Puissance tribunitienne

La puissance tribunitienne, en latin potestas tribunicia, désignait durant la république romaine le pouvoir spécifique du tribun de la plèbe.

Cette prérogative comportait deux droits de blocage : l'intercessio, ou droit de veto opposé à une action ou une décision d'un autre magistrat, et l'auxilium, droit de porter secours à tout citoyen qui en fait la demande. À la fin du Ier siècle av. J.-C., Auguste détacha la puissance tribunitienne de la magistrature associée, en se la faisant accorder sans être lui-même tribun de la plèbe. Décerné à vie par le Sénat romain, ce pouvoir lui est renouvelé chaque année durant son principat, puis est accordé systématiquement à ses successeurs.

Période républicaine modifier

 
Les frères Tiberius et Caius Gracchus, tribuns de la plèbe en 133 et , bronze d'Eugène Guillaume, 1853, Paris, musée d'Orsay.

Différente de l’auctoritas, de la potestas traditionnelle des magistrats supérieurs et de l'imperium constituant le pouvoir de commandement civil et militaire, la définition de la puissance tribunitienne s'est faite tout au long de la période républicaine par l'élaboration progressive du tribunat de la plèbe et de ses domaines d'attribution. Des privilèges particuliers sont attachés à ce pouvoir[1] :

  • la sacrosanctitas (sacro-sainteté), droit reconnu officiellement en , qui fait de celui qui la détient une personne sacrée et physiquement inviolable ; aucune coercition ne peut être exercée contre le tribun de la plèbe, et quiconque lui porte atteinte est maudit et passible de mort ;
  • l'intercessio, droit de veto, s'opposant à une action ou une décision d'un autre magistrat ;
  • l'auxilium, droit de porter secours à tout citoyen qui en fait la demande contre la décision coercitive d'un magistrat[2].

S'y ajoutent le droit de convoquer les comices tributes[réf. nécessaire], de proposer des lois et de publier des édits. En revanche, ils n'influent pas sur Sénat, et ne peuvent soumettre une question à l'ordre du jour de cette assemblée[3].

Le plus important est le droit d'intercessio, que le tribun de la plèbe peut exercer à l'encontre de tout magistrat, y compris le consul et les autres tribuns de la plèbe, ce qui lui donne un pouvoir de blocage politique considérable[1]. Un cas de blocage total des institutions de la République romaine durant la période entre 376 et . est rapporté par Tite-Live, lors des tribunats de Lucius Sextius Lateranus et Caius Licinius Stolon. Leurs projets de loi élargissant les droits des plébéiens sont bloqués par le veto des autres tribuns de la plèbe, qui soutiennent la faction patricienne. Sextus et Licinius ripostent par un veto systématique sur la tenue des élections de magistrats autres que les tribuns de la plèbe, jusqu'à obtenir gain de cause[4],[5].

Le droit d'intercessio ne connait que deux limites :

  • géographique, il ne s'exerce que dans le périmètre sacré du pomoerium et à mille pas au-delà[1] ;
  • situation de crise, lorsque le pouvoir est confié temporairement à un dictateur, ce qui suspend l'exercice des autres magistrats et des tribuns de la plèbe.

Cette dernière limite devient sans effet car la dictature n'est plus accordée à partir du IIIe siècle av. J.-C., à l'exception de celles de Sylla puis de Jules César.

Transition entre République et Empire modifier

Jules César impose plusieurs évolutions de la puissance tribunitienne : il prend place aux côtés des tribuns de la plèbe lors de la réunion des comices tributes pour faire voter des plébiscites. Après s'être fait nommer dictateur à vie au début , il se fait accorder la sancrosanctitas tribunitienne[6],[7]. Son assassinat peu après met fin à ce premier cumul de pouvoirs.

Période impériale modifier

Octavien, fils adoptif de César et patricien par cette filiation, ne peut selon les usages devenir tribun de la plèbe. Il en acquiert progressivement les pouvoirs : Si les historiens tardifs Appien et Paul Orose indiquent qu'Octavien reçoit en . la puissance tribunitienne, les historiens modernes rejettent leur témoignage comme approximatif et considèrent qu'Auguste bénéficie seulement de la sacro-sainteté à cette date, puis en du droit assistance (jus auxilii)[8]. Il devient Auguste en et reçoit en . du Sénat romain le commandement militaire sur toutes les provinces (imperium) et la puissance tribunitienne complète, sans être lui-même tribun de la plèbe. Il esquive ainsi la collégialité avec les autres tribuns, et la capacité d'intercessio qu'ils auraient pu exercer à son encontre[9]. Il dispose de toutes les prérogatives civiles d'un tribun de la plèbe (mettre son veto sur les actes des magistrats, protéger les citoyens par l'auxilium, convoquer les assemblées, promulguer des édits). De surcroit, la limite géographique du pomoerium devient sans objet, quand Auguste fait voter une dispense qui l'autorise à franchir cette limite[3] et étendre sa puissance tribunitienne à tout l'Empire[10]. Enfin, l'impossibilité pour un tribun de la plèbe d'intervenir au Sénat est compensée par le droit accordé à Auguste de soumettre de façon prioritaire une affaire à chaque réunion du Sénat[3].

Tacite analyse avec clairvoyance cette évolution « La puissance tribunitienne est le mot trouvé par Auguste pour désigner le pouvoir suprême afin de ne prendre ni celui de roi, ni celui de dictateur, tout en dominant par un titre quelconque tous les autres pouvoirs »[11],[12]. Cette puissance tribunitienne lui est à la fois accordée à vie et renouvelée chaque année pour garder l'annualité des magistratures républicaines[13] : il meurt en après l'avoir revêtu trente-sept fois[14], ce qu'il mentionne lui-même dans ses Res gestae[9]. Il en fait une étape pour officialiser son successeur, en partageant cette puissance avec Agrippa en [15], puis après le décès de ce dernier, avec Tibère[11] en [16].

La puissance tribunitienne est donc le pilier civil du pouvoir impérial, l'autre de caractère militaire étant l'imperium. Les empereurs suivants prennent à leur tour la puissance tribunitienne chaque année, attribuée le pour la durée de l'année suivante[17]. Elle figure sur les inscriptions officielles, abrégée en TR. P. ou TR. POT., pour TR(ibunicia) POT(estas), suivie de son numéro d'attribution, faisant un système de datation exploité par les historiens modernes[18]. On les retrouve ainsi sur des documents épigraphiques administratifs de tous ordres : actes de Frères Arvales[19], diplômes militaires[20],[21], bornes milliaires.

À partir d'Antonin le Pieux (138-161), la mention de la puissance figure aussi sur les monnaies, permettant de dater leur émission à l'année près[22].

L'évolution du régime impérial en tétrarchie maintient l'attribution de la puissance tribunitienne pour chaque empereur. Elle reste décernée le pour l'année suivante, tandis que le consulat est attribué à partir du 1er janvier, ce qui peut dans des inscriptions qui se suivent chronologiquement accoler le même chiffre de puissance tribunitienne à deux consulats successifs. Par exemple dans le cas de Maximien Hercule : TR. P. V COS II[23] suivi de TR. P. V COS III[24],[25].

Notes et références modifier

  1. a b et c Christol et Nony 2003, p. 56.
  2. Christol et Nony 2003, p. 139.
  3. a b et c Christol et al. 2021, p. 52-53.
  4. Tite-Live, Histoire romaine, VI, 35
  5. Christol et Nony 2003, p. 44.
  6. Christol et Nony 2003, p. 127-128.
  7. Petit 1971, p. 220.
  8. Petit 1971, p. 126 et 220.
  9. a et b Petit 1971, p. 126.
  10. Petit 1974, p. 25.
  11. a et b Tacite, Annales, III, 56, 1-2
  12. Wattel 1998, p. 54.
  13. Petit 1971, p. 18 et 126.
  14. Depeyrot 2006, p. 192.
  15. Petit 1974, p. 19.
  16. Petit 1974, p. 74.
  17. Wattel 1998, p. 91.
  18. Depeyrot 2006, p. 192-210.
  19. CIL VI, 2042
  20. Par exemple CIL III, 845
  21. Constans 1912, p. 385.
  22. Depeyrot 2006, p. 103.
  23. Inscription CIL VIII 10382-22423
  24. Inscription CIL VI 1128-31241
  25. Rousselle 1976, p. 446 et note 5.

Bibliographie modifier