Le Plan Fugu ou Complot Fugu (en japonais: 河豚計画:Fugu keikaku) est un plan préparé dans les années 1930 dans le Japon impérial afin d'installer des réfugiés juifs fuyant l'Europe occupée par les nazis, dans des territoires occupés par les Japonais en Asie continentale, pour le bénéfice du Japon. Ce plan a été d'abord discuté en 1934, puis finalisé en 1938 à la « Conférence des cinq ministres », mais la signature du Pacte tripartite en 1941, ainsi que plusieurs autres évènements ont empêché sa mise en œuvre.

Prenant à la lettre les publications antisémites, dont les Protocoles des Sages de Sion, les conspirateurs attendaient de l'arrivée des Juifs un regain d'activité économique, mais ne sous-estimaient pas les risques de complot et corruption supposés. C'est pourquoi le plan fut nommé d'après le plat japonais fugu, un poisson-ballon dont le poison, la tétrodotoxine, peut tuer si le plat n'est pas préparé avec une extrême précision[1].

Plan modifier

Le but du plan Fugu était de convaincre des milliers, voire des dizaines de milliers de Juifs de s'installer dans l'État fantoche du Manzhouguo ou éventuellement dans la ville de Shanghai occupée par les Japonais[2], pour bénéficier non seulement des talents supposés des Juifs en matière économique, mais aussi pour convaincre les États-Unis et plus particulièrement les communautés juives américaines, d'octroyer leur faveur politique et leurs investissements économiques au Japon. Ce plan était en partie basé sur une acceptation naïve du mythe européen antisémite, tel que repris par exemple dans les Protocoles des Sages de Sion[1].

Les organisateurs préparèrent un plan détaillé, ou plutôt une série d'options, indiquant comment l'installation serait organisée et comment pourrait être obtenu le support juif, aussi bien en termes d'investissement qu'en nombre de colons. En juin et juillet 1939, ces plans désignés avec des noms relativement longs tels que : Mesures concrètes à mettre en œuvre pour rendre favorable au Japon l'opinion publique et les experts de la diplomatie d'Extrême-Orient du cercle rapproché du président des États-Unis, en manipulant des Juifs influents en Chine, et L'étude et l'analyse de l'introduction du capital juif sont passés en revue et approuvés par les officiels japonais en Chine.

Les méthodes pour attirer aussi bien les faveurs des Juifs et des Américains sont décrites, y compris l'envoi d'une délégation aux États-Unis pour présenter aux rabbins américains les similarités entre le judaïsme et le shintoïsme, et de ramener ces rabbins au Japon pour qu'ils se présentent et qu'ils expliquent leur religion aux Japonais. Des méthodes suggéraient aussi d'attirer les faveurs des journalistes américains et d'Hollywood.

Mais la majorité des documents concernait les implantations. Une liste de sites était indiquée en Mandchourie ainsi que dans la région près de Shanghai. Le "Plan Fugu" envisageait des populations de colons de 18 000 à 600 000 personnes. Le plan détaillait la taille des implantations ainsi que tous les arrangements structuraux nécessaires, comme les écoles, les hôpitaux pour chaque niveau de population. Tous les organisateurs avaient accepté que les Juifs, dans ces implantations, auraient une liberté religieuse complète, ainsi qu'une autonomie culturelle et éducative ; bien que les Japonais aient été soucieux de ne pas donner une trop grande autonomie politique aux Juifs, il avait été convenu qu'une certaine liberté serait nécessaire pour attirer les colons ainsi que les investissements économiques. Les officiels japonais chargés d'approuver le plan Fugu insistèrent sur le fait que bien que les implantations pourraient apparaître autonomes, une surveillance devait être mise en place, mais en arrière-plan, afin de garder les Juifs sous contrôle strict. Ils craignaient que les Juifs puissent d'une façon ou d'une autre pénétrer dans l'économie et le gouvernement japonais, les influencent ou en prennent leur contrôle comme ils l'avaient fait dans de nombreuses autres nations (d'après ce qui était décrit dans Les Protocoles des Sages de Sion).

Finalement, le plan Fugu laissait le soin à la diaspora juive de subventionner les implantations et l'équipement des colons.

Histoire modifier

Avant la Seconde Guerre mondiale modifier

Le plan Fugu était à l'origine l'idée d'un petit groupe d'officiers de l'armée impériale japonaise et de membres du gouvernement japonais, qui voulaient installer une population au Manchukuo (Mandchourie), qui pourrait aider à construire là-bas des infrastructures et une industrie japonaises. Les premiers membres de ce groupe comprenaient le capitaine Koreshige Inuzuka et le capitaine Norihiro Yasue qui devinrent connus sous le nom des « Experts en Juifs », ainsi que l'industriel Yoshisuke Aikawa et un certain nombre d'officiers de l'Armée du Guandong, dénommée « Faction Mandchourienne ».

Leur décision d'attirer les Juifs au Manchukuo venait de leur croyance que le peuple juif possédait énormément d'argent ainsi qu'une influence politique presque surnaturelle. Tout le monde au Japon, connaissait le banquier juif américain Jacob Schiff, qui trente années auparavant, avait fait un prêt très important au gouvernement japonais, ce qui avait aidé celui-ci à gagner la guerre russo-japonaise. En plus, une traduction en japonais des Protocoles des Sages de Sion, un faux prétendant décrire en détail la conspiration juive pour contrôler les économies et les gouvernements du monde entier, circulait au Japon. De ce fait, certaines autorités japonaises surestimaient nettement la puissance politique et économique du peuple juif et leur interconnexion internationale par l'intermédiaire de leur diaspora. Il était admis qu'en sauvant les Juifs européens des nazis, le Japon obtiendrait un support inébranlable et éternel de la part des Juifs américains.

En 1922, lors de l'intervention japonaise en Sibérie, pour aider les armées blanches contre l'Armée rouge, Yasue et Inuzuka prennent pour la première fois connaissance des Protocoles. Les années suivantes, fascinés par les pouvoirs supposés des Juifs, ils écrivent de nombreux rapports sur eux, et voyagent en Palestine, alors sous mandat britannique, pour effectuer des recherches sur le sujet et pour parler avec des leaders juifs tels Chaim Weizmann et David Ben Gourion. Yasue traduira les Protocoles en japonais. Les deux parviennent à intéresser à leur projet le Ministère des Affaires étrangères du Japon. Tous les ambassades et consulats sont alors chargés d'informer le ministre des faits et gestes des communautés juives dans leur pays. De nombreux rapports sont envoyés, mais aucun ne peut prouver de façon précise l'existence d'un complot global.

Les « Experts en Juifs » joignent alors leurs efforts avec la « Faction Mandchourienne » composée d'un certain nombre d'officiers japonais désirant pousser l'expansion japonaise en Mandchourie. La faction est dirigée par le colonel Seishirō Itagaki et le lieutenant-colonel Kanji Ishiwara. Cela se passe en 1931, juste avant l'incident de Mukden, qui déclencha l'invasion japonaise de la Mandchourie. Malencontreusement pour les Experts en Juifs, une grande partie de la population juive déjà importante de la ville mandchourienne de Harbin s'était enfuie deux ans plus tôt, après le kidnapping suivi de tortures et de meurtre de Simon Kaspe ; les Juifs de Harbin n'avaient plus confiance dans l'armée japonaise et s'étaient réfugiés à Shanghai, ou plus profondément dans la Chine. Le plan Fugu rencontre là son premier obstacle majeur, avant même d'avoir été lancé. En 1937, après des entretiens entre Yasue et les dirigeants de la communauté juive de Harbin, le Conseil juif d'Extrême-Orient est créé et durant les années suivantes de nombreuses réunions se tiendront afin de discuter l'idée d'encourager l'établissement de colons juifs à Harbin et dans ses environs.

En 1938 se tient la « Conférence des cinq ministres », où sont réunis les cinq hommes les plus puissants du Japon, afin de discuter des idées et des plans des Experts en Juifs. Ce sont: le premier ministre du Japon, Fumimaro Konoe, le ministre des Affaires étrangères, Hachirō Arita, le ministre des Armées, Seishirō Itagaki, le ministre de la Marine, Mitsumasa Yonai, et Shigeaki Ikeda, le ministre des Finances, du Commerce et de l'Industrie. Les ministres se trouvent devant un grand dilemme. D'un côté, l'alliance japonaise avec l'Allemagne nazie est en train de se fortifier, et une action de leur part pour aider au sauvetage des Juifs en danger risquerait d'altérer leur relation. De l'autre, le boycott juif des produits allemands consécutif à la Nuit de Cristal a démontré la puissance économique et l'unité des Juifs dans le monde, et si le Japon désire s'attirer les faveurs du peuple juif, c'est le moment idéal car de nombreux Juifs fuient l'Europe et recherchent une terre d'asile. Comme le gouvernement japonais était régi par la règle du consensus et non de la majorité, cette réunion fut une des plus longues et des plus compliquées de ce gouvernement. À la fin fut obtenu un compromis qui permet au "Plan Fugu" de continuer, mais sous la condition qu'il ne mette pas en danger les relations avec l'Allemagne.

Les quelques années qui suivirent, de très nombreuses réunions, suivies de rapports, se déroulèrent, non seulement entre les partisans du plan, mais aussi avec des membres de la communauté juive. Mais le plan ne démarra jamais d'une façon officielle et organisée. En 1939, les Juifs de Shanghai demandèrent que plus aucun réfugié juif ne soit envoyé à Shanghai, car leur communauté ne pouvait plus les accueillir. Stephen Wise, un des plus connus et des plus influents membres de la communauté juive américaine, énonça catégoriquement qu'une coopération entre les Juifs et les Japonais serait antipatriotique et serait en contradiction avec l'embargo édicté par les États-Unis à l'égard du Japon.

Pendant la Seconde Guerre mondiale modifier

En 1939, l'Union soviétique signe un pacte de non-agression avec l'Allemagne nazie, rendant beaucoup plus difficile et périlleux le transport des Juifs d'Europe vers le Japon. Les événements de 1940 démontraient l'impossibilité d'exécuter le "Plan Fugu" de façon officielle et organisée. Puis l'URSS annexe les pays baltes, ce qui réduit d'autant les options dont disposent les Juifs pour fuir l'Europe. La signature par le gouvernement japonais du Pacte tripartite avec l'Allemagne et l'Italie met officiellement fin au plan Fugu.

Cependant, Chiune Sugihara, le consul japonais à Kaunas en Lituanie, commence à émettre, en désaccord avec les ordres reçus de Tokyo, des visas de transit pour les Juifs qui fuient, leur permettant de se rendre au Japon et d'y rester pendant un temps limité. De nombreux Juifs ont ainsi pu s'arrêter en chemin dans la colonie néerlandaise de Curaçao qui n'exigeait pas de visa. Des milliers de Juifs reçurent des visas de Sugihara, ou par des moyens similaires. Certains même réussirent à dupliquer ces visas. Après une procédure harassante pour l'obtention d'un visa de sortie du gouvernement soviétique, de nombreux Juifs furent autorisés à traverser la Russie par le Transsibérien et à prendre un bateau à Vladivostok pour Tsuruga au Japon, et éventuellement s'installer dans la région de Kōbe.

En été 1941, le gouvernement japonais commence à s'inquiéter de la quantité de Juifs réfugiés se trouvant dans cette grande ville, à proximité de ports militaires et commerciaux importants. Il décide alors que les Juifs de Kōbe doivent être réinstallés dans la partie de Shanghai, occupée par le Japon. Seuls les Juifs vivant à Kōbe avant l'arrivée des réfugiés sont autorisés à rester.

C'est alors que l'Allemagne viole le pacte de non-agression et déclare la guerre à l'URSS. Le Japon et la Russie sont de nouveau ennemis, ce qui met un terme aux traversées maritimes entre Vladivostok et Tsuruga. Quelques mois plus tard, juste après l'attaque de Pearl Harbor le , le gouvernement du Japon rompt tout lien monétaire, et cesse toute relation avec les Juifs américains en raison du "Trading with the Enemy Act" (Loi anglo-américaine interdisant de négocier avec l'ennemi), et de nombreux riches Juifs baghdadi (Irakiens), sujets britanniques, sont internés au Japon comme ennemis. Le Département du Trésor des États-Unis semble avoir été relativement flexible concernant les communications et l'aide apportée aux réfugiés Juifs de Shanghai[3], mais les organisations juives américaines se conforment rigoureusement à l'Act pour démontrer leur patriotisme et ne donner prise à aucun soupçon de trahison.

En 1942 le gouvernement japonais annule officiellement les décisions prises lors de la "Conférence des cinq ministres", retirant complètement et officiellement leur soutien, déjà non-existant au "Plan Fugu" quasi-moribond; Le colonel nazi Josef Meisinger, chef de la Gestapo (et plus tard surnommé le "Boucher de Varsovie") se rend à Shanghai et essaye de convaincre les autorités japonaises locales d'exterminer les réfugiés juifs, ou de les mettre à travailler dans les mines de sel, en vue de mettre en place la Solution Finale en Asie. Le gouvernement national à Tokyo s'y oppose, réduisant le plan de Meisinger à la création de ce qui sera dénommé le Ghetto de Shanghai : à partir du , les Juifs de Shanghai sont forcés à vivre dans une "zone désignée pour les réfugiés apatrides". Les Juifs ne sont autorisés à quitter la zone de deux kilomètres carrés et demi, dans le district de Hongkew qu'après s'être procuré un laissez-passer auprès des autorités japonaises officielles qui contrôlent la zone. À la fin de la guerre, la plupart des Juifs sont affamés. Le ghetto est bombardé juste quelques mois avant la fin de la guerre par les avions alliés, en vue de détruire un transmetteur radio situé dans la ville.

Importance modifier

Le Plan Fugu, tel qu'envisagé par Yasue, Inuzuka, et d'autres a échoué. Les Juifs qui s'installèrent au Japon ou dans la partie de la Chine contrôlée par le Japon, ne furent pas très nombreux, nettement moins que ceux qui obtinrent des visas. Les Juifs ne furent pas aidés de façon officielle et organisée par le gouvernement national de Tokyo. Et peut-être, ce qui est le plus décevant pour les organisateurs, les Juifs qui s'installèrent à Kōbe, puis à Shanghai ne firent rien pour raviver ou soutenir l'économie japonaise. Ces réfugiés étaient arrivés au Japon complètement démunis, avec uniquement leurs habits sur le dos. Ce n'était pas les riches banquiers ou hommes d'affaires qu'attendaient Yasue et Inuzuka, et le Japon ne pouvait rien obtenir de ces hommes. Néanmoins, plusieurs milliers de Juifs purent ainsi être sauvés d'une mort certaine en Europe nazie, par la politique temporairement pro-juive du gouvernement japonais et par Chiune Sugihara à qui le gouvernement israélien décerna le titre de Juste parmi les nations en 1985. Par ailleurs, la yechiva de Mir en Pologne, un des plus importants centres rabbiniques actuels, fut la seule yechiva à échapper à la Shoah en se réfugiant à Kōbe puis à Shanghai.

Références modifier

  1. a et b (en) Adam Gamble et Takesato Watanabe. A Public Betrayed: An Inside Look at Japanese Media Atrocities and Their Warnings to the West, p. 196-197.
  2. (en) Tokayer, p. 58.
  3. (en): Tokayer, p220.

Bibliographie modifier

  • (en): The Fugu Plan: The Untold Story of the Japanese and the Jews During World War II du rabbin Marvin Tokayer et Mary Schwartz ; éditeur: Paddington Press ; 1979 ; ASIN : B000KA6NWO
  • Histoire inconnue des Juifs et des Japonais pendant la Seconde Guerre Mondiale : le Plan Fugu par le rabbin Marvin Tokayer et Mary Schwartz ; éditeur : Pygmalion ; 1979. (non disponible sauf occasion)
  • Yukiko Sugihara, Visas pour 6000 vies, traduit par Karine Chesneau, Paris, Ed. Philippe Piquier, 1995 ; [Poche] 2002.
  • Michèle Kahn, Shanghaï-la-juive, Flammarion, 1997. [Poche] Ed. Le Passage, 2015.

Liens externes modifier