Utilisateur:Leonard Fibonacci/Heinrich Graetz

Histoire des Juifs III modifier

II L’activité à l’intérieur modifier

[...]
Eliezer et Josua furent en désaccord sur les conditions auxquelles devaient se soumettre les prosélytes pour être admis comme Juifs. Le premier ne permettait d’accueillir que ceux qui s’étaient fait circoncire ; le second déclarait qu’il suffisait aux convertis de se baigner dans une eau vive devant deux témoins idoines. Cette dernière opinion paraît avoir prévalu ; de nombreux Romains furent reçus dans la communauté judaïque sans s’être soumis à la circoncision. L’historien Josèphe qui, par son apologie du judaïsme et de la race juive, et probablement aussi par sa parole, s’efforça de recruter et a recruté des adhérents pour le judaïsme dans les classes élevées de la société romaine, déclara également que la circoncision n’était pas indispensable aux prosélytes.

Aquila (de Sinope) modifier

Le plus illustre des prosélytes juifs fut Aquilas. Il était originaire du Pont, où il possédait des biens considérables. Versé dans la connaissance de la langue grecque et de la philosophie, il abandonna, dans la maturité de l’âge, le culte du paganisme pour s’associer à une secte judéo-chrétienne, qui était très fière d’un tel adhérent. Mais il renonça bientôt au christianisme et embrassa la foi judaïque. Les chrétiens s’affligèrent de la défection d’Aquilas aussi vivement qu’ils s’étaient réjouis de sa conversion, et ils répandirent des bruits calomnieux sur son compte. Aquilas avait des rapports fréquents avec les principaux Tannaïtes, tels que Gamaliel (le Jeune), Eliezer, Josua et surtout Akiba, dont il devint le disciple. Il s’identifia si bien avec le judaïsme qu’il entra dans l’ordre des compagnons et devint un plus strict observateur des lois de pureté lévitique que le patriarche lui-même. Lorsqu’à la mort de son père il partagea la succession paternelle avec ses frères, il jeta dans la mer, afin de n’en tirer aucun profit, l’argent qu’il avait reçu comme compensation pour la part qui lui revenait des idoles. Aquilas s’illustra par sa nouvelle traduction grecque de l’Écriture sainte. Il conçut le projet de donner de la Bible une traduction simple et définitive parce qu’il avait vu avec quelle excessive liberté les chrétiens traitaient la vieille traduction grecque. Comme ces derniers lisaient la Bible pendant le service divin et qu’ils se servaient pour cette lecture de la traduction alexandrine des Septante, il leur importait beaucoup de trouver dans ce texte des allusions au Christ. De là, dans le texte grec qu’ils considéraient comme sacré, les altérations et les additions nécessaires pour introduire dans l’Écriture sainte des prophéties au sujet de la mission et de la divinité de Jésus. Ainsi les docteurs de l’Église invoquent à l’appui de la religion chrétienne certains passages de la Bible qui ne se trouvent ni dans le texte hébreu ni dans la version originale des Septante. Les sectes gnostiques, comme les chrétiens, arrangeaient le texte biblique de façon à le rendre favorable à leur doctrine. L’école d’un certain Aréimion (? Ariston ?) est formellement accusée d’avoir altéré l’ancienne traduction grecque. Les Judéens, de leur côté, opposaient aux modifications introduites par les chrétiens d’autres modifications ayant pour but de faire disparaître toute allusion qui aurait pu être appliquée à Jésus. La version des Septante était devenue en quelque sorte un champ de bataille où luttaient des adversaires acharnés ; les traces de cette lutte sont encore visibles en partie dans les altérations du texte original. (?)

Cependant une bonne traduction grecque de la Bible était absolument nécessaire aux Judéens de langue grecque pour la lecture qu’ils faisaient au temple de la Thora et des Prophètes. L’usage régnait alors de traduire en langue vulgaire les chapitres de la Thora qui étaient récités dans les synagogues. Cette circonstance engagea Aquilas, qui connaissait l’hébreu et le grec, à faire une nouvelle traduction qui mit fin aux interprétations fantaisistes des Judéens et des chrétiens. Il s’en tint strictement au texte hébreu, qu’il traduisit mot à mot avec une scrupuleuse exactitude. Lorsqu’il fut devenu le disciple d’Akiba et qu’il eut adopté le système d’interprétation de son maître, il modifia en partie sa traduction et la rendit encore plus littérale et plus servile, sans songer qu’elle serait absolument incompréhensible pour les lecteurs grecs. La fidélité littérale de cette traduction est devenue proverbiale ; elle s’étend jusqu’aux particules qui, en hébreu, avaient une double signification, et que le traducteur voulait rendre également en grec. Pour Aquilas, la version grecque devait être une sorte de gaze à travers laquelle on pourrait lire le texte hébreu. Cette version se répandit rapidement parmi les Judéens de langue grecque et supplanta la traduction d’Alexandrie. Même les judéo-chrétiens, qui étaient choqués des nombreuses altérations de la version des Septante, se servaient pour l’office du travail d’Aquilas.

Clément modifier

A ce moment eut lieu à Rome un événement qui produisit une profonde sensation ; ce fut la conversion au judaïsme de Flavius Clemens. Clemens était un cousin de l’empereur Domitien, membre du sénat et ancien consul ; sa femme était également une proche parente de l’empereur. Ses deux fils avaient été nommés Césars par Domitien ; l’un d’eux était donc l’héritier présomptif du trône. Quelle perspective éblouissante pour les Judéens ! Un parent de Titus, de celui qui avait détruit le temple, allait peut-être relever le sanctuaire de ses ruines ! Clemens avait tenu secret son attachement au judaïsme ; mais sa conversion ne resta pas cachée aux Juifs de Rome ni aux chefs religieux de la Judée. Dès que cette nouvelle fut connue d’eux, les quatre principaux membres du Sanhédrin, le patriarche Gamaliel (le Jeune), son collègue Eléazar ben Azaria, Josua et Akiba se rendirent à Rome. Arrivés tout prés de la ville, ils entendirent le bruit et le grondement de la foule qui s’élevaient du Capitole ; ils songèrent alors avec une douleur amère au silence de mort qui régnait sur le mont sacré à Jérusalem, et ce contraste leur arracha des larmes. Akiba seul conserva toute sa sérénité et apaisa le chagrin de ses compagnons par ces paroles : Pourquoi pleurer ? Si Dieu fait tant pour ses adversaires, que ne fera-t-il pas pour ses bien-aimés ! A Rome, les Judéens et les prosélytes les reçurent avec les plus grands honneurs ; ils leur soumirent en même temps plusieurs questions religieuses. Les docteurs étaient malheureusement arrivés à un moment peu propice. Domitien exerçait alors son pouvoir avec une cruauté inouïe. La sympathie de la dynastie des Flaviens pour les partisans Judéens de l’empire romain avait disparu. Titus avait déjà paru oublier ce qu’il leur devait ; il cacha même au fond de son cœur son amour pour la princesse juive Bérénice. Lorsqu’il fut devenu le maître absolu de l’empire, Bérénice était retournée auprès de lui pour lui rappeler ses promesses de mariage; mais elle était venue trop tôt ou trop tard. Titus commençait alors à jouer son rôle d’empereur vertueux, il voulait montrer aux Romains qu’il avait rompu complètement avec son passé et qu’il se résignait à renoncer à ses anciennes amours. Il renvoya donc Bérénice de Rome, mais, comme on se le disait tout bas dans les sphères élevées, il la congédia à contrecœur. L’histoire de Bérénice est l’histoire même des rapports de la Judée avec Rome ; celle-ci, au commencement, a prodigué aux Judéens ses faveurs, elle a fini par les condamner à l’exil et à la misère. On ignore combien d’années la princesse juive survécut à l’humiliation qu’elle dut subir. Titus ne se montra guère plus reconnaissant envers le frère de Bérénice, Agrippa II ; il est vrai qu’il lui laissa la principauté ou le royaume qu’il avait eu en possession jusque-là, mais il ne l’agrandit pas, comme l’avait fait son père. Le troisième Flavien, Domitien, n’accorda rien à Agrippa ; il n’avait, du reste, aucune raison de le favoriser. A la mort d’Agrippa (vers l’an 92), Domitien confisqua ses biens et les réunit à la province de Syrie. Cet empereur qui, comme Titus, avait promis, à son avènement au trône, de ramener l’âge d’or, se montra pendant son règne aussi débauché et aussi sanguinaire que Tibère, Caligula et Néron. Il était digne de son peuple et de son époque, dont Juvénal disait qu’il n’était pas facile de s’abstenir d’en parler dans ses satires. Les Judéens souffrirent amèrement de ce règne sanglant. La taxe judaïque fut perçue avec la plus grande rigueur et au mépris de tout sentiment de pudeur. Mais les prosélytes endurèrent des souffrances bien plus cruelles, ils eurent à supporter toutes les fureurs d’un despotisme sans frein. Ceux qui étaient dénoncés comme judaïsants étaient traînés devant le tribunal, condamnés comme irréligieux, dépouillés de leurs biens, envoyés en exil et quelquefois même punis de mort. Tacite raconte dans son langage d’une si vigoureuse concision que, pendant les dernières années de Domitien, les exécutions n’avaient pas lieu par intermittence et à des intervalles plus ou moins longs, elles ne formaient qu’un coup unique et prolongé. C’est aussi à ce moment (95) que Flavius Clemens fut condamné à mort. Rien ne put le sauver de la colère de Domitien, ni sa parenté avec l’empereur, ni sa dignité de sénateur et d’ancien consul. Les quatre docteurs qui étaient venus de Palestine pour s’entretenir avec lui et qui croyaient que par lui le judaïsme serait appelé aux plus hautes destinées, assistèrent à sa mort (?). Sa femme, Domitilla, qui fut exilée dans une île, révéla, parait-il, aux docteurs qu’avant sa mort Clemens s’était fait circoncire. Josèphe, qui, même sous Domitien, vivait confortablement à Rome, semble avoir été impliqué dans le procès dirigé contre Clemens et les autres prosélytes juifs (?). Il jouissait, il est vrai, d’un grand crédit auprès de l’empereur Domitien et de l’impératrice Domitia, mais sa conduite dans la dernière guerre judaïque lui avait suscité parmi ses coreligionnaires des adversaires acharnés qui n’hésitaient pas à l’accuser auprès de l’empereur. Un jour, le précepteur même de son fils l’accusa de trahison[1]. Il ne continua pas moins à recruter avec zèle, parmi les païens instruits, des adhérents pour le judaïsme. Pendant ses moments de loisir, il travaillait à un ouvrage considérable sur l’histoire des Judéens depuis les origines jusqu’à la période qui a précédé les guerres judaïco-romaines ; il acheva cet ouvrage, divisé en vingt livres, dans la treizième année du règne de Domitien (93). Ayant rassemblé, au prix des plus grandes peines et de dépenses considérables, les documents étrangers, il les utilisa, les concilia avec les récits historiques de la Bible et éleva ainsi un monument national qui faisait connaître aux classes instruites les actes et les doctrines de la nation judaïque. Bientôt après, il érigea un monument à sa propre honte. Justus de Tibériade, son ancien adversaire, avait publié l’histoire de la guerre judaïque, et, dans cette histoire, il avait présenté Josèphe comme l’ennemi des Romains. Josèphe craignit pour sa vie ; il savait que Domitien était très capricieux, et qu’au moindre soupçon ce tyran précipitait ses favoris du faite des grandeurs dans la plus profonde misère. Il chercha donc à se défendre contre les attaques de Justus de Tibériade, et il publia, comme annexe à son livre Des Antiquités, son autobiographie, où il raconta sa conduite pendant la guerre. Pour se disculper, il ne craignit pas d’affirmer que, dès le début de la guerre, il avait tenu pour Rome, c’est-à-dire trahi sa patrie.

Josèphe publia (en 93 ou 94) un quatrième ouvrage, qui n’efface pas totalement, il est vrai, l’acte de trahison dont il s’était accusé lui-même pour conserver les bonnes grâces de Domitien, mais qui montre son profond attachement pour sa race et sa religion. Ce livre lui a valu la reconnaissance de ses coreligionnaires. Il réfuta avec un grand courage et une profonde conviction, dans deux livres intitulés Contre les Grecs ou Contre Apion, les fausses accusations dirigées contre le judaïsme et la nation juive, et il fit valoir avec chaleur la supériorité de la morale judaïque. Ces deux ouvrages furent spécialement écrits pour convertir au judaïsme les gentils instruits. Josèphe y mentionne avec une satisfaction évidente ce fait heureux que de nombreux païens grecs et romains vénéraient le Dieu d’Israël et suivaient ses lois. Il avait dédié ces livres à son ami Épaphrodite, un Grec très lettré, et aux compagnons de ce dernier, qui avaient marqué leur prédilection pour le judaïsme. Il est à croire que Josèphe a aussi défendu verbalement la cause de sa religion pour faire des prosélytes. Comme il demeurait dans le palais impérial, il a sans doute été en relations avec Flavius Clemens.

Lorsque Domitien fit condamner à mort et exécuter les prosélytes juifs et son propre cousin Flavius Clemens, il ordonna en même temps d’ouvrir une enquête contre Josèphe (?), accusé d’avoir attiré les coupables au judaïsme ; Josèphe paraît même avoir été exécuté (?). Mais les patriotes juifs ressentaient pour le célèbre historien une haine si ardente qu’ils ont gardé le silence sur sa mort, qui, peut-être, fut celle d’un martyr. Même les quatre docteurs qui ont laissé des traditions orales sur la mort de Flavius Clemens et se sont entretenus souvent avec Josèphe, pendant leur séjour à Rome, ne parlent pas de sa fin. Domitien paraît aussi avoir demandé au Sénat de décréter une persécution générale contre les Judéens de l’empire romain, mais il tomba sous le poignard des conjurés, et sa mort subite mit fla à ses projets sanguinaires.

  1. Vita, « Tite ne m'en a pas moins témoigné que Vespasien, son père, et n'a jamais écouté les accusations qu'on lui a faites contre moi. L'empereur Domitien qui leur a succédé a encore ajouté de nouvelles grâces à celles que j'avais déjà reçues, a fait trancher la tète à des Juifs qui m'avaient calomnié, et a fait punir un esclave eunuque, précepteur de mon fils, qui avait été de ce nombre. »