Utilisateur:Amoruso giampaolo/Brouillon

[Texte Giampaolo Amoruso / Thierry de Beaumont]

[Titre]

La comédie de la vie

Un gamin d’origine sicilienne né à Boussu en Belgique au début des années 60. Fils de mineur, Giampaolo Amoruso se met à travailler dès l’âge de 15 ans, dans la chaleur et le bruit incessants d’une verrerie. Mais bientôt, par la grâce d’on ne sait quel bon génie, il se métamorphose en artiste, s’accroche à ce nouveau destin et devient internationalement célèbre pour ses « poupées », exposées dans les meilleures galeries d’Europe…

Ça, c’est la légende, un récit à la Zola ou Hugo que son CV inspire. La réalité est peut-être moins romancée : 45 ans de pratique du verre au service d’un imaginaire fécond qu’il n’a de cesse de partager depuis son enfance. Quel secret se cache réellement derrière une œuvre construite, cohérente, intemporelle, que cette exposition dévoile aujourd’hui pour la première fois dans son entièreté ?

Le mystère, c’est qu’il n’y en a pas. Giampaolo, c’est juste un bonhomme (bon-homme) à l’empathie contagieuse, souriant et toujours à l’écoute, le genre d’ami que l’on rêve d’avoir ; qui pense à vous avant de penser à lui. Sincèrement modeste, il se dérobe aux discours métaphysiques sur son art et s’est rendu célèbre par quelques répliques iconoclastes « Je fais du verre opaque, quand il est transparent, c’est pour voir ce que l’on boit dedans » ou bien encore « Tant que les gens aimeront mes poupées, j’en ferai ».

En présence de son impressionnant statuaire, on imagine qu’un autre Giampaolo scanne, observe, ressent, s’indigne ou s’éprend, puis restitue la vie grâce à ce matériau qui doit aujourd’hui couler dans ses veines, le verre. Insatiable géniteur d’une humanité à la pièce, de figures de tous âges, de toutes ethnies, son discours sur la vie et l’altérité s’exprime au bout de la canne, des pinces et des mailloches. Sa scène, son agora, c’est son atelier. Les personnages de Giampaolo, comme nous, déambulent entre l’absurdité de la vie et ses joies trop fugaces. En les observant de plus près, on peut apprendre d’eux quelques bribes de leur vie dans leurs accessoires et colifichets dont l’artiste est friand. Un bijou, un motif sur un pull, un chapeau… Dans tous les cas, c’est au regardeur de déchiffrer en toute liberté les subtilités que Giampaolo propose instinctivement d’un revers de canne.

Commençons par la fin et sa collection la plus récente. Giampaolo nous présente d’abord une bande d’amis, Cyril, Andrea, Claudio, Frank… tous vêtus d’un pull aux motifs fantasmagoriques illustrant la personnalité de chacun. Ce groupe porte un surtitre, la maglia, la maille, le pull. Les mailles d’un tricot, en y réfléchissant, dépendent toutes les unes des autres. Si l’une est déchirée, les autres se délitent. Les présentations des amis étant faites, voici une autre série présentant des visages plus ou moins défigurés par des cicatrices striées, gravées sur un verre multicouches. Les angoisses intérieures deviendraient-elles visibles à l’extérieur, à même la peau ?

Enfin, notre regard se repose sur une pièce atypique entièrement dorée, celle d’une figure endormie souriante titrée « Dreaming head », « la tête qui rêve ». Elle évoque l’espace onirique de notre vie au cours duquel nous ne subissons plus le temps, l’usure, l’ennui. Une manière de nous dire : seul le temps ne vieillit pas.

Cette nouvelle série cristallise les différentes palettes de l’art de Giampaolo. Existe-t-il des « périodes » chez celui qui affirme souvent ne pas savoir ce qu’il va produire avant de sortir la paraison rougeoyante du creuset ?

Parlons plutôt de passages, de familles, d’épisodes. De saisons, puisque les séries sont en vogue.

Saison 1 : Les bonshommes de la lune

Giampaolo s’ennuie ferme à l’école. En revanche, il fréquente assidûment les stages de céramique à la maison des jeunes du village pour y réaliser de petites sculptures. À 15 ans, en 1977, il quitte l’école pour entrer comme apprenti souffleur aux cristalleries de Boussu. Pendant les cours du soir à l’usine, il suit une formation auprès de l’artiste designer Claude Laurent puis obtient un diplôme pour le verre creux à l’école des métiers d’art de la province de Hainaut à Mons en 1978. Malgré l’outillage spécifique de la manufacture, il comprend vite que le verre possède d’infinies possibilités d’expression, bien différentes de celles utilisées pour les verres à pied.

Au milieu des années 80, le verre artistique en ateliers individuels issu du Studio Glass américain débarque en France, notamment au Musée-atelier du verre de Sars-Poteries (aujourd’hui rebaptisé MusVerre), après le fameux Symposium international de 1982. Quand les cristalleries de Boussu ferment en 1988, Giampaolo assiste l’artiste Jean-Pierre Umbdenstock, trublion du verre libre, dans l’atelier qu’il partage avec sa compagne Véronique Lutgen. C’est le berceau de ses premières figurines à la tête aplatie, peintes à l’émail froid opaque, intitulées « Les bonshommes de la lune » en hommage au groupe Tuxedomoon qu’il adule depuis son adolescence. Giampaolo obtient une bourse pour suivre un stage à L’université d’été du Musée-atelier de Sars-Poteries avec l’artiste néerlandaise Mieke Groot en 1987. « Là, explique-t-il à l’époque à la journaliste Colette Save, j’ai vu des gens qui travaillaient en toute liberté, coulant même du verre dans le sable ! J’ai tout essayé en une semaine, collage, sablage, fusing, émaillage… » Il découvre dans l’allégresse certaines techniques spécifiques du matériau, mais surtout la liberté de créer, de prendre des risques, de donner forme à des sentiments.

En 1992, Giampaolo installe son premier atelier à Boussu. Une autre rencontre va le marquer, celle du sculpteur José Vermeersch venu vers lui pour expérimenter le verre. « Nous avons collaboré sur plusieurs projets, se souvient-il. Il m’a appris à avoir de la rigueur dans mon travail et me répétait : travaille, inlassablement, régulièrement, naturellement, comme tu respires ». Tout est en place, il ne manque plus que la rencontre avec le public. Dès 1993, Amoruso d’abord en Belgique avant de devenir l’artiste favori de deux galeries réputées, la Braggiotti Gallery d’Amsterdam et la Galerij Jos Depypere à Kuurne en Belgique.

Saison 2 : l’Afrique en balançoire

En 2003, Giampaolo Amoruso est invité en résidence d’artiste, traditionnellement toujours suivie d’une exposition, au Musée-atelier du verre de Sars-Poteries. Pour la première fois, l’artiste doit explorer un sujet, se conformer à un thème. Il choisit l’Afrique et son rapport avec le continent européen. « Nous vivons en Europe dans une liberté apparente, mais très encadrée, racontait-il à l’époque. Les Africains sont souvent opprimés, mais ils sont intérieurement plus libres que nous. Cela n’a pas marché tout de suite. Je me suis rendu compte qu’auprès du public, il y avait un vrai problème quand il s’agit de parler de l’Afrique et de représenter des personnages noirs. » La statuette sous globe transparent d’une jeune fille en balançoire tenant un chien en laisse est aujourd’hui un must, une œuvre marquant un tournant, celui, peut-être de la prise de discours et de ses contraintes. Comme Hergé avec le Tibet, Giampaolo n’a jamais voyagé en Afrique. Il s’en explique : « J’ai bien sûr envie d’y aller, mais je cherche à préserver son mystère. J’ai la crainte de confronter la réalité à mon imaginaire. Mon travail deviendrait alors peut-être trop anecdotique ». 2003, c’est aussi l’année durant laquelle Giampaolo expose aux États-Unis dans la fameuse Habatat Gallery. Une carrière internationale débute.

Entracte : La maison de poupées

En 2004, l’artiste fait un break pour créer, avec sa femme Katrien, leur Amorusoland, un atelier entouré d’un jardin situé à Deerlijk dans la Flandres-Occidentale. Un bâtiment abrite sur plus de 200 m2 trois espaces destinés au soufflage, au travail à froid et à l’émaillage dotés d’un équipement complet. Très vite, les « poupées » de différentes époques envahissent l’espace à tel point que la famille Amoruso (son fils Yann l’assiste au soufflage) semble plutôt habiter chez leurs créatures que l’inverse. Le jardin et son étang est l’habitat d’une étrange faune de sculptures cohabitant avec les poules, poissons rouges et autres hérons du site. « J’y dispose mes personnages au gré de mes envies, confie-t-il à l’époque. Cet environnement est évolutif, certaines pièces pourront se déplacer, et de nouvelles s’y installeront. L’hiver, j’enlève les poupées de l’étang pour les protéger du gel ». Le lieu n’est pas destiné à séduire d’éventuels collectionneurs, mais à confronter l’imaginaire de l’artiste avec la nature, loin des grondements des fours. Giampaolo accueille ses amis dans son petit Giverny, sous le regard complice des habitants de verre.

Saison 3 : exorciser la peinture

Même confronté à un thème, Giampaolo ne dessine jamais une pièce avant de la créer. Elles prennent vie instinctivement dans la spontanéité. Maestro du verre, il n’en demeure pas moins fasciné par la peinture depuis son enfance, notamment par les Primitifs flamands. Au début des années 2010, il décide d’explorer la peinture à l’émail, couvrant ardemment ses figures de motifs composés. Une inspiration, entre autres, le guide : celle d’associer deux imaginaires, celui du peintre Jérôme Bosch et du poète lyrique Dante, tous deux concernés par une vision délirante et libre de l’enfer. Le pinceau parle librement, sans se soucier des modes et des styles. Le résultat est une généreuse explosion de teintes et de motifs chaleureusement accueillie par le public de la Braggiotti Gallery où il expose en 2011. Sculpture, peinture, gravure, sa maitrise exigeante des différentes techniques permet surtout à Giampaolo d’être libre de créer dans l’instant, dans la fulgurance des images qui fusent dans son esprit bouillonnant.

Saison 4 : symbiose hyaline

Une rétrospective dans un Musée consacré au verre et nous n’avons toujours pas évoqué la technique ? Un livre entier n’y suffirait pas : soufflage, travail à la pince, gravure directe ou en overlay, collage à chaud de verres blancs ou noirs, particulièrement visible dans les yeux des poupées, fusing, sablage, peinture à l’émail, travail à froid, polissage... « C’est devenu naturel après plus de 45 ans de pratique, précise l’artiste. » Une constante : l’opacité. « Probablement en réaction à mes origines d’ouvrier verrier où tout devait être parfait, sans bulles ni défauts. » À le voir travailler au banc, le verre semble si facile… N’oublions pas que chacun de ses rejetons peut peser jusqu’à dix kilos. Au bout de la canne, ça fait lourd.

Le verre est un matériau capricieux, affectif. Il obéit et se laisse apprivoiser uniquement par ceux qui l’ont dans le sang, l’esprit, mais surtout dans le cœur. Même opaque, il reste transparent. Les personnages au physique enrobé de Giampaolo sont aériens, légers comme l’on se figure que sont les âmes. Rappelons cependant la philosophie qui anime les descendants des pionniers du Studio Glass Movement dont Giampaolo fait partie : le partage, l'empathie, la découverte, en réaction contre les « gentilshommes verriers » de la grande époque vénitienne qui cultivaient le secret corporatiste jusqu’à s’isoler dans les îles au large de la Cité des doges. Dans le partage naît la vérité des sentiments.


Épilogue

À ce stade du récit, certains spécialistes de l‘art essaieront de placer Giampaolo Amoruso dans une chapelle, un mouvement, une mouvance. Art naïf, figuration libre, artiste de la matière ? Curieusement, les étiquettes ne collent pas sur ses sculptures. Il aime les créer, le public aime les regarder et les vivre avec. Amoruso est un artiste populaire. Les critiques, héritiers de ceux qui ont séparé à la Renaissance les arts majeurs et les arts mineurs, devront se contenter de cette réponse. Anthropologie, ethnologie ? Chacun de ses personnages est un être, mais aussi l’humanité tout entière. Au lieu d’être encerclés et codifiés comme l’Homme de Vitruve, ces humanoïdes-là sont libres d’aimer et d’être aimés. Ils sont comme nous, tous différents, tous signifiants.

La dernière série de sculptures, celle par laquelle nous avons commencé notre récit, semble néanmoins plus amère, porteuse d’un message. Les amis de la maglia réconfortent et sont solidaires, les rêves deviennent des refuges. Artiste reconnu participant à de nombreuses foires internationales, représenté par des galeries réputées, Giampaolo ressent-il aujourd'hui une forme de prise de conscience d’un monde en pleine rupture aux conséquences inéluctables sur la liberté et l’environnement ? « Aujourd'hui, s’émeut-il, on ne peut rester de glace dans une société où les monstres sont de retour parmi nous. Il faut que l’œuvre interpelle, que les beautés extérieures lisses, sans fondements, disparaissent. Cacher la transparence du verre pour faire disparaître celle, absente, d’un monde sans âme. Représenter des têtes défigurées, c’est une façon de faire souffrir le corps, pour soulager l’esprit. C’est aussi être protagoniste de mon époque. Instinctivement, comme un animal, je montre comment je suis préoccupé. »

C’est le mot de la fin, mais également, celui d’un nouveau début.

Thierry de Beaumont

Journaliste, essayiste

Enseignant-chercheur à l’École Camondo, Paris.