Utilisateur:Lefinmot/Brouillon/Jeanne Mance


Fondation de Hôtel-Dieu

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Dès l'automne 1642, Jeanne soigne dans une installation précaire les constructeurs du fort et les soldats. Avant l'arrivée de l'hiver, on construit, dans l'enceinte fortifiée, des cabanes en rondins ainsi qu'une grande maison. Durant l'hiver, les montréalistes reçoivent la visite d'Amérindiens (Algonquins) et de nombreuses conversions ont lieu. Jeanne sera à maintes reprises la marraine des nouveaux baptisés. Avec le temps, l'installation des colons devient moins précaires, et l'on construit de vraies maisons. Dans un des nouveaux bâtiments, Jeanne peut installer ce qui sera son Hôtel-Dieu[1].

Par la suite, elle supervisera la construction du centre de soin de la petite colonie qu'autorise le contrat de la fondation signé à Paris le 12 janvier 1644. Les travaux commencent en 1645 : il s'agit d'un modeste bâtiment, de 60 pieds sur 24, inauguré le 8 octobre 1645 et destiné à abriter six lits pour les hommes et deux pour les femmes.


Trop petit, il sera remplacé par un nouvel édifice en 1654.


Jeanne Mance, relevant toujours de l'état laïque mais secondée par les Sœurs Hospitalières à partir de 1659, continuera à en assurer la direction jusqu'à la fin de sa vie en 1673.

Au cours de sa carrière au Canada, Jeanne Mance agit quarante-et-une fois comme marraine des filles de la colonie. Le 30 juin 1672, quand on entreprend la construction de la première église de Ville-Marie (malgré la guerre avec les Iroquois), Jeanne Mance est à côté des sommités civiles et religieuses du temps pour y poser la cinquième pierre angulaire. Cette occasion sera sa dernière apparition officielle.


Mais voici que, pendant l’hiver 1643-1644, il n’y a plus d’Amérindiens. Jeanne et Madeleine de La Peltrie s’interrogent alors sur la pertinence de leur présence à Montréal. C’est pour eux qu’elles sont venues. Pas pour une colonie de Français. Or elles savent qu’on manque à la fois d’une école et d’un hôpital chez les Ouendats, à la mission de Sainte-Marie-des-Hurons au bord du lac du même nom.

Aussi, au début de l’été 1644, Jeanne écrit-elle à Madame de Bullion pour lui demander l’autorisation de fonder l’hôpital prévu, non pas à Montréal où des renforts sont arrivés avec la famille d’Ailleboust, mais à Sainte-Marie-des-Hurons. Madeleine, de son côté, part à Québec préparer la nouvelle expédition, sous les foudres du père Vimont.

Ce dernier découvre alors la grande importance du rôle de Jeanne à Montréal. Son absence, affirme-t-il, risquerait de sonner le glas de la colonie: situation dont la modeste Jeanne ne s’est certainement pas rendu compte. Vimont estime aussi que le départ de Jeanne susciterait de graves problèmes avec la Société de Montréal. Ce en quoi il ne se trompe sûrement pas: c’est sur elle que l’on compte, non seulement pour l’hôpital, mais aussi pour l’intendance et le soutien du moral de tou

Par le même courrier, Madame de Bullion fait savoir qu’un véritable contrat de fondation est signé en bonne et due forme, depuis janvier 1644, pour l’Hôtel-Dieu de Montréal et elle fait parvenir à Jeanne plusieurs cadeaux meubles, argent et une lettre demandant de commencer la construction. Vingt et un artisans arrivent. Les uns vont remplacer les ouvriers tués par l’ennemi, les autres devraient s’attaquer à construire l’hôpital. En cette année 1644, Paul de Chomedey lui a accordé un terrain de deux cents arpents. Mais elle n’est pas pressée. De toute façon, il serait imprudent d’élever la moindre bâtisse en dehors du fort.

Passe l’hiver. En 1645, Jeanne reçoit la réponse de Madame de Bullion par la main du père Rapine: il faut absolument construire à Montréal, avec l’argent reçu l’an passé. Par ailleurs, en juillet 1645, une paix est signée avec les Agniers. Alors elle n’hésite plus. Tout est mis en œuvre pour construire l’hôpital au plus vite. La courageuse Langroise s’y installe, la première en dehors de l’enceinte de Ville-Marie, avec Catherine Lézeau qui l’aide, et le 8 octobre elle peut écrire à sa chère fondatrice et dater sa lettre de l’hôpital de Montréal, son nouveau logement.

À l’automne 1645, des bandes algonquines reviennent. Jeanne et Madame d’Ailleboust qui l’aide parlent désormais l’algonquin. La seconde est nommée en cette langue Chahuiterindamaguetch, ce qui signifie «Celle qui pense beaucoup[20]». Trois capitaines envisagent de venir s’établir et cultiver la terre au printemps suivant. Une seconde fois, les montréalistes ont l’espoir de réaliser le rêve de Jérôme Le Royer de La Dauversière.

Mais pendant l’été 1646, les hostilités reprennent avec les Iroquois. Au mois d’octobre, le père Jogues est tué en Iroquoisie[21]. Les Algonquins se dispersent à nouveau et ne reviendront plus guère. Il ne reste plus que des Français.

De son voyage de 1647, Paul de Chomedey rapporte deux grandes nouvelles. L’une le concerne: il a hérité, après la mort de son père, du titre de Maisonneuve. On peut donc l’appeler ainsi. En fait, il continue à signer Chomedey. L’autre, c’est la permission de distribuer des terres aux Français. À toutes fins utiles, Montréal change alors de projet. Si la possibilité d’une réserve amérindienne n’est pas abandonnée, on décide d’y établir aussi une colonie. Malgré les dangers, des engagés s’établissent, se marient et ont des enfants. La guérilla rend indispensable la présence d’un hôpital et celle de Jeanne qui voit sa vocation essentielle passer du service des Amérindiens à celui des colons

L’hiver 1648-1649 se déroule convenablement, mais Jeanne est inquiète. En effet, en France, la Société de Notre-Dame s’essouffle. Le zèle de certains de ses membres s’est-il émoussé en apprenant le départ des Algonquins? Ont-ils orienté leurs générosités vers les missions orientales ou en faveur d’œuvres françaises? La régence consécutive à la mort de Louis XIII affecte-t-elle les revenus de certains donateurs ou certaines donatrices?

  Laissant l’hôpital à ses assistantes, Jeanne part à Québec l’été 1649 pour y recevoir plus vite des nouvelles qui sont très mauvaises: La Dauversière est malade et au bord de la faillite, les associés de Montréal se sont séparés, le père Rapine et le baron de Renty sont morts.

  Jeanne décide alors de s’embarquer au plus tôt pour la France.


Premier voyage en France: 1649-1650

Jeanne quitte Québec à la fin octobre. Après une brève escale à Tadoussac, la voici partie pour franchir à nouveau l’Atlantique.

La voici donc à La Rochelle à l’automne 1649.

Son arrivée à Paris urge: le père Rapine mort, il est important de communiquer avec Angélique de Bullion, sa mystérieuse bienfaitrice dont nul ne doit savoir l’identité; sans oublier de trouver un successeur à feu le baron de Renty pour gérer ses fonds en France. Enfin et surtout, il faut veiller à ranimer la Société de Notre-Dame de Montréal pour sauver la jeune colonie de l’abîme financier

Puis c’est la rencontre avec Angélique de Bullion, femme de parole. Côté finances: pas de problèmes. Un nouveau contrat pour l’Hôtel-Dieu de Montréal a été négocié avec Louis d’Ailleboust, juste avant son retour en Nouvelle-France à titre de gouverneur, le 17 mars 1648. Capital de 60 000 livres, produisant une rente annuelle de 3000 livres, toujours dans le but de recevoir Français ou Amérindiens malades, qu’ils soient de passage ou résidents. À condition, bien entendu — est-il précisé par Angélique — «que ladite demoiselle Mance demeurera administratrice dudit hôpital sa vie durant… et après le décès de ladite demoiselle Mance, il sera établi audit Hôtel-Dieu une communauté d’hospitalières qui serviront les pauvres gratuitement et non aux dépens de ladite fondation». Pas question de déménager l’hôpital hors de Montréal ni de consacrer l’argent à autre chose. Angélique de Bullion a tout prévu. Elle s’occupe elle-même de veiller à la gestion de ce fonds. La succession du baron de Renty ne pose donc pas problème à cet égard. Mais qui va remplacer le père Rapine à titre d’agent de liaison? Jeanne n’a même pas le droit d’écrire à Madame de Bullion directement. Ce sera un mystérieux personnage dont Jeanne garde le nom secret

Reste une affaire d’importance: la réorganisation de la Société de Notre-Dame de Montréal.

Jeanne se met en devoir de mobiliser les bonnes volontés et suscite le 21 mars 1650, devant notaire, une déclaration d’existence de la Société de Notre-Dame de Montréal. Il y a dix signatures: Jérôme Le Royer de La Dauversière, Pierre Chevrier, baron de Fancamp, Louis d’Ailleboust et Paul de Chomedey représentés par les deux premiers, cinq hauts personnages parisiens et le curé de Saint-Sulpice, Jean-Jacques Olier. Cette fois-ci, les associés sont bien identifiés. Ils s’engagent les uns envers les autres. Jeanne persuade Jean-Jacques Olier d’accepter le poste de directeur. C’est une bonne idée. Les Messieurs de Saint-Sulpice, association de prêtres qu’il a créée, deviendront les principaux soutiens financiers de Ville-Marie

Quant à Jeanne, elle avait reçu l’ordre d’Angélique de Bullion de fonder l’Hôtel-Dieu à Montréal, et nulle part ailleurs. Depuis, Jeanne a manifestement considéré que sa présence auprès des colons français était de la plus grande importance et qu’elle se devait de veiller à l’avenir de ceux qui avaient mis leur confiance en elle. Remettant à plus tard le projet d’une réduction pour les Amérindiens, elle s’engage désormais à fond dans la cause d’un Montréal, colonie française
À Paris, elle est sollicitée pour convaincre la Société de Montréal de consacrer aux missions du lac Huron les moyens mobilisés pour Ville-Marie. Jeanne est bien embarrassée. Malgré son désir d’aider les Amérindiens et son admiration pour plusieurs jésuites, notamment son conseiller parisien, Jean-Baptiste Saint-Jure, son sentiment profond est qu’elle doit désormais donner priorité à Montréal. Elle décline donc la proposition et quitte Paris, estimant les affaires de Montréal en bonnes mains, pour ce qui est d’une partie de la gestion et de la collecte de fonds: celles de Monsieur Olier. Jérôme Le Royer de La Dauversière s’occupe, lui, du recrutement des artisans et de l’affrétement des navires.

Lorsqu’elle rentre le 29 octobre 1650, les mauvaises nouvelles pleuvent encore. Les Iroquois ont vaincu les Ouendats au bord du lac Huron. La désolation a été semée parmi plusieurs nations au sud et à l’est des Grands Lacs. Beaucoup de Ouendats sont morts, ainsi que plusieurs jésuites, dont le célèbre père Brébeuf

C’est à pleurer! Ce dépeuplement laisse Montréal sans défense face à d’éventuelles attaques, non seulement des Agniers, mais aussi des diverses nations iroquoises.Dépeuplée de cinquante personnes sur les cent cinquante qui sont venues, Montréal survivra-t-elle



Avec le soleil et les bourgeons, le harcèlement reprend à Ville-Marie. Le 6 mai, deux Français, Boudart et Sicotte, se tiennent à l’orée du bois. Survient une dizaine d’Iroquois. Sicotte fuit et se cache. Boudart bondit vers sa maison. En chemin, il rencontre son épouse, Catherine Mercier. Les deux courent le plus vite qu’ils peuvent. Moins rapide, Catherine est capturée. Le mari veut défendre sa femme. Les ravisseurs le tuent pour s’en débarrasser et neutralisent leur prisonnière. Trois montréalistes accourent à l’aide. Quarante Iroquois bondissent d’un repaire derrière l’hôpital. Les montréalistes s’y replient sous le feu ennemi, louant Jeanne Mance de ne pas avoir barré la porte. Bien barricadés, les Français ripostent. Les assaillants, devant mur et porte close, rebroussent chemin, non sans emmener Catherine Mercier et Sicotte dont ils ont repéré la cachette. Ce dernier se débat. Quelques Français viennent à son secours. Les Iroquois lâchent Sicotte, mais réussissent à le scalper avant de prendre la fuite.

  Depuis les premières morts par scalp de 1643, Jeanne a réussi à soigner ce genre de blessure. À force de désinfections régulières, de patience et de veilles pour changer souvent les pansements, Sicotte survivra quatorze ans. Mais Catherine Mercier sera torturée et brûlée vive. Pour peu que les Iroquois aient pu entrer à l’hôpital, Jeanne, qui s’y trouvait seule, aurait été vouée au même sort.

Le 26 juillet, deux cents Agniers attaquent l’hôpital et tentent de l’incendier. Lambert Closse y est retranché avec seize hommes. Le siège dure de six heures du matin à six heures du soir; un seul mort parmi les Français, le canonnier, déchiqueté par son propre canon.

  Devant la succession des attaques, Paul de Chomedey demande à tous ceux qui ont élevé une habitation hors du fort de se rassembler à l’intérieur. Jeanne doit abandonner la sienne et s’abriter comme les autres. Chomedey transforme alors l’Hôtel-Dieu en redoute. «Il fit mettre une escouade de soldats en garnison dedans, écrit Jeanne, et y fit mener deux pièces de canon et mettre des pierriers aux fenêtres des greniers et faire des meurtrières partout à l’entour du logis, haut et bas et dans la chapelle qui servait de magasin d’artillerie et tous les jours ou peu s’en fallait il recevait quelques attaques.»


eanne Mance et Paul de Chomedey de Maisonneuve réfléchissent à ce qu’ils peuvent faire devant une situation aussi dramatique. Jeanne est revenue d’un Paris en pleine Fronde où elle a mobilisé tout ce qu’elle pouvait de bonnes volontés.

Jeanne a vécu sa jeunesse dans une ville assiégée. Elle sait aussi bien que Paul de Chomedey combien il faut d’hommes pour organiser des rondes jour et nuit, sans manquer de répondre aux attaques. Après avoir bien réfléchi, prié, médité et confié le tout à la Vierge, elle élabore une stratégie savante

Il se trouve que plus du tiers du fonds de l’Hôtel-Dieu, exactement 22 000 livres, est placé entre les mains de la veuve de Gaston de Renty. L’idée consiste à demander à cette dame de réaliser tout de suite la somme pour l’investir au service de Montréal en recrutant un nouveau contingent d’hommes; à condition d’avoir l’accord de la bienfaitrice «inconnue», Madame de Bullion, à l’origine de toute la fondation et qui a droit de veto sur son usage. Paul de Chomedey accepte la proposition et propose de donner à l’Hôtel-Dieu, en échange des 22 000 livres, la moitié des champs cultivés, des constructions et du bétail de Montréal — ce qui vaut beaucoup moins que 22 000 livres. De toute façon, il ne peut faire mieux. L’Hôtel-Dieu y perd sur le moment, mais on pense pouvoir ainsi maintenir Montréal. C’est l’essentiel. Si aucune aide ne vient, tout est perdu, y compris l’hôpital. Mais en cas de renfort, on peut tout sauver, et même l’Hôtel-Dieu recevra des revenus. C’est ce qu’on appelle un placement à risque. Jeanne écrit tout le processus à Angélique de Bullion. Paul de Chomedey emportera la lettre.

  Il se prépare alors à partir pour négocier l’affaire en France. Avant son départ, il répartit encore quelques terres, ce qui prouve bien sa confiance en l’avenir.

Pendant l’absence de son gouverneur, Montréal est la cible régulière des attaques-surprises des Agniers qui visent toute la vallée laurentienne. Comme à Langres pendant la guerre de Trente Ans, la cité est sur le qui-vive. Ce qui sert d’hôpital ne désemplit pas de blessés.

Ce harcèlement n’empêche pas Jeanne d’aller à Trois-Rivières, escortée par Lambert Closse, puis à Québec, sous la protection du gouverneur de Trois-Rivières, au-devant de Paul de Chomedey qui n’y est pas, mais qui lui adresse une lettre encourageante annonçant son retour l’année suivante. Il recommande à Jeanne d’écrire à Madame de Bullion une liste de tout ce qui est nécessaire pour l’Hôtel-Dieu de Ville-Marie. Jeanne trouve également dans son courrier une Vie de M. de Renty que lui adresse le père Saint-Jure, toute fraîche sortie de presse[25].

À Paris, Paul de Chomedey a contacté la seule personne qui peut encore sauver Ville-Marie: Angélique de Bullion. Ce fut toute une histoire. Censé ne pas connaître son nom, il a fait parvenir la lettre de Jeanne Mance par une voie mystérieuse qu’on ignore. Mais comment la rencontrer en personne? Heureusement pour lui, sa propre sœur, Madame de Chully, a affaire à Madame de Bullion


Ces événements ont obligé Madame de Bullion, comme toute la noblesse et la bourgeoisie parisiennes, à prolonger son été à la campagne[26] et attendre le retour au calme pour revenir à Paris. Puis elle a consulté et pris le temps de la réflexion. Ce n’est que le 4 mars 1653 qu’elle fait transférer les fonds confiés à Madame de Renty à la Société de Montréal, lors d’une assemblée de cette société. Généreuse, ayant appris par la seconde lettre de Jeanne, datée de l’été 1652, que l’Hôtel-Dieu a été saccagé par les combats, elle donne aussi 20 000 livres pour que l’on puisse s’y réinstaller le moment venu.

  Pendant ce temps, la Société de Notre-Dame de Montréal mobilise membres et ressources. Aux 22 000 livres de la fondation de l’Hôtel-Dieu enrichies des 20 000 supplémentaires s’ajoutent alors 33 000 livres, données par Monsieur Olier et ses confrères de Saint-Sulpice. Ce qui fait un total de 75 000 à investir pour Montréal[27].

  Il ne reste plus à Paul Chomedey de Maisonneuve qu’à rejoindre, à La Flèche, Jérôme Le Royer de La Dauversière pour le seconder dans le recrutement de colons-soldats


La recrue de 1653

dès l’arrivée à Québec d’un premier navire, le 8 août 1653, où Paul de Chomedey et les hommes espérés brillent par leur absence, mais font prévenir de leur arrivée prochaine.

  En attendant, la nouvelle suscite chez Jeanne Mance une joie sans pareille. Elle aurait aimé que Ville-Marie soit immédiatement informée.

La voie est libre sur le fleuve pour le passage de la seconde vague de montréalistes.

  Le 22 septembre, leur vaisseau montre enfin ses voiles. Par malheur, à quelques coudées de Québec, il s’échoue sur une arête rocheuse qui transperce le flanc. Une centaine d’hommes et de femmes sautent d’urgence dans les chaloupes. Les marchandises sont débarquées à la hâte. On sauve de justesse cordages, gréement, bref tout ce qui peut encore servir. La carcasse du navire est brûlée sur place.

  C’est ainsi que Paul de Chomedey fait un retour remarqué, accompagné de la «recrue» de 1653, soit quatre-vingt-quinze hommes et une douzaine de fernmes. La plupart sont des filles à marier de 14 à 24 ans. Sauf une célibataire de trente-trois ans. Elle accompagne les jeunes filles tout en veillant sur les «hardes» du gouverneur de Montréal. Sa présence excite la curiosité de tout le monde. Jeanne Mance la première, qui ne tarde pas à faire sa connaissance et lui porte tout de suite beaucoup d’amitié.

  Paul de Chomedey amène en effet une amie de sa sœur Louise: Marguerite Bourgeoys[28]

Conclusion: sur cent cinquante-trois engagés qui ont signé des contrats d’embarquement de trois à cinq ans en présence de Jérôme Le Royer de La Dauversière devant Maître Pierre de la Pousse, notaire royal à La Flèche[29] —, ne sont débarqués à Québec que quatre-vingt-quinze hommes. Ils viennent majoritairement de La Flèche, de ses environs et même de Touraine. Ils ont été recrutés au nom de la Société de Montréal par l’un d’entre eux, Claude Robutel de Saint-André, qui restera au nouveau pays.

  En bonne gestionnaire, Jeanne peut dresser le bilan. Cent cinquante-trois hommes ont empoché une prime de départ, proportionnelle à leur compétence et à leur expérience. Compte tenu des difficultés de la traversée, de la triste réputation du Canada et de l’honnê

teté relative de certains, cinquante ont disparu avant de s’embarquer définitivement. Sans compter les huit morts de la traversée. Résultat: une perte sèche d’environ cinq à six mille livres. Le salaire moyen est d’environ cent livres par an; s’ajoute la nourriture qui vaut deux fois plus. Les ressources, en argent et en hommes, disparaissent à une vitesse extraordinaire. De plus, il va falloir déployer une force de persuasion à toute épreuve pour emmener ces artisans de Québec à Montréal


Une paix est signée pendant les derniers mois de 1653. Alors, les habitants qui le peuvent réparent leur ancienne maison de bois ou s’en bâtissent une nouvelle pour enfin quitter le fort.

  Toutefois, d’après Marie de l’Incarnation, les Amérindiens alliés de longue date «disent sans cesse à nos Français que les Iroquois sont des fourbes et que toutes les propositions de paix qu’ils font ne sont que des déguisements qui tendent à nous perdre».

  Montréal se tient donc sur ses gardes. Ce qui n’empêche pas les travaux d’aller grand train pendant l’hiver. Jeanne, dès le début du printemps — on disait «le petit printemps» — 1654, quitte le fort avec les femmes qui l’aident, pour le nouvel Hôtel-Dieu. La bâtisse, refaite en bois, comprend l’ancienne partie de 60 pieds sur 24, un corps de logis de 80 pieds sur 30 et 20 de hauteur. Un local y est réservé pour les jésuites. On y construit une église de 50 pieds sur 24, dédiée à saint Joseph, patron de l’hôpital depuis 1644. Il y a une grande salle des malades à double cheminée. À l’étage, il y aura un dortoir affecté aux religieuses hospitalières prévues par Madame de Bullion pour prodiguer les soins, à condition que l’on trouve de l’argent pour les faire venir et les entretenir.

Compte tenu de son nouveau nombre d’habitants (environ 200), Montréal compte maintenant à part entière dans la vallée du Saint-Laurent. Et le rôle de Jeanne n’y est pas pour rien. À tous points de vue, l’Hôtel-Dieu occupe le centre de l’agglomération.

  En 1655 et 1656, il n’y a guère d’incident avec les Iroquois. Les habitations avancent merveilleusement.

On manque aussi de personnel soignant à l’hôpital. Par ailleurs, avec la paix, le commerce des fourrures reprend en force. Or les règlements de Ville-Marie ne sont pas ajustés aux nouvelles conditions. Autre problème: les jésuites préfèrent vivre avec les Amérindiens. Ils aimeraient quitter Montréal. Or les gens veulent des prêtres. Il en faudrait donc de nouveaux. Pour toutes ces raisons, Paul de Chomedey repart en France en octobre 1655 et laisse son gouvernement à Lambert Closse

Montréal connaît enfin des conditions de vie normales. Les enfants grandissent. Marguerite Bourgeoys crée une école pour les jeunes filles. L’église de l’hôpital, très centrale, devient, comme prévu, la paroisse. Voilà que le 28 janvier 1657, Jeanne sort pour s’y rendre et glisse sur la glace. Elle a cinquante et un ans. Une nouvelle page de son histoire commence

Second voyage en France: 1658-1659

Quand Étienne Bouchard le chirurgien de la recrue de 1653 pris et libéré par les Agniers arrive au chevet de Jeanne le 28 janvier 1657 vers 8 h 30, il la trouve inconsciente sur le lit où elle a été transportée. La douleur était trop forte. Elle s’est évanouie. Il constate une fracture des deux os de l’avant-bras droit et soigne selon l’art du temps. Les os se ressoudent, mais le bras devient de plus en plus sensible, maigrit, se dessèche. Elle ne peut plus utiliser la main droite. Toucher le pauvre membre tenu en écharpe provoque une douleur très vive. Il faut habiller la directrice de l’hôpital et s’occuper d’elle comme d’une enfant; plus question de pouvoir soigner les malades.

  Considérée et estimée comme elle l’est, tout le monde, même les gouverneurs, s’intéresse au recouvrement de sa santé. En vain. Au milieu de l’été 1657, l’état du bras est toujours aussi lamentable. L’infirmière se résigne à demeurer infirme

Paul de Chomedey revient sur ces entrefaites, avec les dernières nouvelles de France.

  Au plan économique, la Société de Montréal a désormais le droit de monter son propre magasin qui remplace celui de la Communauté des Habitants. Le gérant ne change pas, c’est Charles Lemoyne.

Côté main-d’œuvre, Paul de Chomedey ne ramène ni colons ni infirmières pour l’hôpital, mais les pourparlers vont bon train pour la venue prochaine d’hospitalières de La Flèche.

  Enfin, au niveau des affaires religieuses, la Société de Notre-Dame pourvoit Ville-Marie de quatre clercs de Saint-Sulpice. Ils sont arrivés en même temps que le gouverneur de Montréal et annoncent la mort de leur fondateur, le 2 avril 1657, au moment où ses confrères partaient pour Montréal. Jeanne se désole du grand départ de son ami Jean-Jacques Olier. La vie continue. Des mariages sont célébrés

Passe l’hiver 1657-1658 pendant lequel Jeanne est condamnée à l’inactivité

La Langroise, qui connaît les ruses de guerre, flaire un piège et en parle à Paul de Chomedey. D’un commun accord, la gestion de l’hôpital est confiée à une veuve récemment arrivée, Marie Pournin de La Bardillère, qui prend, seule avec une servante, la responsabilité de l’administration et de tous les soins dont les malades peuvent avoir besoin. Marie Pournin a bien compris la consigne: veiller aussi à ce que les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec remplacent Marguerite Bourgeoys à l’école, et non pas Jeanne Mance à l’hôpital.

  Jeanne s’en va alors, son bras en écharpe, en compagnie de Marguerite.

L’une et l’autre quittent Montréal en septembre 1658, dans la même barque qu’un des hommes les plus enthousiasmants de la colonie: Pierre Chaumonot, un ex-jeune délinquant converti en jésuite de choc. Elles arrivent à Québec le 3 octobre. Embarquement le 14 sur un navire rochelais dont l’équipage est huguenot.

Les deux femmes ne s’attardent pas à La Rochelle dont Jeanne peut constater la constante renaissance. La bourse est terminée. Églises et couvents fleurissent de partout. Elles sont pressées d’aller rencontrer Monsieur de La Dauversière à La Flèche. Jeanne est si mal en point qu’on doit la transporter en litière.

Le sulpicien n’a rien trouvé de mieux que de faire savoir au promoteur de Montréal que «tout le monde» en Nouvelle-France désire «des religieuses hospitalières de Québec»; même Marguerite Bourgeoys. Après avoir lu ces informations, La Dauversière, en colère, croit que Jeanne et Paul de Chomedey ne veulent plus des religieuses de La Flèche. Jeanne — qui se doutait du contenu des lettres qu’elle transportait — a préparé sa réplique et rassure le pauvre Jérôme dont la santé laisse toujours à désirer.

  Elle loge chez les hospitalières de La Flèche, près de la grande église Saint-Thomas et du collège des jésuites[34]. Son enthousiasme pour Ville-Marie est communicatif. Toutes les religieuses veulent s’y rendre.

  Peu après, La Dauversière n’est plus guère impressionné par les idées de Queylus. Mais il n’a pas les moyens de faire partir à Montréal les sœurs de La Flèche. Jeanne s’empresse donc, toujours accompagnée de Marguerite qui prend soin d’elle, d’aller à Paris pressentir Madame de Bullion et connaître le point de vue des associés de la Société de Montréal face aux initiatives de Queylus qui, Jeanne n’en doute pas, sont exposées dans le courrier qu’elle doit leur remettre


Malgré ce lourd handicap, Jeanne arrive à convaincre les membres de la Société de Notre-Dame de Montréal — moins son ami Monsieur Olier, mort à l’âge de quarante-huit ans, l’année précédente — de poursuivre le projet de Jérôme Le Royer de La Dauversière au sujet des hospitalières flèchoises. Ce qui n’est pas évident, puisque Queylus a exposé un point de vue contraire dont ses confrères sulpiciens, successeurs de Monsieur Olier, sont a priori solidaires. Mais Jeanne est persuasive et Madame de Bullion a des arguments, bien qu’elle agisse secrètement

J’avais désiré de voir le cercueil de feu Monsieur Olier,

e cœur de feu Monsieur Ollier [qu’on avait gardé dans un coffre de plomb] pour le faire toucher à mon bras

Miracle ou pas, Jeanne est guérie et peut fonctionner normalement. On lui demande tout de suite d’écrire de sa main droite ce qui lui est arrivé. Ce qu’elle fait[37]. La nouvelle se répand comme traînée de poudre dans les milieux dévôts de la capitale.

Finalement, Angélique de Bullion établit une nouvelle fondation, cette fois-ci en faveur du monastère des hospitalières de Saint-Joseph, toujours à condition de demeurer anonyme. Reste à discuter avec les associés de la Société de Notre-Dame de Montréal quand et comment les religieuses vont partir. Le futur évêque de Québec, François de Laval, nommé, mais encore en France, participe aux discussions. Il est décidé que les sœurs de La Flèche s’en iront par la prochaine flotte. Jeanne doit confier à Jérôme Le Royer de la Dauversière les 20 000 livr

À La Rochelle, elle embauche du personnel pour l’Hôtel-Dieu et recrute des filles à marier[3

Il manque toutefois des personnes importantes: les religieuses infirmières de La Flèche accompagnées par Jérôme Le Royer de La Dauversière qui arrivent enfin vers le premier juin

Finalement, la «recrue» de 1659 qui se rassemble sur le port est composée d’une centaine de personnes: deux tiers d’hommes, un tiers de femmes. Mais le temps écoulé à La Rochelle a dépassé les prévisions. Le capitaine du navire exige plus cher que prévu. Jeanne se trouve à court d’argent en dernière minute. Son hôtelier prête les 4000 livres qui manquent pour payer différentes marchandises dont l’hôpital de Montréal a besoin. Les voiles sont larguées le 2 juillet. Jérôme Le Royer de La Dauversière est sur le quai. Il dit adieu à Jeanne et à ses chères religieuses de La Flèche. Ses vœux les plus chers sont accomplis


La vie comme une traversée

Le 2 juillet 1659 est un jour d’été idéal pour une promenade en mer. Les voyageurs massés sur le pont du Saint-André longent l’île de Ré et regardent s’éloigner les tours de La Rochelle puis les côtes de France. Nul ne connaît encore la sinistre surprise. Le navire, affecté, juste avant, à une traversée de soldats atteints du typhus, n’a pas été désinfecté. Très vite, quelques passagers tombent malades. Le capitaine les isole et interdit aux hospitalières de les soigner. Peine perdue, l’épidémie gagne à peu près tout le monde. Jeanne Mance est très atteinte, une des sœurs de La Flèche aussi. On craint pour leur vie. Les moins malades, Marguerite Bourgeoys et les deux autres hospitalières en tête, s’occupent de tous. Tombe le mauvais temps qui s’ajoute à la maladie. L’état sanitaire du navire empire. Près de dix passagers meurent. Leurs corps sont largués à la mer et l’on ordonne d’y jeter aussi tout ce qui a été contaminé. C’est la panique et la bagarre. Les pauvres engagés veulent sauver leur modeste bien. Enfin, après avoir essuyé tous ces tracas et échappé aux périls de la mer, les voyageurs découvrent l’estuaire du Saint-Laurent et peuvent se désaltérer d’eau douce à volonté

Les hospitalières de La Flèche, guéries, vont s’y reposer pour récupérer. Le fait que «rien dans leurs habits et coiffures [ne] les distinguât de séculières» étonne l’annaliste des ursulines, mais impressionne les pensionnaires, également abasourdies par leurs récits. Une petite de dix ans, nommée Marie Morin, les regarde avec de grands yeux admiratifs et jure qu’elle viendra les rejoindre à Montréal.

  Jeanne Mance et deux jeunes filles qui l’accompagnent, encore malades, sont isolées dans une maison de la basse ville. Parallèlement, François de Laval s’emploie pendant un mois à persuader les «filles de saint Joseph» de La Flèche de se transformer en augustines hospitalières de Québec. Cela lui simplifierait la vie: il n’y aurait qu’une seule communauté d’hospitalières, sous sa direction. D’ailleurs, il n’aime que les religieuses habillées avec voile et guimpe, enfermées à triple tour derrière une clôture et n’a de cesse de transformer toute organisation chrétienne féminine en monastère contemplatif de la plus stricte observance. Les Fléchoises tiennent bon.

À Montréal, les nouveaux venus s’installent. Chacun trouve une place; Marguerite Bourgeoys et ses compagnes, dans leur étable mal rafistolée; Jeanne Mance et les hospitalières, à l’hôpital

L’hiver fige la nature. Mais on craint les Iroquois plus que jamais; avec raison. Au printemps 1660, la bataille du Long-Sault coûte la vie à plusieurs Amérindiens alliés et à dix-sept jeunes Montréalais, dont un certain Dollard des Ormeaux; lourde perte pour la jeune agglomération.

  Après l’épisode du Long-Sault, Jeanne Mance a fort à faire pour soigner les blessés et consoler les familles éprouvées. Les hospitalières de La Flèche font leur apprentissage des soins aux scalpés. Presque tous les rescapés le sont. Leurs plaies obligent les sœurs à des veilles continuelles. Mais le plus pénible reste les soins qu’on prodigue aux amis et voisins cruellement blessés

Dernières années

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Après l’arrivée de la flotte de 1660, on apprend la mort de Jérôme Le Royer de La Dauversière survenue le 6 novembre 1659, à 62 ans. C’est une catastrophe pour l’Hôtel-Dieu. Outre la peine provoquée par le grand départ du concepteur de Montréal, ce décès annonce une période de grande pauvreté. Il a laissé une situation comptable apparemment en faillite. Habitué à manipuler de très grosses sommes — les impôts qu’il percevait — il lui arrivait, comme le font les banquiers, d’utiliser la trésorerie des uns pour honorer les échéances des autres[39]. Il est mort entre des transactions. Ses créanciers en ont profité pour souffler l’argent de la Société de Notre-Dame de Montréal, y compris le fonds que Madame de Bullion avait confié à Jeanne Mance pour les religieuses de La Flèche. Elles sont ruinées. Faudra-t-il qu’elles retournent en France ou qu’elles intègrent la communauté des augustines de Québec? Tels sont les choix proposés par François de Laval, venu enquêter à l’Hôtel-Dieu de Montréal fin août 1660. Pendant qu’il les harcèle pour qu’elles se plient à l’une ou l’autre de ses propositions, il poursuit l’administratrice de l’Hôtel-Dieu, responsable à ses yeux de la situation.

  Non seulement Jeanne a-t-elle absolument besoin de mobiliser encore une fois de nouvelles ressources, mais il lui faut, de plus, une preuve écrite des opérations qu’on lui a demandé de réaliser, puisque Laval met sa parole en doute. Elle écrit donc aux Associés de Montréal à Paris. Ce sont eux qui lui ont donné l’ordre de remettre à Jérôme Le Royer de La Dauversière les 20 000 livres données par la mystérieuse bienfaitrice pour les religieuses de La Flèche. La réponse sera longue à venir. Les Associés ont à éclaircir la succession complexe de Jérôme Le Royer de La Dauversière. En attendant, elle remet à l’évêque sourcilleux un double de sa lettre et en garde un autre pour elle. Comble de malheur: un navire affrété par la Société des Associés pour Montréal est pris par des pirates anglais. Tout son chargement est perdu


il se met à lui reprocher le «détournement» de 22 000 livres pour la recrue de 1653. Nouveau venu, il ne réalise pas que, par le fait, elle a sauvé Montréal. Cependant, grâce à de généreux dons montréalais, québécois ou français, les hospitalières peuvent rester. C’est l’essentiel.

Le 6 février 1662, la série noire continue: Lambert Closse, «gendre» de Jeanne, sergent-major et l’un des meilleurs «pistoliers» (tireur de pistolet) de la colonie est tué dans une embuscade avec trois autres compagnons d’armes. Hommes ou femmes, tout le monde a peur avec juste raison. Jeanne et les hospitalières craignent d’être prises et tuées par les Iroquois. Elles vivent dans une construction presque toute de bois, sauf les murs en pierre. Tout peut flamber comme une allumette; sans hommes pour les défendre, excepté le valet de l’hôpital et un vieillard, cuisinier de Jeanne, qui n’aurait pas fait grand peur au moindre assaillant. Les Iroquois les guettent. Plusieurs couchent tout près des fenêtres de la maison de Jeanne. Ils fréquentent aussi nuitamment la cour des sœurs et celle de Marguerite Bourgeoys, se cachant dans de grandes herbes. Leur dessein est de prendre celles qui seraient sorties la nuit pour «quelque nécessité»… mais ces femmes, prudentes, utilisent des pots de chambre! Aucune d’entre elles ne se risquerait dehors dans sa longue chemise de lin rêche et rustique. Ce qui épargne à toutes la captivité et le poteau de torture.

  Cela n’empêche pas Jeanne d’accepter de soigner à l’hôpital les prisonniers iroquois blessés que Paul de Chomedey lui amène à la grande terreur de certaines soignantes. Ces guerriers sont peut-être, en effet, assez valides pour risquer de tuer les hospitalières. Parfois, quand même, Chomedey laisse un garde à l’hôpital. Serait-il capable de résister à trois et quatre Amérindiens grands et forts, malgré leurs blessures?

  C’est dans cette conjoncture morose que Madame d’Ailleboust, devenue veuve pendant l’hiver, vient prêter main-forte à l’Hôtel-Dieu et apporte son bien: deux vaches et une somme d’argent permettant de construire une étable.

  Autre consolation: en 1662 débarque de Québec une recrue de treize ans: la petite Marie Morin qui admirait tant les hospitalières de La Flèche lors de leur passage chez les ursulines trois ans plus tôt. Elle a réussi à obtenir l’autorisation de ses parents et de Monseigneur de Laval et vient rejoindre à Montréal la communauté. Elle y est la plus jeune, partage avec les pionnières la faim, le froid et le harcèlement de la guérilla et apprend de la vieille Jeanne Mance, de quarante-trois ans son aînée, l’histoire de Montréal. Marie Morin arrive, heureusement pour elle, à la fin des trois années (1659-1662) les plus sanglantes de cette histoire.

  Pendant l’été 1662, on parle à nouveau de paix avec les Iroquois. François de Laval et le père Paul Ragueneau décident d’aller en France; Jeanne aussi. Elle pourra voir ce qu’il est possible de négocier avec la Société de Montréal et le baron de Fancamp en faveur des hospitalières de La Flèche à Montréal. Peut-être le harcèlement de Monseigneur François de Laval cessera-t-il enfin?

Pour la troisième et ultime fois, Jeanne quitte Montréal pour la France. Le 20 septembre 1662, elle s’embarque sur le dernier navire en partance pour l’Europe au cours de cette année-là.

La Nouvelle-France ne sera plus un pays de mission, mais une province de France. La Société de Notre-Dame de Montréal n’y a donc plus sa place. Ville-Marie devra perdre son indépendance.Le 24 février 1663, la Compagnie des Cent-Associés remet sa démission. Réunis le 9 mars 1663 en présence de Jeanne Mance, les Associés de Montréal remettent l’île de Montréal aux messieurs de Saint-Sulpice qui en deviennent les seigneurs. Avant de se quitter, ils rédigent un texte soulignant la bonne administration de Jeanne. Mais nul ne récupère l’argent disparu. Jeanne reste un an en France pour effectuer des démarches; sans succès. Au début d’avril 1664, elle quitte La Rochelle, non sans avoir remboursé sa dette à l’hôtelier qui l’avait dépannée en 1659. Elle embarque, entre autres, en compagnie d’un jésuite très peu connu, Louis Nicolas[41]. Cette fois-ci, la traversée est rapide. Jeanne revient à Québec le 25 mai 1664. Elle apprend un peu plus tard la mort d’Angélique de Bullion, le 3 juillet de la même année. Heureusement, il n’y a rien à craindre, c’est Nicolas Dolebeau, le cousin de Jeanne, qui gère la fondation de l’Hôtel-Dieu.


Beaucoup de choses ont changé pendant ces vingt mois d’absence. La colonie royale est dotée d’une nouvelle administration. C’est un second départ. En 1665 arrivent un intendant, Jean Talon, et un «lieutenant général pour Sa Majesté dans toute l’Amérique», le marquis de Tracy, sans oublier les 1200 hommes du régiment de Carignan commandé par le marquis de Salières. Les plus importants arrivent avec d’imposantes suites. La population est en pleine croissance.

  Hélas, pour Jeanne, les déceptions pleuvent. L’évêque, François de Laval, arrive à convaincre Jean Talon, intendant du roi à Québec, des mauvaises qualités de gestionnaire de l’administratrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Madame d’Ailleboust décide de revenir à Québec, pour aider monseigneur dans ses bonnes œuvres. Puis, en septembre 1665, le marquis de Tracy renvoie à Paris Paul de Chomedey. Depuis l’arrivée du «lieutenant général pour Sa Majesté dans toute l’Amérique», l’entente ne s’était pas établie entre les deux hommes. Symbole d’un pouvoir modeste, respectueux de ses administrés, peu soucieux des honneurs — il ne veut même pas signer du titre de sieur de Maisonneuve qu’il a hérité de son père —, prenant le plus grand soin de la santé des Amérindiens — il les fait soigner à l’hôpital et leur interdit la vente d’alcool —, Paul de Chomedey perd la partie contre un absolutisme vaniteux et puissant. Désormais, la traite de l’eau-de-vie sera tolérée et les Amérindiens, méprisés. Il fallait tout de même faire cesser la menace iroquoise et le régiment de Carignan s’en occupe, avec un minimum de violence

Jeanne est bien triste: elle a perdu son compagnon de la fondation de Montréal, sans doute son meilleur ami. Les nuages s’accumulent dans son ciel. Elle doit payer les dettes de sa «fille» Élisabeth, veuve de Lambert Closse. Elle est tenue de présenter à Monseigneur de Laval des comptes rétroactifs de la plus grande précision. Les hospitalières s’aperçoivent alors qu’elle avait l’habitude de compléter de sa poche ce qui manquait à l’hôpital. Peu à peu, elle leur donne une partie de ce qu’elle possède, notamment un portrait miniature d’Angélique de Bullion, fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal

Ce harcèlement comptable, la mise en doute de sa parole, et l’âge, fatiguent Jeanne. Elle passe plus de temps chez elle. Un chez-soi confortable pour la colonie, décoré par les soins d’Angélique de Bullion. Assise devant une table de merisier drapée d’un tapis orné d’une frange de soie de même couleur que son dessus de lit, elle aligne sans répit les comptes pour Monseigneur ou rédige des lettres de justification, pendant que, dans sa retraite parisienne, Paul de Chomedey rédige un mémoire sur la question[42]

a vie réserve quand même à Jeanne de petits et de grands bonheurs. Elle est invitée aux mariages et baptêmes qui se succèdent. En 1667, Marie Moyen, sa seconde «fille», épouse Michel-Sidrach Dugué de Boisbriant, un capitaine arrivé en 1665, «épris d’elle par les charmes de sa vertu», dit-on.

  Parfois trop lasse, Jeanne s’allonge dans son grand lit de noyer, sous un ciel de lit fait d’une nappe brodée. Sa couverture est en toile imprimée. Le 3 juin 1669, se sentant bien fatiguée, elle rédige son testament et nomme «l’Illustrissime et très Référendissime» François de Laval exécuteur testamentaire[46]

Le testament est bref et, contrairement à ses contemporains, elle ne demande rien. Aucune clause compliquée pour ennuyer les exécuteurs testamentaires. Ce qui lui appartient ira aux hospitalières et aux pauvres de l’hôpital. C’est tout.

  Les années qui suivent réservent à Jeanne de grosses peines: les morts successives de Madeleine de La Peltrie (novembre 1671), de Marie de l’Incarnation (30 avril 1672) et du confident de cette dernière, le père Jérôme Lalemant (26 janvier 1673). Mais aussi quelques joies: le 30 juin 1672, elle pose la première pierre de la future église paroissiale. Le 19 septembre, elle est marraine pour la quarante et unième fois. La meilleure surprise, malgré les premières apparences, est celle du 14 février 1672. Ce jour-là, le nouveau supérieur des sulpiciens de Montréal, François Dollier de Casson, parti en raquettes sur le fleuve, tombe à travers la glace. Par chance, il est repêché transis après plusieurs heures dans l’eau. On le conduit à l’hôpital où il doit rester de longs mois. Pour se distraire, il discute avec Jeanne Mance, recueille les souvenirs de la pionnière et décide de les consigner sous forme d’une longue lettre à ses confrères malades en France. Il rédige ainsi trente-deux chapitres correspondant à ce qui s’est passé chaque hiver entre le départ d’une flotte et l’arrivée de la suivante. Grâce à lui, on connaît l’histoire de Montréal[47]. Mais il y a une chose qu’il n’arrive pas à saisir: que Paul de Chomedey ne se soit jamais fait appeler Maisonneuve[48].

Au printemps 1673, Jeanne ne quitte plus sa chambre. Dollier, qui commence à se rétablir, vient le 27 mai à son chevet compléter le testament. Elle demande que l’on fasse dire des messes après sa mort et que l’on partage ainsi les 400 livres dont elle dispose: 100 pour une nouvelle église paroissiale (celle de l’hôpital n’est plus assez grande pour les 1500 habitants), 100 pour le tabernacle de cette église. Le reste pour Marguerite Bourgeoys, afin qu’elle s’occupe d’une jeune fille qui avait été confiée à Jeanne par sa mère partie en France

Le dimanche 18 juin 1673, dans la soirée, Jeanne rend l’âme. Marguerite Bourgeoys la veille avec une compagne. L’inhumation a lieu le lendemain. Au dernier moment, elle a consenti à léguer son cœur aux montréalistes, aussi est-il «séparé, et placé sous la lampe [de la chapelle de l’hôpital]», note le «procès verbal du dépôt du cœur de défunte Jeanne Mance[49]».

  François Dollier de Casson célèbre le service des funérailles et un de ses confrères est nommé exécuteur testamentaire. Depuis — les religieuses hospitalières de Saint-Joseph à Montréal en sont sûres et certaines —, Jeanne ne cesse de veiller sur la ville qu’elle a créée avec Paul de Chomedey de Maisonneuve et les premiers colons, même si son cœur de chair a brûlé lors du premier incendie de l’Hôtel-Dieu en 1695


Notons, entre autres, l’érection, en 1909, d’un monument de bronze à sa mémoire, sculpté par Philippe Hébert (devant l’Hôtel-Dieu, avenue des Pins à Montréal). En 1973, les Postes canadiennes impriment un timbre commémoratif du tricentenaire de sa mort. En 1976, un bâtiment gouvernemental porte pour la première fois le nom d’une femme, celui de Jeanne Mance. Il s’agit du siège social du ministère de la Santé à Ottawa. N’oublions pas un vitrail à l’Hôtel-Dieu de Montréal, un autre à l’église Notre-Dame de Montréal et un tableau à la Cathédrale de Montréal


  1. Françoise Deroy-Pineau, Jeanne Mance. De Langres à Montréal, la passion de soigner (édition numérique), Montréal, Fides, , p. 40-41