apport sur les activités du corps expéditionnaire de la CIA au Chili entre le 15 septembre et le 3 novembre 1970

Le 15 septembre 1970, il a été demandé à la CIA d'empêcher que le marxiste Allende n'accède à la présidence du Chili le 3 novembre. [... La situation était alors la suivante : Allende avait obtenu une majorité d'à peine quarante mille voix lors des élections du président chilien au suffrage universel. Jorge Alessandri, conservateur et bon second, devait affronter Allende lors du scrutin de ballottage, le 24 octobre. Le vainqueur serait investi dans ses fonctions de président le 3 novembre.[...

Un corps expéditionnaire chilien a été constitué et mis en place trois jours après l'assignation de cette mission. Un réseau spécial de communication a été établi simultanément à Santiago, au Chili, et à Buenos Aires, en Argentine, afin de traiter les câbles sensibles destinés à la force d'intervention. [... Celle-ci était composée d'officiers de la CIA dont l'apparence, la langue et l'expérience pouvaient donner l'impression qu'il s'agissait de ressortissants de plusieurs pays. Ils avaient été rappelés de leur poste à l'étranger et avaient reçu leurs directives à Washington, avant d'être introduits individuellement au Chili. A Santiago, leur unique contact américain était un officier de la CIA résidant dans cette ville, qui avait noué des liens avec des intermédiaires ou des responsables chiliens intéressés par la préparation d'un coup d'Etat.

Reconnaissant les insuffisances de Frei, la CIA concentrait ses efforts sur un coup d'Etat militaire. [... La campagne de propagande entendait semer l'inquiétude sur l'avenir du Chili en des termes susceptibles d'orienter la réflexion et l'action des trois éléments clés de l'équation politique chilienne : Frei lui-même, l'élite politique du pays et les militaires. [... Chacun de ces trois éléments s'était empressé de rationaliser son acceptation d'une présidence d'Allende. Ils invoquaient les garde-fous que représentaient le respect démontré par le Chili pour la démocratie et son application de la Constitution, à quoi s'ajoutait la promesse d'Allende d'honorer ces traditions. [...

Le grand objectif d'Allende était El Mercurio, le plus prestigieux quotidien chilien, jusqu'alors la voix de ses opposants. La CIA monta une campagne de propagande autour d' El Mercurio et de l'idée qu'Allende entamait un processus de « communisation » du pays en s'attaquant à la liberté de la presse. Les moyens à la disposition des services secrets furent utilisés pour lancer : - des messages de soutien/protestation en provenance des grands journaux de toute l'Amérique latine à l'intention d' El Mercurio ; - une protestation de l'Association de la presse internationale, qui déclarait : « La liberté de la presse au Chili est actuellement jugulée par les forces communistes et marxistes, et par leurs alliés » ; [... - un programme destiné aux journalistes - agents de renseignement et autres - voyageant au Chili pour des reportages sur le vif. (Avant le 28 septembre, la CIA avait sur place, ou en route pour le Chili, quinze journalistes-agents des renseignements venus de dix pays différents.)

La démonstration de force d'Allende a porté ses fruits : la presse chilienne ne retrouva jamais sa vitalité. Ne disposant plus des forums habituels pour l'élaboration et la reprise de sa propagande au sein du Chili, la CIA dut de plus en plus compter sur ses propres ressources : - une presse souterraine subordonnée à la distribution du courrier ; - le financement d'un nouveau journal, encore que réduit ; - des subventions allouées à un parti politique d'opposition à Allende, pour ses programmes radio, sa publicité, ses rassemblements, etc.

Des instructions particulières furent données aux journalistes américains, en raison de l'influence de leurs médias dans le monde. Le sujet de couverture de Time dut beaucoup aux documents écrits et aux indications orales fournies par la CIA. [... L'article amena Allende à protester le 13 octobre : « Nous sommes victimes des pressions les plus atroces et les plus brutales, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. » Il accusait Time en particulier d'avoir « ouvertement appelé » à l'invasion du Chili.

L'ACTION POLITIQUE

Le programme d'action politique avait un seul but : amener le président Frei à empêcher l'élection d'Allende au Parlement, le 24 octobre. En cas d'échec, lui faire soutenir un coup d'Etat militaire qui interdirait, le 3 novembre, la prise de fonctions d'Allende. Avec réalisme, la mission tentait une relance de Frei comme personnalité politique, dans un rôle exigeant esprit de décision et « machisme » à un degré qui lui avait manqué jusqu'ici. Les pressions venues de ceux dont il appréciait l'opinion, combinées à l'orchestration d'une propagande bien menée, représentaient le seul espoir de convaincre Frei : - l'élection d'Allende à la présidence serait un désastre sans précédent pour le Chili (Frei acquiesçait) ; - Frei avait à la fois le pouvoir et le devoir de l'empêcher ; - dans l'éventualité où Frei se représenterait, le gouvernement américain serait prêt à appuyer substantiellement sa campagne présidentielle.

Le Parti chrétien-démocrate ouest allemand - qui entretenait avec Frei des liens particuliers - envoya sur place plusieurs émissaires au plus haut niveau. Ils approchèrent Frei et d'autres dirigeants démocrates-chrétiens chiliens. [...

Des efforts furent, par ailleurs, entrepris pour influencer Frei ou ses proches : - des catholiques influents envoyèrent des messages ou se déplacèrent au Vatican ; - des pressions multiples exercées de l'étranger par des membres du clergé comme par des profanes tentèrent de le dissuader de céder la victoire à Allende avant même son élection au Parlement. [... Les services de renseignement refirent surface, indiquant qu'une fois au pouvoir les communistes allaient discréditer Frei, première étape de la dissolution de son parti.

En dépit de tout cela, Frei ne se manifesta à aucun moment. En fait, il ne participa pas au congrès de son parti, les 3 et 4 octobre, ni n'influença de la moindre manière la décision prise à une large majorité de passer un accord avec Allende. Cette décision mettait un terme à la manoeuvre qui visait à faire réélire Frei ; les alternatives constitutionnelles étaient épuisées. Par la suite, Frei s'arrangea pour confier à plusieurs officiers de haut rang qu'il ne s'opposerait pas à un coup d'Etat, impliquant prudemment qu'il pourrait même le souhaiter. Pourtant, lorsque l'occasion se présenta avec l'assassinat du commandant en chef des armées, le général Schneider, Frei prit aussitôt ses distances.

LE COUP D'ÉTAT MILITAIRE

Peu après le début d'octobre - devant l'évidence que Frei n'existait plus, d'un point de vue politique, que sous assistance respiratoire -, un coup d'Etat militaire apparaissait de plus en plus comme la seule solution possible au problème Allende. Si, à titre personnel, des officiers au plus haut niveau de la hiérarchie militaire et des carabineros étaient prêts à passer à l'action, ils sentaient bien que le soutien de l'armée était essentiel à la réussite d'un coup d'Etat. Or, aussi longtemps que le général Schneider serait à sa tête, il n'était pas possible d'y compter. Seule aurait pu le faire changer d'avis l'intervention personnelle du président Frei plaidant vigoureusement en faveur d'un coup d'Etat - une démarche, à l'évidence, des plus improbables.

Notes de la CIA sur la rencontre avec le président Nixon à propos du Chili, 15 septembre 1970

Ces notes manuscrites, prises par le directeur de la CIA, Richard Helms, rendent compte de la décision du président des Etats-Unis, Richard Nixon, de préparer un coup d'Etat au Chili. Les transcriptions de Helms renvoient aux ordres de Nixon : « Une chance sur dix peut-être, mais sauvons le Chili ! ; cela en vaut la peine ; nous ne sommes pas concernés ; pas d'implication de l'ambassade ; 10 millions de dollars disponibles, et plus si nécessaire ; un emploi à plein temps pour nos meilleurs éléments ; une stratégie ; étrangler l'économie ; quarante-huit heures pour planifier une action. » Ces directives présidentielles ont lancé les grandes opérations secrètes visant à empêcher l'ascension d'Allende au pouvoir, et à déclencher un coup d'Etat au Chili.

CIA - GENÈSE DU PROJET FUBELT, 16 septembre 1970 1. A cette date, le directeur a convoqué une réunion sur la situation chilienne. (NDLR : était présent, notamment, le chef des opérations secrètes.) 2. Le directeur a annoncé que le président Nixon avait décidé qu'un régime Allende au Chili n'était pas acceptable pour les Etats-Unis. Le président a demandé à l'Agence d'empêcher Allende d'accéder au pouvoir, ou de le renverser. Le président a dégagé 10 millions de dollars à cet effet, si nécessaire. De plus, l'Agence doit mener à bien cette mission sans coordination avec les ministères des affaires étrangères ou de la défense. 3. Il a été décidé au cours de la rencontre que M. Thomas Karamessines (sous-directeur à la CIA) aurait l'entière responsabilité de ce projet. Il sera assisté d'un corps expéditionnaire constitué à cette fin. [... 5. Le directeur indique que le Dr Henry Kissinger, conseiller auprès du président pour la sécurité, a demandé à le rencontrer vendredi 18 septembre, afin qu'il lui fasse part de la façon dont l'Agence envisage de monter cette mission.

DÉPARTEMENT D'ÉTAT

Exécutions chiliennes : Vous avez demandé un rapport sur ce sujet.

Le 24 octobre, la junte a annoncé que les exécutions sommaires immédiates ne seraient plus pratiquées et que les personnes prises en flagrant délit de résistance au gouvernement seraient jugées par les tribunaux militaires. Depuis cette date, dix-sept exécutions faisant suite à une décision des cours militaires ont été annoncées. Les exécutions officiellement reconnues s'élèvent à une centaine au total, auxquelles il faut ajouter quarante prisonniers tués alors qu'ils « tentaient de s'échapper ». Un rapport confidentiel interne destiné à la junte estime à trois cent vingt le nombre des exécutions pour la période du 11 au 30 septembre.

Selon nos estimations, les unités militaires et policières sur le terrain se conforment dans l'ensemble à l'ordre de cesser les exécutions sommaires. Du moins, l'usage relativement fréquent de la violence aveugle qui a marqué les opérations de ces unités dans les jours qui ont suivi le coup d'Etat a manifestement diminué aujourd'hui. Rien n'indique, cependant, une volonté de renoncer aux exécutions une fois la sentence prononcée.

Les dirigeants chiliens justifient ces exécutions par la loi martiale qu'ils ont instaurée, s'estimant « en état de siège en temps de guerre ». Leur code de justice militaire autorise le peloton d'exécution pour tout un ensemble de crimes, au nombre desquels la trahison, la résistance armée, la possession illégale d'armes.

Le but des exécutions est en partie de décourager par l'exemple ceux qui cherchent à organiser contre la junte une opposition armée. Soumis à la propagande communiste pendant des années, les militaires chiliens s'attendaient à être confrontés à une importante résistance lors du renversement d'Allende. La crainte d'une guerre civile a lourdement pesé dans leur décision de frapper fort dès le début. En même temps, se manifeste un esprit de croisade rigoriste - une détermination à nettoyer et à revigorer le Chili (un certain nombre de personnes exécutées semblent avoir été de petits malfaiteurs).

La junte a maintenant davantage confiance dans la situation du pays du point de vue de la sécurité, davantage conscience aussi du poids de l'opinion internationale. C'est peut-être un signe d'espoir que la junte juge aujourd'hui d'anciens ministres du gouvernement et autres marxistes de premier plan, qu'ils avaient au départ la ferme intention de présenter aux pelotons d'exécution. [...