ani. Il est piquant de voir l’A. reprocher à l’un de ses prédécesseurs, et disciple de Dumézil, Stepan Ahyan, d’avoir étudié les figures mythiques de l’Histoire de Moïse de Khorène par des rapprochements, qu’il juge hâtifs, avec les figures de l’épopée indienne (p. 124, n. 422). Lui fait pire !

  1. On dispose d’une traduction en français de ce texte, par Annie et Jean-Pierre Mahé, Histoire de l’Arménie par Moïse de Khorène, Paris, Gallimard, coll. L’Aube des Peuples, 1993.
  2. On dispose également d’une traduction en français : David de Sassoun, épopée en vers, traduit de l’arménien avec une introduction et des notes par Frédéric Feydit, préface de Joseph Orbéli, Paris, Gallimard/Unesco, 1964.
  3. De fait, il cite un travail d’A. Muvsikian, de 1991, qui situe les Arméniens en Arménie au temps proto-sumérien ; car “it is possible that…”. Or, pour l’A., ce qui est une hypothèse (p. ex. p. 129) acquiert rapidement le statut de certitude (p. ex. p. 130).