Wadih Saadeh est un poète et journaliste libanais né en 1948. Il a travaillé dans le domaine de journalisme à Beyrouth, Londres, Paris et Nicosie, avant de voyager, en 1988, à Sydney où il continue dans le même domaine.

Wadih Sa'adeh
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Biographie
Naissance
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وديع سعادةVoir et modifier les données sur Wikidata
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Domiciles
Sydney (depuis ), LibanVoir et modifier les données sur Wikidata
Activités
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Distinction

En 2011 Wadih Saadeh reçoit le prix Max-Jacob.

Biographie modifier

Né en 1948 à Chabtîn, dans le Nord du Liban, Wadih Saadeh a travaillé comme journaliste à Beyrouth, Londres, Nicosie et Paris avant de s'installer à Sydney, en Australie[1]. Il a déjà publié douze recueils de poèmes qui l'ont placé parmi les poètes arabes contemporains les plus originaux. Son œuvre a été traduite dans plusieurs langues européennes.

Œuvres modifier

Il a publié douze livres de poésie, dont quelques-uns ont été traduits en français (Le Texte de l'absence et autres poèmes, Actes Sud, Arles, France, 2010, qui a reçu le Prix Max-Jacob en 2011), en anglais, en allemand, en italien et en espagnol.

Il a participé à plusieurs festivals de poésie.

Notes et références modifier

  1. « Wadih Saadeh : poétique du départ », sur L'Orient Litteraire (consulté le )

Wadih Saadeh

                                    Traduits de l’Arabe par :Antoine Jockey  

Autre lumière

Sur la haute montagne il ferma les yeux

Il ne voulait pas d’une lumière vieille de milliers d’années sur lui

Il ferma les yeux et descendit

Dans la vallée

Où la lumière du fond ne provient pas du soleil mais

De la contemplation d’une pierre par une autre pierre.

Il dit

Il dit qu’il allait reconstruire sa vie pour qu’elle ressemble à la brise

Et qu’elle s’adapte à toutes les formes et à tous les volumes,

Il se débarrassa de membres, d’idées, de parents et de lieux

Il se débarrassa d’un corps et de chemises

Il déroula ses propres fils et boutonna sa vie

Avec un bouton de vent

Il glissa dans des trous

Il glissa dans une obscurité

Et ne sut plus comment

Se recoudre.

A l’endroit où je m’arrêtai

A l’endroit où personne ne connaît personne, où tout le monde, dans l’attente de quelqu’un, s’arrête, flagellé par le désir de partir

Je m’arrêtai aussi et me dis : je partirai, mais j’attends mon compagnon.


A l’endroit dessiné par les premières légendes de la Terre,

Dans les yeux rouges des dieux, dans les cornes des diables,

Je m’arrêtai

A l’endroit du Commencement, où l’univers descend des volcans et où les gens émergent de la braise

Je m’arrêtai pour attendre mon compagnon

De moi se dégageait la vapeur de la première création

Dissimulé par le brouillard de la seconde

Je dis : je continuerai le voyage, je partirai

Mais je suis là en train d’attendre l’arrivée de mon compagnon

Là en train d’attendre

Ma propre arrivée.

Nouvelle planète

Dans sa tête tourne

Une nouvelle planète

Habitée de créatures étranges

De corps aériens

D’yeux comme des nuages qui ne proviennent pas d’un océan

Et qui ne rejoignent pas un fleuve

De cœurs tels des rivages

Où s’allongent des âmes endormies

Comme si elles avaient échappé aux douleurs d’une longue histoire

Et cherchaient

Le repos.


Une nouvelle planète dans sa tête

Sans qu’il ne sache comment se lier à ses créatures

Ni comment les abandonner,

Il regarde la planète avec passion

Il la regarde confus

Pose sa tête sur l’oreiller

Et s’endort.

Reflux de vent

Au lieu d’entendre la voix, il la voit

Venir de très loin

Fatiguée, appuyée sur une canne,

Sur ses épaules un chargement de mots destinés à des oreilles

Et sur ses chemins des oreilles qui voient

Et n’entendent pas.


Au lieu de voir la route, il l’entend

Tel un écho lointain,

Comme s’il marchait sur les reflux du vent

Comme si la terre n’était pas de la terre

Mais voix.


Terre qu’il entend et ne voit pas

Et voix qu’il voit et n’entend pas

Comme s’il n’entendait que son mutisme

Comme s’il ne voyait que sa cécité.

L’arrivée

Il se débarrassait d’un objet et faisait un pas

Le lourd fardeau l’empêchait d’avancer

L’empêchait d’arriver,

Il se débarrassait d’objets posés sur son épaule

Et d’autres dans son corps

Dans son cœur, dans ses yeux, dans sa tête, dans sa mémoire

Et avançait,

A chaque fois qu’il se débarrassait d’un objet, il faisait un pas

Et lorsqu’il fut totalement vide

Il arriva.

Il ne vit personne

Celui qui l’a amené sur le chemin, est arrivé avant lui

Celui qui l’a conduit au bord du précipice, était en retard

Il marchait seul et ne savait pas

Qui l’a amené et qui l’a abandonné

Il traversa le chemin, il traversa le précipice

Il regarda depuis le chemin, il regarda depuis le précipice

Et ne vit personne.

Gisant devant moi

Le mort qui gît devant moi est une partie de moi-même

Un jour, je l’ai croisé par hasard et il m’a dit : « Tu es mon proche »

A présent je le vois après une longue absence

Gisant sur mon lit.


Il a dit : « mon proche »

Alors que je ne l’avais jamais vu avant,

Mais ce qu’il a dit nous a liés

Et depuis, je suis devenu

Une partie d’un absent.


Il a dit puis avancé

J’ai entendu et avancé

Nos pas étaient une marche dans l’absence

Je foulais son absence et lui la mienne

Jusqu’à ce que nous nous retrouvions:

Deux parties

D’une absence

Gisant sur un lit.

Il a cru

Il a cru que le sable était un nuage

Tombé et desséché

Gardant de l’espace le souffle des gens qui traversent

Des déserts brulants.

Il a cru que les arbres étaient des mains enterrées

Lors de guerres anciennes

Et l’herbe, des mots que les assassinés voulaient dire avant de mourir.

Il a cru que les oiseaux étaient le regard de morts

Qui cherchent leurs yeux

Et les pierres des têtes

Qui cherchent leurs corps


Et il a cru

Que tout ce qu’il croyait

N’était que pures croyances.

Autres cultures

Il dit : « il va pleuvoir, il va beaucoup pleuvoir »

Depuis, il est resté assis à attendre la pluie

Un œil sur le ciel

Un autre sur le sable

A la fin ses yeux se séparèrent

Un œil sur la terre et un autre dans le ciel, et il perdit la vue

Ni nuage, ni espace

Ni sable non plus.


Il dit : « je sèmerai de nouvelles plantes

Qui n’ont pas besoin de sable ni d’eau »

Il se crut et il sema une ombre.

Depuis, il dort

Dans la pénombre d’une ombre.

Une autre fois, il dit

Une autre fois, il dit :

« Je vais reconstruire ma vie »

Il ôta une main et mit une fleur à la place

Il ôta un œil et mit un fruit à la place

Il ôta un pied et mit un arbre à la place

Il ôta une bouche, une oreille, un cœur, un poumon…

Et marcha dans son nouveau jardin

A la recherche de sa personne

Sans la retrouver.

Les fourmis veulent traverser

Mets-la ici, sur la pierre qui fut une tête,

Cette tête, pour qu’elle aussi devienne pierre,

Et mets l’œil dans le chas de l’aiguille qui fut à l’origine son orbite

Et qu’il quitta pour tisser des fils et poser le monde sur une toile d’araignée.

Ne prête pas attention à ta main, jette-la plutôt

Là-bas dans la poubelle

Avec la première main qui a pétri l’argile.

Sors tes oreilles de leur ouïe

Vers l’espace sourd

Et écarte tes pieds du chemin,

Les fourmis veulent traverser

Et chanter

Sans être entendues

Ni vues

Ni touchées.

Ferme la porte aussi

Ferme la porte aussi

Des membres de ton corps pourraient sortir et s’égarer

Ils pourraient te prendre au dépourvu, sortir dans la rue

Et devenir les membres d’un passant inconnu,

Il faut verrouiller les membres

Pour qu’ils restent à leur place.


Ferme la porte

Sinon tu seras l’inconnu qui

Passe à l’improviste devant ta maison

Et disparaît.

…Baisse les cils

N’emmène pas ton œil en promenade

Il risquerait de s’égarer ou de te perdre de vue

Il risquerait de suivre des passants pressés ou

D’entrer dans l’œil d’un aveugle

Et déterrer les souvenirs de ses visions d’où

Tu es absent.


Laisse ton œil à sa place

Et baisse les cils

Tu verras de nombreux passants sous ta paupière

Tu verras tout un univers

Dans ta cécité.

Le sommeil des galaxies

Il se pencha sur une pensée et s’endormit

Il inonda des terres lointaines

Sur des planètes lointaines

Qui émergèrent sur son oreiller, et il chanta

Pour qu’elles s’endorment.

Avec sa couette il couvrit des galaxies froides

Des galaxies affamées qui pleuraient sur son lit.

Il leur chercha du feu

Il leur chercha de la nourriture.

Dans le vestibule d’une vieille cuisine demeurait sa mémoire.

Et aujourd’hui encore il berce sur son bras des galaxies

Dans l’espoir qu’elles se taisent

Et s’endorment.

Où est le jardin ? Où est la maison ?

Les arbres et les légumes dont il rêva, il les sema

Dans un vaste jardin

Et lorsque vint le temps de la récolte

Au lieu d’un bras, de son épaule sortit une brise qui dit :

« Je veux jouer dans le jardin »,

Il quitta les arbres et les légumes

Et laissa la brise jouer.


Il dit : « je bâtirai une maison

Dont les chambres seront les jardins de mes rêves »

Il construisit beaucoup de chambres

Et lorsqu’il y entra, il s’égara

Et ne parvint plus à savoir où était la maison

Et où était le jardin.

Mémoire d’un oiseau

Il regarda dans l’espace, subtilisa la mémoire d’un oiseau et la mit dans sa tête

Il traversa pays et continents

Champs et forêts, monts et vallées

Et déposa ses œufs dans de nombreux lieux

Où il ne fit que se poser

Sans songer à y revenir.


Il regarda dans l’espace et subtilisa la mémoire d’un oiseau migrateur.

Chaque soir

L’oiseau se refugiait dans sa maison et dormait dans son lit

Pendant que lui

Volait dans l’espace.

Autres lignes

Dessine-toi en fleuve et laisse couler de toi

Quelque chose pour le bord du précipice, pour les cailloux, pour la mer et pour la vapeur.

Pour l’eau, coule avec les lignes de ton dessin.

Ton eau échappée du Déluge sans arche ni Noé

L’eau qui erre

En attendant ton dessin

Pour connaître son cours

Dessine-la

Et dote l’herbe de quelques-unes de ses lignes

Peut-être qu’au bord du précipice, l’herbe aimerait être une autre créature

Dote aussi de lignes les cailloux

Peut-être veulent-ils bouger

Dote la mer de lignes

Peut-être a-t-elle envie de nouvelles vagues

Dote la vapeur de lignes

Peut-être qu’elle aimerait retourner à toi

Si elle en connaissait le chemin.

N’oublie pas l’arbrisseau

N’oublie pas l’arbrisseau

Que tu as planté avant que tu ne deviennes eau,

Féconde-le de ton autre eau

Peut-être que, lui aussi, aimerait devenir une autre créature

Peut-être qu’il voudrait une descendance autre que celle du premier fruit, accrochée aux branches

Féconde-le avec ton eau qui court

Peut-être qu’au lieu de fruits il voudrait des enfants qui courent

Et jouent autour de lui.


Les arbres aussi ont le désir de marcher et de voyager

Le désir de mère d’avoir des enfants

Qui ne meurent pas sur place,

A leurs racines embrasse les arbres de ton autre eau

Et laisse-les sortir de terre

Et marcher.

La perplexité de la main

Il ouvre sa main et voit des cohortes de gens à pied

Qui circulent dans ses veines,

Vers où vont-ils ?

Vers son cœur ?

Ou vers les murs et les portes lorsqu’il les touche ?


S’il touche les choses

Vers elles partent-ils ceux qui résident dans ses veines ?

Il ne le sait pas

Et oscille entre

Toucher quelque chose

Ou garder sa main

Dans le vide.


Ni dans le sable ni dans les becs des oiseaux

Les oiseaux le reconnurent à ses yeux

Où des fourmis vivaient encore,

Il dit : « je vais reconstruire ma vie », mais

Sa vie resta la demeure des fourmis

Les oiseaux le connaissaient bien, depuis l’époque où ils cherchaient de la nourriture dans son jardin.


Il voulut sortir du sable et se reconstituer d’air

Une part de lui s’envola

Une part resta dans le sable

Une part s’éleva et disparut

Une part s’enfonça et devint introuvable,

Lorsqu’il voulut récupérer ses anciens membres, ils s’étaient déjà éparpillés

Et il ne vit plus jamais de fourmis dans le sable

Ni dans ses yeux

Ni dans le bec des oiseaux.

Il était là-bas

Il monta haut dans l’oubli

Et à la vue d’un vieux fantôme

Il glissa sur un souvenir et retourna

Au précipice.


Toutes les échelles étaient fabriquées par des gens qui n’aimaient pas les hauteurs

Et qui avaient oublié comment fonctionnent leurs pieds

Lui était assis avec eux

Silencieux comme eux

Sans histoire ni souvenir

Et le temps passait comme une mouche,

Inaperçu.

Autre œil

Par les brèches de son égarement

Il voyait,

Son œil est à présent une brèche d’égarement

Sphère qui tourne dans son sommeil.


Il ne voulait de son œil qu’un

Sommeil léger

Œil dont les cils sont des chemins pour les passants

Si l’un d’eux glisse

Il tombe dedans.

Œil qui garde, même fermé,

Ses vivants et ses morts.

S’il voulait dans le passé observer le monde, à sa surface aujourd’hui

La poussière de tous les univers.

Poussière de lieux et d’époques réduites à

Un point

Sur sa paupière.


Juste une poussière

Un point voulu

Dans son œil fermé.

Autres créatures

De sa brise qui passe naissent des créatures

Aériennes qui n’ont pas de lieu précis

Mais qui occupent tous les volumes

Et prennent toutes les formes.


L’espace dompté de lui-même par la vacuité

Créa pour lui les oiseaux,

Et la terre qui contempla longtemps ses déserts jusqu’à créer ses arbres

Abrita ses oiseaux

Plumes invisibles

Et ailes qui n’ont pas besoin d’air.


Une Terre nouvelle tourne dans son cœur

Dans sa brise de nouveaux passants

Inconnus des chemins empruntés par les vents anciens,

Passants sans forme ni ombre

S’ils voulaient un foyer

Les creux de son souffle

Suffiraient

A les loger tous.

Au bord du bégaiement

Commence son bégaiement,

A l’extérieur des mots

La forêt qu’il regarde et à laquelle il veut dire quelque chose

Ramasse ses arbres et s’éloigne

Du souvenir de ses premiers hommes

Et de ses premiers animaux.


Il prononce des fragments de mots, des parcelles de distances

Et pour marcher

Il s’appuie sur le vide autour de lui

Et sur la canne taillée dans son sommeil.


Au bord du bégaiement,

Un simple point

Pour passer

Ou tomber.


Et il veut

Poser la langue à sa frontière

Poser une oreille

A l’intérieur du point.

Presque

Il s’appuya

Presque

Sur une brise

Et laissa sa conscience sommeiller un temps long

Et aérien.


Il s’appuya

Presque

Sur une ombre

Qui cousait des chemises au vide pour que celui-ci

Ne refroidit pas en s’emplissant.


Il est presque sur le point

De dire quelque chose

De regarder quelque chose.


Presque

Sur le point d’abandonner ombre et conscience

Et de s’appuyer

Sur sa cécité.

Souvenir d’air

Il ne sait pas comment

En l’absence d’air

Il respire,

Peut-être s’agit-il d’un souvenir d’air

Qui traverse maintenant ses poumons.


Le souvenir aussi passe dans les poumons

Et le souffle parfois n’est pas air

Mais souvenir

Ceux qui entrent et qui sortent avec sa respiration ne sont pas ses parents ni

Des résidents mais des visiteurs passagers

Et lui n’habite pas dans sa respiration mais

Dans leur passage.


Il ne sait pas d’où vient son souffle ni où il habite

L’air le traverse

Et lui

Traverse ceux qui l’habitent.

Le voyage

Vers lui, immédiatement,

Sans bouger ni ciller

Comme s’il avait supprimé le sable, l’arbre et l’espace


Il pense être en lui

S’il bouge, il se perd

S’il fait un pas

Il n’arrive pas.

Sa langue

Sa langue, souvenir d’un souffle

Protégé

Dans son silence.

La langue

Ni l’appelant appelle, ni l’appelé écoute        c’est le vent

Qui converse avec son propre passage.

Il balance des mots dans le vent

Non pas pour dire quelque chose mais

Pour que les articulations des mots tombent en pièces

Et disparaissent.


La langue est dans ses infimes parcelles

La parole est

L’effacement de la voix.


Dans l’anéantissement des lettres

Dans le vent

La langue.

Le chemin

Efface aussi cette ombre dessinée par ton passage,

Tu as cru la route un dessin pour des chemins

Et la marche, des pas sur des dessins

Mais la route n’était pas des pas

Elle était l’ombre

Effacée.


UN PONT DE VOIX

                                                    Salah Stétié[1]


Il faudrait pouvoir lire les poètes sans pensées préconçues, sans interprétation trop vite formulée, sans appropriation subjective non plus et en n’estimant d’eux, de prime abord, que la finesse ou au contraire la violence du parfum (de l’odeur) qui monte de leurs mots, de la corbeille de mots plus ou moins savamment tressés qu’ils nous offrent. Tout poète est d’une certaine façon le premier homme qui prend la parole, – pour dire. Dire quoi ? Les seules choses qui comptent, les mystères, les énigmes, les secrets. J’ajoute que tout, pour un poète, est mystère et que tout lui est énigme et secret : la naissance, la mère, l’amour, la présence-absence du monde, la souffrance, le dépérissement, la mort. La mémoire, ses opacités, ses fragilités. La parole, son jaillissement, son inadéquation aux choses et au sentiment sur les choses, sa miraculeuse adaptation parfois à ce que l’homme porte en lui comme un enfant dans le sein d’une femme et qui exige d’être expulsé et qui finit par l’être. L’homme est dans le temps : ce mystère. L’homme habite l’espace : cette énigme. L’homme est un pays traversé, irrigué, épanoui, inquiet également, angoissé même d’être, pour le temps et l’espace, rien que l’examen d’un passage. C’est – il faut bien qu’on me comprenne – le poète qui est au centre de ces forces invisibles et le plus souvent de peu de conséquence à l’échelle du théâtre du monde, de ces tourbillons impondérables dont il est l’objet et l’occasion, – et aussi le formulateur. Poète est celui-là pour qui tout est poésie parce que tout, ôtés les mythes provisoires et les supra-structures inventées, le réel, et lui-même au cœur de ce réel, ne sont que nudité. Poète est celui en qui parle la nudité du monde, les enfances du monde accolées à sa propre enfance, éternelle. Les avancées de l’âge n’y feront rien. Poète est celui qui n’a jamais guéri de sa toute première cicatrice, de sa première goutte de sang transparue et demeurée en lui torrent.


J’ai dit du poète qu’il était “au centre” de ce qu’il était, mais j’ai oublié d’ajouter dans la suite de Juarroz, que, pour notre modernité si hasardeuse désormais, il n’existe plus de centre nulle part et que nous sommes en quelque sorte les localisés inlocalisables du décentré. Oui, désormais, face aux permanences léguées par l’histoire en ses antiques racines crues d’éternité – éternité originaire et future – nous n’habitons plus, dans la vitesse acquise et le vertige d’un temps qui nous échappe et semble n’aller qu’à sa perte, que l’indéfini du hasard, ses sursauts, ses entremêlements, ses impasses et ses chutes. Homme fractionné, homme parti en éclats, dans l’espace et le temps fracturés, déchirés, défaçonnés. Homme à la recherche de morceaux  de lui-même égarés ou perdus au sein d’un destin mutilé, réduit à n’être plus que de l’être en lambeaux.


On peut trouver que je mets du temps à nommer l’auteur de cette anthologie et à parler de lui. Erreur. Dans tout ce qui précède, je n’ai fait que décrire la poésie de Wadih Saadeh, poète libanais vivant en Australie, écrivant en arabe et que, ce faisant, j’ai tenté de dessiner la carte de géographie de sa parole dans le climat de profonde mélancolie et, disons le mot, de désastre qui est le sien. Étrange paradoxe de ce type de poème qui dit, dans la dislocation des certitudes, l’amour porté par le poète à la vie cependant que cet attachement à la vie dans ses détails les plus ténus, les plus éphémères, souvent arrachés à leur contexte, est éclairé par le soleil de la mort. Wadih va jusqu’à écrire dans ces cahiers qui accompagnent ses textes proprement poétiques et qui lui servent de journal de voyage – pensées et sentiments entrelacés – et d’art poétique aussi bien : « L’écriture est synonyme de la mort ». On dirait même qu’il écrit contre son gré, face à l’impérialisme entr’aperçu du néant : « Nul lieu pour les mots. Ils sont un état d’absence. Un état impossible. Ils viennent et s’en vont comme une ombre. Ils n’ont ni visage ni taille ni lieu ». Et encore : « Des ombres, des ombres, et nulle trace ». Alors, à quoi bon ? C’est là la position philosophique de quelques-uns de poètes et même de non-poètes que nous privilégions dans l’attachement complice que nous ressentons pour eux et pour leur œuvre : Ezra Pound, Henri Michaux, Juarroz, Artaud, Beckett, – pour ne citer que les plus grands, les plus significatifs, ceux dont il arrive peut-être à Wadih Saadeh de feuilleter les livres avec émotion, une émotion qui, au-delà du désarroi existentiel, n’exclut pas un certain romantisme. Car le nihilisme n’est peut-être que l’ombre de l’amour et le romantisme peut être une ouverture sur du vital :


« Ô toi qui possèdes la serrure sacrée, ô gardienne de la porte, ô femme du loquet, ô mère des enfants, nous voulons de l’amour, nous voulons un lieu.

« Que l’eau monte, que la mer se trouble, que la terreur tyrannise les fleuves. Je veux un peu d’eau. Seulement pour que ces poissons dans mon bassin ne meurent pas. »


Voilà donc l’espoir de ce poète : espoir désespéré. Au siècle dernier, un grand moraliste français d’origine roumaine, E.M. Cioran, qui fut l’un de mes plus singuliers amis, avait intitulé l’un parmi les premiers de ses ouvrages : Précis de décomposition. Il y a de cette décomposition, de cette ardeur à nier et à se nier à la base de l’inspiration poétique de Wadih, avec aussi parfois la “loufoquerie” présente dans le théâtre d’un autre Roumain se réclamant, lui, non du nihilisme mais de l’absurde, Eugène Ionesco. Cette loufoquerie n’est pas absente de certains poèmes de Saadeh et le traducteur avec habileté a su la restituer dans la mesure des possibilités d’une traduction, l’arabe étant face au français langue de nature gnomique, ardente et ardue. J’aurais à titrer moi-même cette anthologie réussie, je l’aurais sans doute intitulée du titre d’un de ses chapitres et non sans une arrière-pensée à la Cioran ou à la Michaux : “Récupérer une personne dissoute”, qui est, me semble-t-il, un intitulé fortement signifiant.


Mais il ne s’agit pas seulement de récupérer : il s’agit pour le poète d’unifier, de réunifier le dispersé, là où ce n’est pas tout à fait impossible. Il note : « Je n’ai rien à dire. Je veux seulement parler, fabriquer un pont de voix qui me relie à moi-même. Deux rives éloignées que je relie avec ma voix ».


Peut-être une sérénité, tremblante et éphémère, est-elle ainsi conquise. Dans un poème dédié mentalement à Allen Ginsberg, poète que j’aime et que moi aussi j’admire, Wadih Saadeh écrit, sans jamais oublier l’ironie mélancolique qui lui sert d’ombre :


La fumée, Allen,

La fumée et de jolis tintements !

De l’autre côté, sur la plage

Le sable se tient debout seul

Parfois les poissons lui sortent une pierre

Pour qu’il s’assoie,

Est-ce une scène convenable ?

Dans ma main un jour tué

Et je voudrais l’enterrer calmement


Salah Stétié

Poèmes de Wadih Saadeh traduits de l’Arabe par Abdenbi Hader: [2]

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Ce jour-là


Quand ils charriaient les pierres de sa maison

Il ne pouvait même soutirer ses membres et ses souvenirs parmi les décombres

Ces décombres étaient sa vie

Et sa vie se heurtait à lui

Dans la falaise de ce jour-là

Perpétuellement.

Ils chariaient ses jours comme ils charriaient les glaces

Et des gens et des champs fondaient

Dans ses yeux et il les épanchait

Goutte à goutte

Sur les meubles, sur la pioche, sur la jarre d'huile

Et sur la jarre d'eau qu'il a remplie ce matin

Pour leur servir de l'eau fraiche.

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Compagnons


Il s'est assis au balcon

Essayant de serrer la main aux doigts d'un vent

Qui frisait ses cheveux,

Il dit: une main

Quand le vent a fait vibrer la rose

Quand le ciel luit d'un élair il dit: un regard

Et il dit sans doute un sourire

Qui s'est un jour envolé d'une bouche dans l'air

Et il pourrait arriver maintenant

Pour me tenir compagnie.

Il s'est assis au balcon

Essayant de récupérer des visages

Pour emplir autour de lui

Les chaises vides.

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Alors


Ce qu'il a vu en dernier

Est une chatte lui faisant adieux à la porte

Qu'il a fermée et retouné

Et l'a réouverte

Afin que les voisins entrent comme d'habitude

Quand ils viennent.

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Chasseurs


Avant de se faire abattre les uns les autres ils s'entraînaient

De longues années

À chasser les perdrix

À lancer des cailloux dans l'espace

Et les graver de plomb

Ils s'entraînaient à déplumer les ailes

Et en faire des balais

Et essayaient d'emplumer

Leurs bras

Pour devenir des oiseaux

Et ils s'abattèrent

Comme des oiseaux.

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Regard


Ils quittent leurs yeux et marchent

S'appuyant sur de vieux regards

Sur leurs corps s'étale un silence

S'étalent des effluves funèbres

Des esprits de lieux exterminés

Et dans leur pensée au passage d'une brume

La pluie tombe sur leurs champs lointains.

Ils marchent

Et quand ils se fatiguent étendent un regard

Et s'endorment.

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Ombres


Ils se sont éloignés vers l'eau

Descendant de leurs montagnes telles des ombres douces

Afin de ne pas réveiller l'herbe.

Leurs silouettes passant par les champs

quelques unes se sont séparé d'eux et se sont endormi là-bas

Et des silouettes s'accrochèrent aux roches, s'allongèrent

Et les repêchèrent.

Ils s'éloignèrent jusqu'à ce qu'ils arrivèrent

À l'eau éreintés

Au dessus d'eux le soleil cherchait une aiguille

Pour les relier aux ombres.

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La deviation


Les déviants ont créé des valeurs, nous ont remis une belle civilisation discrète, contre une civilisation dont il est impossible de recenser les cadavres.

Les déviants décédés en asiles ou en prisons,

sont nos véritables pères.

Le fleuve a charrié les normaux,

Les anormaux demeuraient sur le rivage.

Là exactement, sur le sable et les cailloux, où sont nos places, nullement dans le fleuve.

Si une place émerge de l'eau, elle finit par s'écouler.

Nos places sont

sur la rive, on s'y asseoit...et vers l'eau, on tend les pieds.

Ils étaient classés marginaux, paille jetée par le torrent sur les rives, des feuilles, des torchons, des chutes de tissu.

Ils étaient voués au bannissement, à la déjection, à l'excommunication de l'étoffe des hôtes, à l'exclusion du banquet.

Voués à l'incinération.

Mais voilà que le monde s'asphyxie. Car comment pourrait-il respirer sans sa marge ?

Les bannis sont les poumons de la vie.

Le coeur de la vie est la marge.

Sortirions-nous du coeur du monde?

Nous sortons tant qu'il est bourré de sang.

Nous résidons sur la main agitée pour le lointain, parmi les cheveux voletants, dans l'oeil à l'immensité infinie.

À ce moment là, nous serons dans le coeur, le coeur blanc, en brise, nageant dans l'air.

Dans le vide pur.

Dans le coeur de la vie il y a une veine du juste et du bien et du beau, veine dissidente isolée, qui s'appelle la perversion.

Les pervers déambulent dans la veine, legers, silencieux pour ne pas fendre la veine et la corrompre, afin qu'elle ne s'ouvre pas sur les autres veines sanquinaires. Afin que la petite voie reste belle et discrète.

Nos âmes taciturnes et tristes sont les beaux discrets. Les marcheurs de la veine de la perversion.

Nos belles âmes sont les déviants.

Il nous faut démolir ce chemin et se frayer un autre chemin. Saper cet agrégat colossal accumulé au fil du temps et figé dans nos cerveaux en une seule conception et un seul mode de vie.

C'est un devoir de créer une erre différente.

Les erres ne devraient-elles pas changer, du moins comme les serpents font la mue?

Une histoire entière a conduit à l'annulation de l'histoire !

L'histoire de la communauté a annulé l'hostoire de l'individu. Et une histoire individuelle a annulé la vie communautaire.

Une vision unique, une voie commune, ont mutilé les pieds des déviants, assommé les retardataires, arraché les yeux des voyants ailleurs.

La source était trompeuse, et l'embouchure est victime de sa tromperie.

Une source unique et une embouchure unique pour toute l'histoire, de sorte que la source et l'embouchure se sont remplies de déchets et de cadavres.

C'est un devoir de créer une source et une embouchure nouvelles.

Salut aux zones dormantes du cerveau, paisibles comme le vide, ravies comme le néant.

Salut aux cellules encore endormies. Ce sont les cellules de la paix.

L'histoire témoigne que chaque nouvelle cellule qui se réveille, invente une nouvelle méthode de la mort.

Cette raison est sur le point d'exterminer la terre.

Salut à ses cellules déviantes, salut à la folie.

Il faut réinventer la jungle

Et construire une nouvelle erre dont les bannis poseront les fondements

et que surveilleront les âmes des fous.


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Beauté de l'éphémère


Les passants furtifs sont beaux. Ils ne laissent pas le poids d'une ombre. Peut-être une poussière anodine, ne tardant pas à disparaître.

Le plus beau d'entre nous est le renonciateur à sa présence. Le cédant d'un créneau propre par la vacance de sa place. Une beauté dans l'air vu l'absence de sa voix. Une pureté au sol vu sa surface inculte. Le plus beau d'entre nous: l'absent.

Traversant le lieu et traversant le temps avec une fugacité qui ne permet au lieu de l'emprisonner ni au temps de le vanner. Vanneur de soi au sein des vents célères ne laissant de paille pour son aire ni de blé pour le champ d'autrui. Il est retiré de la condition de la marche pour l'arrivée. Retiré de l'arrivée.

Le passant furtif comme un ange migrateur. Ne laissant une résidence pouvoir devenir lieu de péché. Ne perpétrant de péché, ne perpétrant de résidence.

Furtif sous un soleil qui ne l'effleure point, sous une pluie qui ne le mouille point, sur un sol dont il ne garde aucune trace. Furtif sans trace ni leg ni héritage.

N'ayant résidé pour apprendre une langue. N'ayant résidé pour s'imbiber des traditions. Il n'a ni langue ni traditions ni maîtres ni disciples. Passant par delà la langue, par delà les traditions, par delà les hiérarchies et les noms et le mimétisme.

Sans nom, par delà l'appel et l'interpellation.

Et par delà les signaux, hormis le signal du passage.

Et sans voix, car la voix est un poids dans l'air.

Car la voix pourrait heurter une autre. Elle pourrait écraser une autre voix dans l'espace. Elle pourrait gêner les brises.

Et sans désir, car le désir est résidence, constance.

Les passants furtifs sont beaux. Ils ne résident pas dans un lieu pour y laisser une horreur. Ils ne demeurent pas assez pour laisser une tache dans la mémoire des résidents.

Ceux qui ont résidé longuement avec nous ont laissé des taches sur l'étoffe de notre mémoire on ne sait comment l'effacer.

Des taches douleureuses sur les places, où que ce soit , de sorte qu'on ne peut plus nous y asseoir.

Les résidents pour longtemps extorquent nos places. ils transforment nos meubles en leurs propres lambeaux. De sorte qu'on s'asseoit quand on s'asseoit sur leurs côtes sur leurs ossements. Les résidents écrasent les résidents. Tandis que les passants n'écrasent personne et personne ne les écrase. Ils ne foulent point de créatures et n'apesantissent point les pas sur une terre. Même l'air ne les aperçoit qu'un instant.

Sans angoisse ni regret ni Dieux ni adeptes. Ils ont une seule foi: le passage.

Les renonciateurs aux lieux aux patries aux parents et aux enfants. Les briseurs du carcan. Les destructeurs du noeud coulant construit en acier du lieu et du temps et de l'appartenance.

Ils succombent l'un après l'autre, ceux attachés à la résidence. Ils succombent avec leurs patries devenues illusion. Avec leurs appartenances devenues mensonge. Avec leur paternité devenue fardeau. Avec leurs croyances qui nous tuent et les tuent et tuent la vie.

Les passants n'ont pas de victimes. Est-ce pour cela qu'il faudrait, pour sacraliser la vie, sacraliser le passage furtif, sacraliser le suicide?

Avec la promptitude du battement d'oiseau et l'ouverture de la brise pour l'aile. Avec la promptitude d'ouverture de l'air du passage et la fermeture de l'air du départ.

Des passants furtifs, comme un instant de surgissement.

De l'oiseau ils empruntent une voix, du rameau un regard, de la fleur une senteur hâtive.

Leurs oiseaux sont pour le chant et le départ et non pour la séquestration en des cages ou leur éternisation, momifiés, dans des vitrines. Leurs oiseaux sont l'âme migratrice et non le plumage résident. Et leurs fleurs sont le parfum égaré hors du flacon.

À part les nomades, et les indifférents et les gâcheurs de résidence et les possédés et les morts, qui aurait découvert la beauté du passage?

Et quel moment peut découvrir la vie mieux que le moment de l'absence de la vie ?

Est-ce pour cela qu'il faudrait se lier d'amitié avec le départ plus que de se lier d'amitié avec la résidence ?

Et est-ce, pour cela, que notre vie devrait être seulement un entraînement à la beauté du départ ?

Nos plus beaux sont les défunts. Nos plus beaux sont les suicidés. Ceux qui n'ont rien voulu et rien ne s'est emparé d'eux. Ceux qui ont fait un pas unique dans le fleuve, suffisant pour découvrir les eaux.

Nos plus beaux sont ceux qui ne sont pas entre nous. Ceux qui nous ont quitté legers, cédant, avec humilité, leurs places pour des gens qui pourraient venir maintenant, à cette fête.

Fête insignifiante, malgré cela les attachés à la résidence ne laissent aucune place !

Mais pourquoi les places, tant que les festoyeurs commencent en hôtes et dégénèrent en ennemis?

Passons donc prestement avant que les poingnards ne nous avalent, avant que nous soyons le mets du banquet.

Le moment d'arrivée à la cérémonie est toute la beauté de la cérémonie. Après, immédiatement, la beauté est justement: partir.

Le pas partant est toujours le plus beau.

Les partants se mêlent à la brise. Et quand nous nous levons pour leur faire adieux, disons adieu aussi à leur souvenir. Car le souvenir entrave leur départ, il les remet à leur place, les rend inertes.

La mémoire entrave les désireux de la mort. Et rend les désireux de la vie morts.

Qu'on l'enterre alors.

Qu'on enterre la mémoire en chantant.

C'est une fête insignifiante en tout cas, mais puisque nous sommes arrivés, qu'on chante et qu'on danse.

En quelques secondes, nous pourrions être beaux.

Mais notre plus beau restera: l'absent.

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Morts endormis


Ils étaient nus

Et avaient des enfants

Desquels ils caressaient les cheveux le soir

Et s'endormaient

Ils étaient nus et simples

Ils suaient durant la journée, souriant

De retour ils s'arrêtaient devant les vitrines

Mesurant de leurs regards des habits pour leurs enfants

Et s'en allaient

Ils avançaient deux pas et touchaient

Avant la brise de l'aube les troncs d'arbre

Et sous leurs regards des rameaux fructifiaient

Sous la neige de janvier

Alors que leurs faux désiraient les champs

Et l'air toujours prêt à leur appel

Quand brusquement le blé muta en carcasse

Et la brise devint herbe croissant sur leurs corps

Ils étaient nus

Et le soleil chaque soir

Remettait sa douce couverture de soie

Sur leurs âmes.

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La mort, à l'aube


Ils ouvrent leurs portes avant le lever du soleil

Ils ouvrent les deux volets

Pour que le soleil entre entièrement.

La brise de l'aube

L'arrosage des roses à l'aube

L'amour de la vie à l'aube,

Et à l'aube

Un rayon entra

D'une fente de la porte

Et créa une nuance blanche

Sur des cils fermés.

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Visite nocturne


Ils faisaient à leurs enfants les contes

De l'ange gardien et du labour

Du passereau qui est venu ce matin

Et a chanté sur le mûrier à leur fenêtre

Ils leur parlaient des raisins

Qu'ils venderaient et leur achèteraient des habits neufs

D'un trésor

Qui serait le lendemain sous leur oreiller quand ils s'endormiraient

Mais ils étaient arrivés

Interrompu les contes

Laissé une tache rouge sur le mur

Et sortirent.

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Ciel secret


Ils l'ont trouvé

Sa main bleue et détendue

Comme l'aile du guêpier

Sa bouche était légèrement ouverte

Comme s'il s'apprêtait à chanter.

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Feuille


Taciturnes, Ils l'ont porté

Et l'ont laissé là-bas, à l'esplanade

Dans le champ des crucifix et des épitaphes

Dans l'immense esplanade avec ses compagnons

endormis.

Il avait dit:" je reviens,

La clé est sous le vase des roses"

Dont une feuille était

Encore dans sa main.

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Objet sur le seuil


Il était mort mais

Il sentait leurs doigts sur son front

Ils l'ont étendu au milieu de la maison

Sur un matelas qu'ils avaient loué

et il aimait acheter un pareil,

Ils l'ont étendu et l'ont vêti d'habits

Qu'il voyait dans les vitrines de la ville

Et quand ils l'ont porté

Il a laissé un objet étrange sur le seuil

Et chaque fois qu'ils entraient

Ils tremblaient sans savoir la cause.

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Mots


Les mots qu'il avait dits

Sur les chaises, à la bibliothèque, sur la literie, et le mur

Ils ont fait venir une bonne qui a nettoyé la maison

Elle a nettoyé les meubles et les récipients et la pierre

Ils ont apporté de la peinture

Apporté des voix neuves

Et n'ont cessé de les écouter.

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Départ


Il toucha la porte de la maison et partit

Laissant sur le cadenas quelques uns de ses souffles

Il les a vus le regardant:

Le cadenas qui freinait au delà le hurlement de la nuit

Et la porte dont le matin

Montait des fentes,

Ils les a vus se décompasant et redevenant

Sécheresse sur la route et masse de rouille

Il a vu les murs revenant aux montagnes

Pierres solitaires et tristes

Et le compacteur sur la terrasse redevenant

Roche dans une forêt lointaine

Et le toit qui versait deux larmes en hiver

Pleut comme un escarpement désepéré.

Il toucha la porte de la maison et partit

Laissant une fleur dans la serrure

Et au dessus du toit une brume

De ses regards.

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Revenant


Il s'est vautré

Moitié sous le toit

Et moitié sous le ciel.

Beaucoup l'ont entouré

Aujourd'hui il est revenu

Ils l'avaient amené colorié de sang et de terre

Ils l'ont étendu au balcon

Et des gouttelettes d'eau

Descendaient d'une brume

Sur ses pieds.

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Bagages modiques


En ce moment

Alors que je converse avec le soir comme deux ouvriers sortant d'usine

apparaît face à moi un avenir étrange

Il suffit de le regarder pour qu'il pende sur les vallées.

En ce moment, pend un avenir

Je lui dessine un réseau afin qu'il arrive sauf

Sinon, du moins, sa valise où je suis;

Ainsi j'arriverai

Telle une carcasse ardente qui sort d'une caserne et se promène

Et m'entretient de sa vie

De sa peau rare

De ses enfants qu'elle a eus de moi à l'étranger

Elle m'envoie chaque soir ses mots nus d'un pays lointain

Puis elle m'interroge : que feras-tu cette nuit

Que feras-tu cette nuit, ô wadih, de ma vie !

De ma bouche où se vautrent des cris

Où se vautrent des bagages modiques

Sort un petit mot d'adieu

Que n'entendent même les assis dans mon oreille.

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La voix


J'ai envie d'écrire un roman sur une voix, sortie un jour d'une bouche et s'est perdue dans l'espace, et son auteur court après elle pour la retrouver.

On dit que la voix ne meurt pas, elle baisse petit à petit, mais elle ne meurt pas.

j'ai envie d'écrire un roman,

à propos de l'impatience de son auteur

À la rencontrer une autre fois.

Un jour il dit une chose étrange

Et sa voie ondula dans l'espace et se perdit

Et il se perdit lui après elle

De sphère en sphère se heurtant à l'air et aux restes des voix

S'éffaçant derrière sa parole

Ne sachant laquelle est sa voix

Ni sachant ce qu'il a dit.

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Absence


Ce jour-là

Sous un chêne de la place

Seulement deux bancs en pierre vides demeurèrent

Ils étaient taciturnes

Ils se regardaient

Et larmoiyaient.

Arbre

Il fit deux pas et toucha

Une plante qu'il avait semée la veille

Une sève jallit de ses mains vers ses nervures

De ses yeux sortirent des feuilles pour ses rameaux

Et quand il voulut retourner

Il ne quitta pas sa place

Ses pieds s'étaient déjà transformés

En racines.

Printemps vert, ciel bleu

Il ne peut rien faire

Seule la chatte s'assoit près de lui

Il la chatouille, caresse sa laine douce, lui dit un mot

Qui ne signifie rien mais seulement pour entendre sa voix.

Un rayon frêle entre dans sa chambre et s'assoit dans le canapé

Il reste un instant près de sa jambe, puis il part

De temps en temps l'effleurent des souffles d'air

Il ne sait pas s'il devait les utiliser pour dire quelque chose

Ou pour respirer

Le seul signe de vie à l'exterieur est une petite tache d'humidité sur le mûr

Et une photo dans son cartable fumant sa pipe

Il peut se passer de la vie par les photos, et il se met à chanter:

Printemps vert, ciel bleu

Au matin se lève le soleil et dans la nuit se lève la lune

Les points cardinaux sont quatre et les saisons sont quatre

Et des quatre points cardinaux et des saisons proviennent les lapins et les vents et le chant

Et sur la colline un caillou, sur la colline un caillou.

Et il calîna sa chatte tendrement

caressa sa laine douce

Et s'endort.

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Ma mère


Elle mit l'ultime goutte de son seau sur le basilic

Et s'endormit tout près

La lune passa et le soleil arriva

Et elle restait dormante

Ceux qui entendaient sa voix chaque matin

Pour une tasse de café

N'ont pas entendu sa voix

Ils l'ont appelée de leurs petites terrasses, ils l'ont appelée des champs

Ils n'ont pas entendu sa voix

Et quand ils arrivèrent

Une goutte d'eau suintait

Encore de sa main et rampait

Vers le basilic.

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Mon père


Avant que son visage ne soit devenu forêt

Tant d'arbres ont traversé sur ses mains

Il était comme les voies

Qu'il contemplait assis sur son escalier

Comme la pierre de sa maison qu'on a cru qu'elle s'inclinerait

Et tendre comme de l'herbe et aussi

Comme les éperviers migrateurs

Il n'avait rien dit avant que son visage ne se soit transformé en forêt

Seulement quelques arbres en sont devenus blancs

Quand la neige sur la montagne était partant

Et des arbres ont allongé leurs racines et un buisson

A éclos de son sol.

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Les eaux les eaux


Je volette

Non que ce soit cage ou forêt

C'est que le vent me bat

L'air est abondant et les ailes exauçant

Mais

Sont territoires tous ces territoires

Incliné sur le fleuve

Ne voulant m'asseoir

Incliné

Ne voulant me lever

Eau et friselis

Et de l'eau pour les troncs vieux

Foule marchant dans l'obscurité

Et silence

Au commencement j'étais un été allongé

Et la tête de mon adversaire suspendue aux rameaux

J'étais bellement mort dans un vaisseau

Glace d'oubli étrange sur un archipel

Et je lance

Les anneaux des promesses maintenant

Je bâille de la fleur jusqu'à la fleur

Je lance les anneaux

Et m'endort

J'ai une jument je ne sais qu'en faire

Je la monte

Pour me divertir

Pas d'eau

Pas de troncs

Pas de foule

C'est une simple illusion

Et pas de temps afin que tu dises adieu

Tous ceux que je connaissais

Sont mort

Et quiconque je connaisse meurt

Ici à l'île d'aurore j'étais poissonier

Qui héritait les roseaux

Au matin écuyer

Et le soir je me mis

À contempler le crépuscule

Des oiseaux noirs picotent le pain de ma tête

Condamné à mort

Et au souvenir d'une colombe de neige

À qui j'éparpillais le grain durant l'hiver

Nous étions seuls à la forêt

Il n'y avait rien à dire

Nous nous tûmes et regardâmes le ciel

C'est la cité des morts

Moi de mes yeux obscures je les vois

Ils emplissent l'allée

Avachi,

Mes yeux crevés

Mais je vois

Et j'attends

À l'ombre du mur

Voici mon bâton

Serpent droit

Il m'a ouvert un chemin

Et lors de mon long voyage lance en main

J'ai entendu une voix

(Comme des eaux abondantes et du cuivre pur),

Et mort...

J'étais sureau amoureux au champs de mon père

J'étais hameau au milieu de la brume

Je l'aperçois d'un vieux carrefours

Les cours d'eau confluent dans mon visage

Et les enfants sont rentrés aux maisons

Qu'y a-t-il dans ces montagnes alors

Sinon que la rivière s'écoule

Que je dégage la voie au passant étranger

Je lave les cailloux

Je laisse sur les rives des roseaux

Et je passe

Les eaux les eaux

Les directions sont lugubres

Et multiples

Comment retourner chez les miens ainsi rempli

de vents

J'attends les oiseaux migrateurs

Afin de rendre mon amour aux montagnes

Je vais partir

Mais je retourne

Pour jetter mon bois

La forêt m'a octroyée un autre jour

Le lent rampant sur les feuilles m'a invité

Et la grive silencieuse

Est passée

Au-dessus de ma tête

J'étais désaltéré rempli de nuages

Je me suis incliné alors sur ma source

Et j'ai versé les larmes

Aurore s'est endormie dans un champs aride

Et elle n'a pas vu de coprs montant au ciel

Ni non plus du sel qui marche

Elle n'a vu que des pieds

Et du sel dans la mer

Si cette mer

Est mouillée

Si ce bois sec est vraiment sec

De quoi l'homme va-t-il s'oindre pour dormir?

L'aigle a plié ses ailes sur la vieille source

Revenant au sommeil

Une oiselle sage

Sait que ce qu'il a vu

Est tristesse immémoriale

Dans les montagnes

Une herbe invendable

Voilà que je marche seul sous la pluie

Je marche seul et je m'écris

C'est ici la terre, c'est ici la terre

Un nouveau né

S'expose maintenant à l'air

(Gardienne du portail ! Femme du verrou ! Détentrice du cadenas sacré !

L'eau de ton maître est en moi, elle est en moi

Qu'elle aille à la terre

J'ai foulé la terre sanctifiée

Forêt de l'ombre immense

Et des premières eaux

Verdoyante aux genoux éloignés

Et lorsque je me suis élevé, se sont élevés avec moi tous les poissons

La houle se troubla et la joie s'éclipsa de la surface de la mer

Et la panique envahit

Les hautes rivières)

Goutte à goutte

Les morts descendent à ma porte

Et une barque s'arrête pour moi sous le soleil

Et une pléthore de frissons

Rejoint le sable

Eau éternelle

Je suis l'être lavé au fleuve de l'éternité

(J'étais beau comme une forêt

Blanc comme le soleil dans l'eau)

Je menais paître mes moutons sur la cime de la montagne

Et devant la belle

(Comme un fleuve qui s'éloigne de la source)

J'ai quitté la vie

(Je suis maintenant la plume bleue

Délaissée par l'oiseau aux épines)

J'ai jetté l'aiguillon de l'épouvante comme un petit paon

Je suis un champignon amoureux

Sous la flèche

Rien ici

Rien que l'herbe du silence

Pourquoi effarouché-je les antilopes de mon insouciance

Que ces agneaux paîssent doucement

Qu'ils paîssent doucement

Et qu'ils se vautrent

Je ne suis point le pâtre ni les brebis non plus mais

Je m'attendris sur les eaux

J'ai laissé ma jarre à la source

Et j'ai rebroussé chemin

Le soleil m'a longuement éclairé

Et j'ai émis tout mon beuglement

Céramique aux montagnes

Le filet se purifie par soi-même du sel

À quoi sert que je lance mon affection sur l'eau

Que j'expose mes anges aux rêves

Ma nuit aux anges

Que j'ouvre mon réceptacle d'aimance

Quitte à corrompre ma distraction

Le temps guérrit sa tournure

Lentement

Et dissipe le manque sur mes rivages

*Note du poète: les passages entre parenthèses sont inspirés d'Eliot, de la vision de Jean, de Shakespeare, de textes sumériens et pharaoniques et d'Octavio Paz.

•Note du traducteur: Aurore est la femme du poète.

Les suicidés

Défonceurs de limites et de peurs et d'interdits, perceurs des ténèbres du tunnel

par l'éclair de leur passage, les suicidés sont nos saints.

Ceux que la vie n'a pu contenir, alors, ils se sont frayés un espace au sein de la mort.

Ils n'ont pa eu une vie, or ils ont obtenu une mort.

Ils se sont élevés loin d'une donation, d'une invitation advenue par accident, d'une table dont ils seraient le mets,

et ont claqué la porte derrière eux et partirent.

Ils ont délaissé les sièges et les bavardages prometteurs, et ils sont allés à leur silence.

Ils ont fondu le sel de l'âme et l'ont lancé pour la chute, ils ont jetté le pain de délivrance aux poissons,

ils ont jugulé le bruissement féroce de leur cerveau, et s'apaisèrent.

Il y a une aberration quelconque, ont-ils dit, qui nous avait amené ici,

Et une aberration qui nous emporterait, allons-y nous même, soyons nous l'aberration.

Et sur les bords de leur passage on vayait des papillons noirs, on vayait

l'aberration survivante.

Ils ont cédé aux faiseurs d'hériter et de leguer, et ils ont rejoint le vide. le vide

debout là-haut, par dessus tout leg et toute propriété.

Le noir vide épouvantable, que leur passage a illuminé et en a fait ami.

Les suicidés ont un recoin, un siège où ils se reposent, dans la vacance.

Ils ont aussi une maison, et des arbres, et une terre que personne ne connait.

Et ils ont une petite terrasse dans le néant,

Seuls les morts peuvent y prendre place.

un haut jasmin devant leur maison, ils ne sauront humer ses fleurs que s'ils deviennet

air.

Les suicidés ont des brebies galeuses, et ils partent pour s'en occuper.

Là-bas ils célèbrent leurs noces, sans fiancée ni fiancé ni enfants.

Ils célèbrent l'impossiblité des accpouplements, le crépuscule de la progéniture, la terre exterminée.

Et chaque fois que l'un d'eux tombe dans l'eau naît une vague, et chaque fois que l'un d'eux chute

dans l'espace souffle une brise.

Les suicidés inventent de nouveaux océans et vents.

Et de la corde d'où iles pendent, ils remplissent la distance vacante entre le toit et le palier. ils mettent quelque chose dans le néant

Et le cadavre une fois porté par les porteurs, ils trouvent ce qu'ils ont cru laisser derrière eux au devant.

ils trouve que le cadavre inanimé devançant le corps vif, et le passé marchant après l'avenir, et la mort dépassant la vie. ils trouvent la vie dans le cadavre et non dans le corps.

Ne se suicide que celui qui a regorgé de vie, en qui la vie a débordé et s'est épanchée.

Et ne se suicide que celui qui transcende la mort, qui la domine.

Le suicide procure un sens à la mort et la vainc.

Celui qui se suicide laisse deux taches, une sur la figure de la vie et l'autre sur la figure de la mort.

Y a-t-il une souverainté autre que celle-ci?

Mais la souverainté n'est point la revendication des suicidés. L'anéantissement de la souverainté de la vie et la souverainté de la mort, la souverainté d'autrui et la souverainté de soi.

L'anéantissement qui est souverainté de l'être. Un acte de liberté.

Les suicidés sont nos saints. les maîtres de l'anéantissement les maître de la vacuité.

Et quand ils livraient leurs âmes à la vacuité, il ne livraient point une vie mais une dénonciation; ni un cadavre mais le nom d'un assassin, ni une délivrance mais de la poussière.

Quand ils livrent leurs souffles, lls livrent le vide.

Voir aussi modifier

Bibliographie modifier

  • (en) Burt, C. (2003), "Connecting two shores with sound: Sa‘âdeh's world of loss", Edebiyât: The Journal of Middle Eastern Literatures, 14(1-2), p. 133-14
  • (en) Burt, C. (2010), "Loss and memory: The exilic nihilism of Wadī' Sa'ādah, Australia's Lebanese émigré poet", Journal of Arabic Literature, 41 (1-2), p. 180–195
  • Wadih Saadeh, Le Texte de l'absence et autres poèmes, Actes Sud, , 186 p. (ISBN 978-2742791385)

Liens externes modifier

  1. M. Hartman, « Review: Autour de Salah Stetie », French Studies, vol. 56, no 3,‎ , p. 442–442 (ISSN 0016-1128 et 1468-2931, DOI 10.1093/fs/56.3.442, lire en ligne, consulté le )
  2. R. Pickering, « Valery's "Poemes et Petits Poemes Abstraits": A General Introduction », The Modern Language Review, vol. 77, no 4,‎ , p. 815 (ISSN 0026-7937, DOI 10.2307/3726499, lire en ligne, consulté le )