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Constantin Cavafy - Corps, souviens-toi

Corps, souviens-toi, non seulement de combien tu fus aimé,
non pas seulement des lits où tu t’étendis,
mais aussi de ces désirs qui pour toi
brillaient dans les yeux visiblement,
et tremblaient dans la voix ― et que quelque
obstacle fortuit rendit vains.
Maintenant que tout cela plonge dans le passé,
il semble presque qu’à ces désirs
tu te sois donné. Comme ils brillaient
souviens-toi, dans les yeux qui te regardaient,
comme ils tremblaient dans la voix, pour toi ; souviens-toi, corps.

Constantin Cavafy (29/04/1933-29/04/1933) — En attendant les barbares et autres poèmes (1918) (traduction de Dominique Grandmont, éd. Poésie/Gallimard 2010)

s:avril 2013 Invitation 1

Anna de Noailles - La chaude chanson

La guitare amoureuse et l'ardente chanson
Pleurent de volupté, de langueur et de force
Sous l'arbre où le soleil dore l'herbe et l'écorce,
Et devant le mur bas et chaud de la maison.

Semblables à des fleurs qui tremblent sur leur tige,
Les désirs ondoyants se balancent au vent,
Et l'âme qui s'en vient soupirant et rêvant
Se sent mourir d'espoir, d'attente et de vertige.

- Ah ! quelle pâmoison de l'azur tendre et clair !
Respirez bien, mon cœur, dans la chaude rafale,
La musique qui fait le cri vif des cigales,
Et la chanson qui va comme un pollen sur l'air...

Anna de Noailles (15/11/1876-30/04/1933) — Le Cœur innombrable (1901)

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s:avril 2013 Invitation 2

Bussy-Rabutin – Confession

Il n'est pas, mes Enfants , que vous n'ayez su que j'aie eu de l'attachement pour les femmes, & la réputation d'être médisant, & vous avez vu vous-mêmes ma pente à la colère. Pour l'amour, il est vrai que je n'y ai été que trop sujet, & quoi qu'il ne m'ait jamais fait perdre aucun temps à la guerre , il m'en a fait perdre à la Cour où je ne devais songer qu'à faire des amis, et ne point donner lieu aux gens qui ne m’aimaient pas de dire, comme je sais qu'ils ont fait, que j’aimais trop mes plaisirs.

Les dépenses excessives sont encore inséparables de l'amour, & je ne trouve rien de plus vrai que cette parole du Sage: La maison du voluptueux ne prospérera point. Je ne prétends pas, mes Fils , vous rendre des brutaux avec les Dames par mes conseils, au.contraire je vous convie d'être toujours avec elles, honnêtes et polis mais seulement d'éviter un trop grand commerce.

Pour la réputation d'avoir été médisant, je ne la méritais pas dans toute l’étendue qu'on me í'a donnée. On a dit que j’étais un misanthrope , un homme qui faisais profession de déchirer tout le monde : rien n'est plus faux que cela.

Roger de Bussy-Rabutin (13/04/1618-09/04/1693) - Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités

s:avril 2013 Invitation 3

Henry James – Le goûter

Il y a, dans la vie, et sous certaines conditions, peu de moments plus aimables que l’heure consacrée à la cérémonie connue sous le nom de goûter. Que l’on participe ou non au repas, dont certains s’abstiennent toujours, il y a telles circonstances qui rendent le moment exquis en soi. Et celles que j’envisage au début de ce modeste récit formaient un cadre admirable pour un passe-temps innocent. Les éléments du petit festin étaient disposés sur la pelouse d’une vieille maison de campagne anglaise, à l’heure que l’on pourrait appeler le cœur véritable d’un magnifique après-midi d’été. Une bonne part s’en était écoulée, mais il en subsistait un long reste, et ce reste était de la plus belle et de la plus rare qualité. Bien que le crépuscule ne dût pas tomber avant plusieurs heures, le flot de lumière estivale commençait à se retirer, l’air s’amollissait, les ombres s’étiraient sur le feutre uni de la pelouse. Elles ne s’allongeaient pourtant que lentement, et la scène exprimait ce sentiment de loisir attentif, qui fait sans doute le principal attrait de pareille scène à pareille heure.

Henry James (15/04/1843-28/02/1916) - Un portrait de femme (incipit) (1881)

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s:avril 2013 Invitation 4

Constantin Cavafy - Corps, souviens-toi

Corps, souviens-toi, non seulement de combien tu fus aimé,
non pas seulement des lits où tu t’étendis,
mais aussi de ces désirs qui pour toi
brillaient dans les yeux visiblement,
et tremblaient dans la voix ― et que quelque
obstacle fortuit rendit vains.
Maintenant que tout cela plonge dans le passé,
il semble presque qu’à ces désirs
tu te sois donné. Comme ils brillaient
souviens-toi, dans les yeux qui te regardaient,
comme ils tremblaient dans la voix, pour toi ; souviens-toi, corps.

Constantin Cavafy (29/04/1933-29/04/1933) — En attendant les barbares et autres poèmes (1918) (traduction de Dominique Grandmont, éd. Poésie/Gallimard 2010)


s:avril 2013 Invitation 5

Jules Barbey d’Aurevilly - Poésie primitive et sauvage

Qui ne sait le charme des landes ?... Il n’y a peut-être que les paysages maritimes, la mer et ses grèves, qui aient un caractère aussi expressif et qui vous émeuvent davantage. Elles sont comme les lambeaux, laissés sur le sol, d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisme moderne ; car notre époque, grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine. Asservie aux idées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plus de jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprend pas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âme qu’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujours incomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visible sous l’apparente inutilité des choses.

Jules Barbey d’Aurevilly (02/11/1808 - 23/4/1889) - L’Ensorcelée (1854)

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