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Athènes, Jérusalem et Rome dans la pensée d'Augustin modifier

Augustin est considéré comme l'un des principaux artisans de la synthèse réalisée par les Pères de l'Église entre le néoplatonisme, le judéo-christianisme, les Écritures[1], et — comme le montre son livre la Cité de Dieu — la culture classique latine. À ce titre, il a longtemps influencé la partie de l'Occident marquée par les christianismes catholique et protestant.

Augustin : les Écritures et la littérature gréco-romaine modifier

 
In evangelium Ioannis, 1050-1100 ca., Bibliothèque Laurentienne (Biblioteca Medicea Laurenziana), Florence.

Augustin découvre la Bible à travers la Vetus Africana, une traduction sommaire et mal écrite[N 1] qui déroute un homme habitué aux écrits de Cicéron et des grands auteurs latins. En plus, le fond lui-même, avec ses « généalogies bancales, ses épisodes tirés par les cheveux, et les histoires pénibles voire salées », lui déplaît. Cette réaction n'est pas propre à Augustin.

On la trouve aussi chez des chrétiens comme Lactance et des néo-platoniciens comme Porphyre. Sa rencontre avec Ambroise de Milan lui fait découvrir une nouvelle façon de lire la Bible, non plus de façon littérale mais d'une façon allégorique propre à en découvrir le sens caché. Cette méthode, d'abord utilisée par les Grecs au VIe siècle avant notre ère pour interpréter Homère a été utilisée plus tard par Philon d'Alexandrie pour la Bible, puis popularisée par Clément d'Alexandrie au IIe siècle[2].

À leur suite, Augustin distingue deux niveaux de lecture des Écritures : le mode simple et le mode figuré. Il écrit dans la Morale de l'Église : « Bien des choses y sont exprimées sur un mode plutôt simple, accommodé aux âmes qui se traînent à terre, afin que les réalités humaines leur permettent de se dresser vers les divines ; bien des choses y sont exprimées sur le mode figuré, afin que l'esprit studieux s'y exerce plus utilement dans sa recherche et s'y réjouisse davantage dans sa découverte »[3]. Sur ce point, le livre d'Augustin De Doctrina christiana (396-426) est considéré par J. Lagouanère comme le « grand traité d'exégèse biblique »[4].

Il y a chez Augustin une tension entre le mystère sans fond des Écritures, et le fait que l'intelligence des hommes, un don divin, « doit s'exercer à y trouver le maximum de lumière compatible avec sa nature fatalement limitée »[5]. Dans le De Consensu evangelistarum (399-400) et dans La Vision de Dieu, il s'interroge sur les passages apparemment contradictoires des Évangiles : comme les Évangiles ne peuvent se contredire, il faut essayer d'en comprendre le sens qui nous échappe.

 
Philon d'Alexandrie.

Toutefois, la façon allégorique et apologétique d'interpréter les Écrits bibliques donne à la philosophie grecque une place importante. La volonté des apologistes chrétiens de « présenter le christianisme sous une forme compréhensible au monde gréco-latin », s'appuie non seulement sur Philon d'Alexandrie, qui a tissé des liens entre le judaïsme et la pensée grecque[6], mais également sur le prologue de l'Évangile de Jean : « Au commencement était le Logos, et le Logos était près de Dieu et le Logos était Dieu »[7].

En effet le Logos, concept central de la philosophie grecque, permet d'interpréter les Évangiles dans les termes de la philosophie grecque comme l'avait vu Amélius, un disciple de Plotin[8]. De sorte qu'Augustin est un des fers de lance d'un christianisme vu comme une philosophie, voire comme la philosophie[6].

Augustin hiérarchise les écrits. Viennent d'abord les Écritures bibliques reconnues par l'Église puis les textes des grands auteurs chrétiens. Il écrit à sa correspondante Pauline dans La Vision de Dieu :

« En effet, tu ne m'accordes pas le même crédit qu'à Ambroise et aux témoignages de poids tirés de son œuvre ; ou, si tu penses qu'il faut nous croire tous deux d'une manière égale, iras-tu nous comparer à l'Évangile ou mettre sur le même plan nos écrits et les Écritures canoniques ? Assurément, à juger sagement les choses, tu vois que leur autorité passe loin devant la nôtre[N 2]. »

Si dans son grand ouvrage la Cité de Dieu, il oppose constamment aux auteurs latins « votre Virgile », « nos écritures »[9], la culture gréco-romaine imprègne malgré tout l'ouvrage, comme en témoigne le fait qu'il ne parle pas de Royaume de Dieu mais de Cité de Dieu[10]. Par ailleurs, Augustin a contribué par ce livre à faire connaître à des générations de lecteurs la culture romaine, notamment la religion romaine ancienne et les écrits de Varron et d'autres écrivains. Enfin Cicéron et Platon, puis le néo-platonisme, imprègnent profondément sa pensée.


Augustin, le platonisme et le néoplatonisme modifier

 
L'École d'Athènes par Raphaël.

Depuis le IIe siècle, des auteurs chrétiens tels Clément d'Alexandrie ou Origène cherchent à inculturer le christianisme au monde gréco-latin en s'appuyant sur le platonisme. Lorsqu'Augustin arrive à Milan au IVe siècle, le néoplatonisme de Plotin, un Grec d'Égypte dont les entretiens Les Ennéades ont été publiés par son disciple Porphyre, connaît une très grande faveur, tant auprès des païens que des chrétiens[11].

Les écrits des néoplatoniciens traduits en latin par un chrétien, Marius Victorinus, exercent une forte influence sur Ambroise de Milan, le grand homme du christianisme de l'époque pour qui « les disciples de Platon représentent l'aristocratie de la pensée »[12]. Pendant ses années en Italie du Nord, Augustin s'imprègne des écrits de ces auteurs et, d'une certaine façon, les fait siens. Peter Brown estime que « Plotin et Porphyre sont en quelque sorte greffés de façon presque imperceptible dans ses écrits et forment comme la base toujours présente de sa pensée »[13].

Plusieurs éléments attirent alors les chrétiens vers les néoplatoniciens : le Royaume du Christ n'est pas de ce monde et celui des platoniciens non plus puisqu'il est dans le royaume des idées[12] ; pour les platoniciens l'Intellect est un médiateur entre l'Un et le monde extérieur, une idée que les chrétiens rapprochent de l'Évangile de Jean, où il est question du « Verbe »[14]. Mais, pour Augustin, Plotin a un autre mérite. Il lui permet de surmonter la tentation dualiste et manichéenne qu'il a éprouvée dans sa jeunesse. En effet chez Plotin l'Un est actif et modèle le monde sans être souillé, alors que dans le manichéisme le Bien est passif face au Mal[15].

Une architectonique inspirée par celle du néoplatonisme modifier

 
Tête sculptée, probablement une représentation de Plotin.

Pour Mendelson[16] « ce qui met l'ontologie néoplatonicienne à part […] c'est à la fois la fermeté de sa promesse et la grandeur de l'architectonique qui complète le monde des apparences visibles »[N 3]. Si le néoplatonisme se base sur une opposition monde sensible/monde physique et raison/spirituel, son architectonique est fondamentalement basée sur l'Un. En écho, dans l'architectonique Augustienne, « Dieu est l'ultime source et point d'origine pour ce qui est dessous »[17].

Chez Augustin et chez les néoplatoniciens, la pluralité et la diversité viennent de l'Un ou de Dieu dans un mouvement descendant. Le monde sensible est celui du privé, des choses qui passent, tandis que le monde intelligible, celui du public, est formé des réalités durables[18]. Le monde intelligible cherche l'unité avec Dieu, avec la source tandis que le monde sensible se laisse piéger par les choses matérielles et n'est donc capable que d'accéder à une petite portion du réel[18].

Au contraire le monde intelligible et la raison, importante tant chez Augustin que chez les néoplatoniciens, permet d'orienter notre sensibilité vers le haut, vers Dieu[19]. Pour Augustin le mal moral réside dans le fait de s'en tenir aux biens inférieurs et par là de se détourner de Dieu[17].

Les points de désaccord entre Augustin et les néoplatoniciens modifier

Pour Mendelson, Augustin se démarque des néoplatoniciens sur deux points. Tout d'abord, Augustin insiste sur la « relation de l'âme à Dieu », semblant trouver que Plotin établit une trop grande distance entre l'Un et les âmes. D'autre part, il ne fait pas sienne l'idée néoplatonicienne selon laquelle le lien entre Dieu — ou Un — et les hommes, se fait par un processus d'émanation venant du haut. Augustin met au contraire l'accent sur la volonté de Dieu. En effet, ici, il doit combiner la conception néoplatonicienne à la conception biblique de Dieu, c'est-à-dire que : « les attributs divins les plus prisés de la tradition grecque (i.e. nécessité, immutabilité et éternité atemporelle) doivent être d'une façon ou d'une autre combinés avec les attributs personnels (i.e volonté, justice et but temporel) du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob »[17] et de Jésus-Christ.

Pour Augustin, le christianisme ne vise pas le même public que le platonisme et le néoplatonisme et c'est là selon lui une des différences fondamentales : le platonisme s'adresse à une élite, et n'arrive pas à convaincre le plus grand nombre de se « détourner des choses terrestres pour les orienter vers les choses spirituelles » et transformer ainsi le monde[8]. De sorte que pour Pierre Hadot « Nietzsche aurait pu s'appuyer sur Augustin pour justifier sa formule « le christianisme est un platonisme pour le peuple »[20].


Le Divin chez Augustin modifier

 
Le mot grec αθεοι (atheoi) – [ceux qui sont] sans Dieu – tel qu'il apparaît dans la lettre aux Éphésiens (2,12) attribuée à Paul de TarsePapyrus 46 du début du IIIe siècle[21].

Augustin emploie dans son œuvre au moins cinquante-cinq mille fois les termes deus, dei, etc., soit en moyenne une fois tous les cent mots[22]. Pour Augustin, le problème n'est pas tant de convaincre les gens de l'existence de Dieu que de savoir quel Dieu honorer. De ce point de vue, il est significatif qu'Augustin n'emploie dans son œuvre le mot athée qu'une fois pour désigner Protagoras[23].

Pour Goulven Madec, le Dieu d'Augustin est à la fois le Dieu des philosophes, le Dieu comme être pur et le Dieu de la Bible, le Dieu pour les hommes, celui d'Abraham, de Moïse et de Jacob. C'est Blaise Pascal dans son Mémorial qui instaure une césure entre le Dieu des philosophes et le Dieu de la Bible en écrivant : « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants »[N 4]. Dans le Sermon 7,7[24] Augustin écrit :

«  Je suis Dieu et je suis ton Dieu. Comment suis-je Dieu ? Comme il a été dit à Moïse, « je suis Celui qui est ». Comment suis-je ton Dieu ? « Je suis le Dieu d'Abraham et le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ». »

Un Dieu un et trine modifier

Dieu est simple au sens où « sa volonté et sa puissance ne sont autres que Lui-même ». Plus généralement, il n'est pas le sujet de ses attributs mais est ses attributs. « Il n'est pas permis de dire que Dieu se tienne sous sa bonté… et que cette bonté ne soit pas sa substance ou plutôt son essence, et que Dieu ne soit pas cette bonté, mais qu'elle soit en Lui comme en un sujet »[N 5]. Cette simplicité est liée au fait que Dieu pour Augustin est essence et Être pur ; et la Trinité (Père, Fils (Jésus-Christ) et Esprit saint) est un Dieu, un et trine : une essence, trois personnes.

Si cette formule ne lui convient que partiellement, tant le mystère lui paraît grand, il l'adopte parce que le terme personne évoque « l'être-en-relation »[25]. « L'Esprit Saint est ainsi désigné proprement dans sa relation au Père et au Fils, parce qu'il est leur Esprit saint. Mais, selon la substance, le Père est aussi esprit, ainsi que le Fils et l'Esprit Saint lui-même, non pas trois esprits, mais un seul esprit, comme ce ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu. Dieu un et trine est tout ce qu'il a »[N 6].

Dans De la Trinité, Augustin insiste pour montrer que Dieu est hors des catégories humaines et que la formulation trinitaire « une essence trois personnes », que Goulven Madec tient pour être « la formule la plus dogmatique qui soit » est un pis-aller[N 7]. La reconnaissance de cette transcendance ne s'accompagne pas d'un refus de savoir, d'utiliser son intelligence ; elle est au contraire une reconnaissance de la finitude humaine face à l'infini. Comme il l'écrit, « cherchons comme si nous devions trouver et trouvons pour nous disposer à chercher encore »[N 8].

Un Dieu créateur modifier

Dans la théodicée augustinienne, Dieu crée le monde et le Bien : « Pour Toi, il n'y a absolument pas de mal : mais pour l'ensemble de ta création non plus, parce qu'il n'y a rien au-dehors qui puisse faire irruption et causer la corruption de l'ordre que tu lui as imposé »[N 9]. Pour Augustin, Dieu ne crée pas nos vices mais en prend acte, et traite les pêcheurs comme il convient[26].

Augustin écrit : « Dieu étant Créateur et Gouverneur de l'univers, toutes choses sont belles ; et la beauté de l'ensemble est irréprochable, tant par la condamnation des pêcheurs, que par l'épreuve des justes et la perfection des bienheureux »[26]. La providence divine « en partie naturelle, en partie volontaire… gère la création, les mouvements des astres, la naissance, la croissance, le vieillissement des végétaux et des animaux… mais les actions des hommes « qui échangent des signes, enseignent et s'instruisent, cultivent les champs administrent les sociétés, s'adonnent aux arts », etc. »[N 10].

Pour Augustin « Dieu crée à la fois le monde spirituel ses anges et le monde visible, incluant les âmes incarnées à partir de rien (ex nihilo) ». Par là, l'évêque d'Hippone se démarque du Timée de Platon où le démiurge crée le monde à partir de matière pré-cosmique[27]. Non seulement Dieu crée toutes choses mais à travers les raisons séminales qui leur sont inhérentes, il permet l'évolution du monde. Il s'ensuit que pour Augustin, si Dieu est immuable, la création ne l'est pas car elle est formée de formes et de matière corporelle et spirituelle[28].

Cela conduit Augustin à envisager trois types d'intervention divine : la création initiale du monde, la préservation du monde, et enfin la providence[28]. Pour Augustin, le Fils, verbe de Dieu, qui est à l'image et à la ressemblance du Père, est le siège des modèles de tous les êtres finis qui sont des imitations partielles de l'être le plus élevé. Les idées, quant à elles sont des modèles de ressemblances mineurs qui rendent possibles les mutations du monde[27].

Un Dieu non anthropomorphe modifier

La lecture de l'Hortensius de Cicéron change profondément la conception qu'il se fait de Dieu. Avant cette période, il a une conception anthropomorphique de Dieu. Dans les Confessions, il écrit : « Je ne te concevais pas ô Dieu, sous la forme d'un corps humain, depuis que j'avais commencé à entendre parler quelque peu de la sagesse »[29]. Mais, c'est l'œuvre des néoplatoniciens qui va lui permettre de sortir de la vision manichéenne et qui va lui apprendre « une méthode d’accès à Dieu par l'intériorité »[30]. Toutefois, alors que le Dieu des platoniciens, l'Un, est éternel ou sans commencement, le Dieu d'Augustin et de la Bible dit au contraire : « au commencement » (« bereshit, en archè, in principio »[31]).

Un Dieu transcendant et immanent modifier

 
Icône mosaïque de Grégoire de Nysse datant du XIe siècle.

De l'héritage platonicien, outre l'architectonique, Augustin retient également une transcendance forte qui le rapproche des pères cappadociens tels que Grégoire de Nysse ou Grégoire de Nazianze et l'éloigne des théologiens de l'Église d'Occident. En effet ces derniers tenteront selon l'expression de Lucien Jerphagnon de « donner de Dieu et de ses volontés l'idée claire et distincte s'imposant à tout le monde »[32].

Au contraire, Augustin insiste sur le mystère de Dieu, sur la part insondable pour les hommes de la dimension divine. Une pensée résumée dans son Dialogue philosophique sur « l'Ordre » par la formule « Dieu tout-puissant, qui est mieux connu en ne l'étant pas »[N 11]. Chez les néo-platoniciens, il y a un Dieu impersonnel, chez Augustin et dans les Évangiles, c'est un Dieu incarné[33], un Dieu lumière intérieure qui nous travaille du plus intime de notre être.

Pour von Harnack « le Dieu qui s'est adressé à Augustin en lui criant : « Je suis Celui qui est là », n'était pas seulement le Dieu de Platon, dont l'expérience couronne l'ascension de l'âme, mais aussi le Dieu vivant, dont ont témoigné les chants des Psaumes, chants qu'il connaissait »[N 12]. La transcendance est associée à l'immanence chez Augustin, elle est à la fois intérieure et extérieure, selon la formule des Confessions III.6, 11 « Tu autem eras interior intimo meo et superior sumno meo (Mais Toi, tu étais plus profond que le tréfonds de moi et plus haut que le tréhaut de moi) »[34].

Ton Dieu : l'économie du salut modifier

« Tu ne peux pas saisir… Celui qui est… Retiens ce qu'est devenu pour toi Celui que tu ne pourras pas saisir ; retiens la chair du Christ en laquelle, malade, laissé à demi mort sous les coups des brigands, en laquelle tu étais recueilli, pour être mené à l'hôtellerie et là être guéri… Ne désespère pas parce que j'ai dit : « Je suis Celui qui est »… Je descends puisque tu ne peux venir à moi. Je suis le Dieu d'Abraham et le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Espère quelque chose dans la lignée d'Abraham, afin que tu puisses être raffermi pour voir Celui qui est venu à toi dans la lignée d'Abraham[N 13]. »

Selon Augustin, c'est pour sauver l'homme du péché que le Christ est descendu sur terre pour sauver le genre humain tombé par l'orgueil d'Adam[24]. Dieu a également mis en place la « Dispensio temporalis », que Goulven Madec traduit par « l'économie du salut »[35]. Mais, chez Augustin, comme cela sera précisé plus loin, la rédemption n'est pas purement mécanique car elle est déterminée par le mystère de la grâce. Reprenant le thème paulinien selon lequel les hommes sont le temple de Dieu, il dit que Dieu construit « sa Maison, régit sa Famille, rassemble son Peuple, prépare son Royaume, pour l'avènement de la Paix définitive en sa Cité, par laquelle s'accomplira sa promesse : « Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple (Lv 26,12) »[36].


Théologie modifier

Le monde, le créateur, la créature, l’être humain modifier

 
Fresque de Michel-Ange sur la voûte de la chapelle Sixtine du Vatican à Rome (Dieu et la création d'Adam).

«  On appelle « monde » en effet, non seulement cette création de Dieu, le ciel et la terre […] mais également tous les habitants du monde sont appelés « monde » […] tous ceux qui aiment le monde sont donc nommés « monde »[N 14]. »

Il ressort de cette citation qu'il existe pour Augustin deux façons de comprendre le mot monde : le monde entendu comme ciel et terre qu'Augustin considère comme « fabrica Dei »[37] et le monde considéré comme « ce qui advient par notre volonté »[37]. Augustin ne nie pas du tout qu'il faille participer au monde, mais il reproche au monde d'oublier le Créateur, de lui fermer sa porte. « Ne place pas ton amour dans la création mais habite le Créateur[38]. », rappelle Augustin afin de mettre en garde contre l'amour exclusif de la création humaine du monde, qui pour lui, nous y reviendrons, constitue le mal.

Pour comprendre la pensée d'Augustin, il convient de se souvenir que pour lui, le faire de l’Homme est limité par le fait de se trouver déjà là (invenere), d'avoir été créé et donc de ne pas posséder le pouvoir de création du Créateur, qui Lui, est incréé. Il en découle que « Contrairement au fabricare de Dieu, qui a en lui le monde qu'il a créé (mundo infusus fabricat), qui possède donc un lien originaire à ce qu'il a créé, et n'existe que comme création de Dieu, l'homme, lui, reste étranger à sa propre fabrication (fabricatum) ; ce qui est fabriqué est déjà donné comme chose dans le monde sans autre lien à son fabricateur (faber) – là encore contrairement à la création divine qui est en même temps une conservation continuée »[39]. En un mot, de façon peut-être un peu trop simple, la création humaine à la fois est limitée par l'effet même de sa création, et demeure toujours incluse et dominée par la création divine.

Pour Augustin le lien entre créature et être est complexe. D'une certaine façon, la créature ne devient un être qu'à partir d'une réflexion sur la mort qui lui offre l'occasion de s'orienter vers son être et vers Dieu. La vie est donc vue comme un tendre vers l’être (tendere esse) éternel, ce qui suppose un détachement par rapport au siècle entendu comme monde mondain, et une recherche de l’ante, de l’avant : du Créateur[40]. C'est la condition pour que la fin de la vie ne soit pas la fin de l'être, le néant ; comme c'est le cas pour la créature qui durant la vie n'a pas accédé à l’être[41]. Arendt note : « la vie perd son être dans la mort lorsqu'elle s'est éloignée de l'origine de son être. Le danger que court l'homme est de ne pas voir ce nécessaire tendre vers le non être (tendere non esse), de ne pas actualiser son rapport rétrospectif et de succomber ainsi à la mort, à l'éloignement (alienato) de Dieu, absolu et éternel »[42].

Le péché originel et la loi du péché (l'habitude) modifier

 
Le péché originel, église de Ghisonaccia, par N. Giannakakis 1983.

Pour Augustin le monde est bon si on le contemple dans la perspective de Dieu, mais l'Homme tombe dans le péché quand il le voit dans la perspective des hommes[43]. L'amour du monde rend les hommes sensibles à la concupiscence et les entraîne dans l'amour du monde en tant que création de la créature. C'est là pour Augustin le péché véritable fruit de l'orgueil (superbia) qui veut que l'Homme soit l'égal de Dieu[44], qu'il soit aussi créateur que Dieu, de sorte qu'il déforme (perversitas) « le sens originel de son être créé, qui était justement de le renvoyer par-delà le monde à sa véritable origine »[45].

C'est dans son livre Ad Simplicianum de 396 qu'Augustin commence à développer ses idées sur le péché originel et la nécessité de la Grâce. Chez Augustin comme on vient de le voir, c'est l'orgueil qui a détourné Adam[24] et a provoqué le péché originel — compris non comme un péché remontant aux origines, mais comme un péché ayant faussé la perception de la nature originelle de la créature.

Pour Augustin l'habitude (consuetudo) qui attache au passé, au péché, et qui empêche une renaissance, est « la loi du péché (lex peccati) »[45], et résulte d'une volonté insuffisante qui n'a instauré l'habitude que pour faire oublier la mort[46].

Loi, conscience et péché modifier

Le commandement « tu ne convoiteras point » demande un détachement du créé et dans une perspective paulinienne donne à la créature la connaissance du péché. Pour Augustin l'humiliation que provoque la connaissance du péché rend à nouveau la créature capable de se tourner vers le Créateur[47]. Chez Augustin, comme chez Cicéron, il y a un lien entre les lois transcendantes et la conscience mais, si la créature peut fuir les lois, il n'en est pas de même de sa conscience. Il note à ce propos :« la conscience mauvaise ne se fuit pas elle-même, elle n'a nulle part où aller, elle marche à sa propre suite »[N 15]. De sorte que pour lui, ce qui commande dans la loi, c'est la conscience, qui est aussi volonté, mais nous allons le voir cela ne suffit pas en général pour sortir du péché[47].

Sortir du péché : la grâce et la prédestination modifier

 
Conversion de Paul de Tarse par Michel-Ange (1475-1564).

Pour Augustin, si la loi et la conscience ne permettent pas toujours de sortir du péché, ce n'est pas à cause d'une défaillance de la volonté mais parce que chez la créature, il y a une faiblesse dans la relation entre vouloir et pouvoir. De sorte que, si chez le Créateur vouloir et pouvoir coïncident, ce n'est pas le cas chez la créature[47]. Aussi la créature a-t-elle besoin d'une aide extérieure : la grâce de Dieu qui va lui donner le pouvoir nécessaire. Mais, recevoir la grâce exige d'une part de la vouloir et d'autre part de reconnaître son incapacité à vaincre par soi-même le péché, c'est-à-dire faire un retour à Dieu[48]. Par la grâce, le Créateur accueille à nouveau la créature qui « est recréée puisque libérée de sa nature pécheresse »[49].

Le problème qui va se poser à Augustin est de savoir si toutes les créatures peuvent recevoir la grâce, ou si elle est réservée à un nombre restreint d'individus. Dans la Prédestination des Saints, il écrit : « la prédestination c'est la grâce; la grâce est l'effet de la prédestination »[50]. Qu'advient-il alors des autres ? En effet, pour Augustin Dieu peut donner « l'amour de vivre en chrétien »[50] sans donner la persévérance nécessaire à la grâce. À la question du pourquoi cela, Augustin répond : « je ne sais pas »[50], et cite par deux fois l’apôtre Paul pour montrer la petitesse de la créature face au Créateur : « Homme, qui es-tu pour discuter avec Dieu (Rm 9,20) »[50] et « Ô profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont inscrutables et ses voies impénétrables (Rm 11,33 »[50].

Les moines d'Hadrunètes ayant lu une lettre d'Augustin sur la prédestination se mirent à ne plus rien faire, car ils estimaient qu'il n'y avait plus qu'à attendre que ce à quoi ils étaient prédestinés arrive[51]. Ce n'est clairement pas comme cela qu'Augustin entend la prédestination. Pour Peter Brown, « La prédestination était développée par Augustin surtout comme une doctrine selon laquelle tout événement était chargé d'une signification précise, comme acte délibéré de Dieu »[52]. La prédestination chez lui ne saurait être séparée de l'action et de la persévérance. La prédestination puise aussi dans le sentiment populaire des chrétiens d'Afrique qui voyaient leurs héros comme prédestinés[53].

L'accent qu'il met sur la prédestination à la fin de sa vie est lié à deux éléments selon Mendelson[54]. Tout d'abord, il devient de plus en plus familier des Écritures[54]. L'autre point important est sa controverse avec Pélage qui l'amène à se radicaliser, de sorte qu'il se voit parfois opposer ses premiers écrits[54]. À la fin de sa vie, il considère que le péché a entraîné une telle ignorance qu'il devient impossible, sauf par la grâce imméritée accordée à quelques élus, de surmonter ces obstacles[54].

La théologie sacramentelle d'Augustin modifier

 
Augustin, St. Augustine History Museum, Floride.

Augustin développe une distinction entre les sacrements réguliers et les sacrements valides. Les sacrements réguliers sont conférés par l'Église chrétienne tandis que les sacrements irréguliers le sont par des schismatiques. Néanmoins la validité du sacrement pour Augustin ne dépend pas de la sainteté du prêtre qui le donne (ex opere operato) de sorte que des sacrements irréguliers sont valides s'ils sont donnés au nom du Christ dans la forme prescrite par l'Église. Sur ce point, il se démarque des enseignements de Cyprien qui enseigne que ceux qui quittent un mouvement schismatique pour l'Église chrétienne doivent être rebaptisés[55].

Pour Augustin comme pour les premiers chrétiens et de nos jours comme les chrétiens arméniens, catholiques et maronites, il y a présence réelle du Christ dans l'eucharistie puisque Jésus a dit « Ceci est mon corps » en parlant du pain qu'il tenait dans sa main[56],[57]. Aussi les chrétiens doivent-ils croire que le pain et le vin présentés au cours de la messe sont le corps et le sang du Christ[58].

Contre les pélagiens, Augustin insiste sur l'importance du baptême à la naissance. Toutefois Augustin n'est pas clair sur le fait de savoir si le baptême est une nécessité absolue pour être sauvé (aller au paradis). En effet, bien qu'il dise dans un sermon que seuls les baptisés seront sauvés[59], croyance partagée par les premiers chrétiens, un passage de la Cité de Dieu semble indiquer qu'Augustin croit que le cas où les enfants sont nés de parents chrétiens fait exception à la règle précédente[60].

L'anthropologie d'Augustin modifier

Une nature humaine profondément pervertie par le pêché : Augustin contre Pélage modifier

 
Augustin en controverse avec des hérétiques.

L'opposition entre Augustin et Pélage pour être comprise doit être située d'un point de vue sociologique et politique. Pour Pélage, qui a pour public de riches Romains convertis par mariage ou par conformisme social, l'Église est vue comme un groupe qui doit donner le bon exemple et ainsi attirer les autres[61]. Il s'agit là d'idées proches de celles des donatistes qu'Augustin vient de « mettre au pas » en Afrique en approuvant pleinement les mesures coercitives et violentes prises par l'Empereur (se référer à l'ouvrage de R. Joly[62]). Augustin[63] affirme ainsi : « Le devoir du pasteur n'est-il pas de ramener à la bergerie du maître, non-seulement les brebis violemment arrachées, mais même celles que des mains douces et caressantes ont enlevées au troupeau, et, si elles viennent à résister, ne doit-il pas employer les coups et même les douleurs ? »

Toutefois, dans ce cas, Augustin est aux prises avec une crise qui touche les membres de la classe dirigeante, et pour Peter Brown, « la victoire d'Augustin sur Pélage fut aussi celle du bon catholique moyen du Bas-Empire sur un austère idéal de réforme »[61].

Pour Pélage et ses partisans, la nature humaine est immuable et la corruption par le péché assez légère, de sorte que la maîtrise de soi et la volonté peuvent y suffire[64]. Il s'agit d'une conception de la nature marquée par le stoïcisme romain[65]. Au contraire, pour Augustin la nature est profondément pervertie par le péché. Autre point de divergence, alors que, chez Pélage l'Homme est vu comme isolé[64], pour Augustin, l'Homme est en relation avec les autres, il est « toujours sur le point d'être entraîné dans de vastes et mystérieuses solidarités »[64].

Chez lui, le premier péché réside dans la désobéissance d'Adam et Ève, qui mangent du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Augustin est à l'origine de la doctrine du péché originel, et fera condamner Pélage sur ce sujet lors du concile de Carthage de 418. Le péché ne trouve pas son origine dans la découverte de la sexualité comme chez Grégoire de Nysse, mais dans le passage d'une sexualité parfaite à une sexualité où l'harmonie entre la chair et l'esprit s'en est allée[66]. Le désir, surtout le désir sexuel qui touche Augustin personnellement, est perçu comme une force qui se heurte constamment à la raison et qui tire la nature humaine vers le bas. La vie de couple est assimilée au « regnum uxorium » (royaume de la femme) et les pratiques sexuelles afférentes sont jugées asservissantes[67].

Plus généralement, il y a chez Augustin une « discordia entre la chair et l'esprit »[68]. Toutefois, pour Peter Brown comme pour Goulven Madec, il ne faut pas faire d'Augustin « le malin génie de l'Europe »[69]. En effet, une certaine vision sombre de la sexualité a bien d'autres sources qu'Augustin, qui comparé à certains de ses contemporains comme Jérôme de Stridon et Grégoire de Nysse, campe sur une position relativement modérée[70].

Ces différences quant à la conception de la nature humaine conduisent Augustin et Pélage à des façons différentes de penser l'action juste et la liberté. Chez les pélagiens, pour se sauver il faut suivre les règles et à cette fin, ils insistent sur la peur liée au Jugement dernier[61]. Augustin, au contraire, dans un livre intitulé De l'esprit et de la lettre, insiste sur l'évolution intérieure, sur l'impuissance de l'homme et sur le rôle de Dieu qui seul peut « donner l'esprit qui fait vivre, c'est-à-dire aimer le bien pour lui-même »[71]. De même, alors que chez les pélagiens les hommes sont libres de leur choix, chez Augustin la volonté libre ne peut à elle seule nous faire choisir le bien, il faut d'abord que l'homme soit guéri de son péché, c'est-à-dire qu'il lui faut « acquérir tout ce que Pélage avait pensé qu'il possédait dès le départ »[72].

L'amour désir modifier

Pour Augustin, « l'amour est désir (appetitus) », mais aimer le monde revient à aimer quelque chose de fuyant, quelque chose de destiné à mourir qui entraîne la crainte de perdre ce que l'on a, et nous empêche d'atteindre ce que l'on est. En effet, cet amour nous rend dépendant de quelque chose d'extérieur, le monde, et mène à la dispersion, ce qui ne permet pas le se quærere, c'est-à-dire la recherche de nous-même[73]. Augustin souligne dans son livre Du libre arbitre que ce type d'amour nous fait perdre également notre autonomie[74]. Il s'agit donc d'un faux amour qu'il appelle « convoitise (cupiditas) ». En opposition, Augustin dresse l'amour-caritas « l'amour juste qui aspire à l'éternité et à l'avenir absolu »[75].

Dans ce type d'amour le désir est dirigé vers l'éternité, vers quelque chose de stable en lien avec un Dieu autonome « qui ne dépend pas d'un monde, d'un dehors qui lui serait par principe extérieur »[76]. Aussi, si « la charité fait le lien entre l'homme et Dieu, comme la convoitise entre l'homme et le monde », elle le fait sans nous faire entrer en dépendance de Dieu, mais en nous permettant de nous abstraire du monde, et de réaliser pleinement notre être intérieur. Comme le note Hannah Arendt, pour Augustin, l'« amour de Dieu et amour de soi vont de pair et ne se contredisent pas. Dans l'amour de Dieu, l'homme s'aime lui-même[77]… »

«  Augustin écrit à ce propos : Lorsque j'aime mon Dieu, c'est la lumière, la voix, l'odeur […] de mon être intérieur que j'aime. Là où resplendit la partie de mon âme que ne circonscrit pas le lieu, où résonne celle que le temps n'emporte pas […] et où se fixe celle que le contentement ne disperse pas. Voilà ce que j'aime lorsque j'aime mon Dieu[N 16]. »

Nature divine, justice et souffrance : Augustin contre Julien d'Eclane modifier

 
Mani.

La controverse avec Julien d'Eclane est la dernière que mène Augustin, que la mort surprend avant qu'il n'ait fini un écrit consacré à ce sujet[78]. Julien d'Eclane est pélagien et comme tel s'oppose à Augustin sur la nature humaine. En particulier, Julien qui a été un évêque marié n'a pas la même prévention qu'Augustin sur la sexualité[79]. Toutefois, le centre de leur controverse ne porte pas sur ce point mais sur la nature divine, la justice et la souffrance[80].

Pour Julien, Dieu est d'abord juste. Aussi, il ne peut pas envoyer en enfer les bébés non baptisés comme le prétend Augustin[81]. Pour Augustin, Dieu est tellement au-dessus de nous que sa justice nous est insondable et que son œil peut voir plus en profondeur que nous le péché inscrit dans l'Homme[82]. Dans sa controverse, Julien d'Eclane tente de faire passer Augustin pour un manichéen[82].

En fait, la conception d'un Dieu tout-puissant d'essence néoplatonicienne s'oppose, comme lui rappelle Augustin, au Dieu faible de Mani[83]. Mais, pour Peter Brown, lui et le manichéisme ont en commun de se focaliser sur la souffrance, et sa perception du monde comme un « enfer en miniature » peut être vue « comme un écho sinon des grands Mythes de Mani lui-même, du moins des sombres homélies de l'Élu manichéen »[83].

L'anthropologie philosophique modifier

Pour Augustin, l'Homme est composé d'un corps et d'une âme, laquelle conformément au dogme néoplatonicien est destinée à commander au corps[17]. Une des questions que se pose Augustin est de savoir d'où vient l'âme. Dans son livre de Liber Arbitro[17], écrit vers 395, il émet quatre hypothèses dont les deux premières supposent la pré-existence de l'âme :

  1. L'âme est envoyée par Dieu.
  2. l'âme vient de sa propre initiative habiter le corps (c'est l'hypothèse volontariste).
  3. toutes les âmes viennent de celle d'Adam à travers un processus généalogique similaire à celui des corps (c'est l'hypothèse dite traducianiste qui vient de Tertullien).
  4. Dieu crée une âme pour chaque corps (hypothèse créationniste).

Vers 419-420, il écrit comme s'il n'y avait plus que les deux dernières hypothèses en montrant de façon de plus en plus claire qu'il préfère l'hypothèse créationniste[84]. Dans son livre La Cité de Dieu, Augustin avance une cinquième hypothèse : les âmes sont similaires à celle d'Adam, ce qui lui permet de mieux rendre compte du péché originel que dans l'hypothèse créationniste. En fait, Augustin ne tranchera jamais clairement entre les hypothèses même quand, peu de temps avant sa mort, il relit toute son œuvre et écrit les Rétractations[85].

Théorie de la connaissance modifier

Dans son livre De Trinitate, Augustin voit la mémoire, l'intelligence et la volonté presque aussi unies que le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Par analogie, il va donc les considérer comme formant une trinité intérieure[86].

Mémoire (trinité intérieure) modifier

 
Les sept arts libéraux dans l’Hortus deliciarum d'Herrade de Landsberg, 1180.

Pour Augustin, la mémoire participe à la vie de l'esprit. C'est elle qui instaure de la durée, de la profondeur de champ, qui permet de donner sens aux expériences[87]. Dans ses premières œuvres, Augustin est très marqué par la théorie platonicienne de la réminiscence, puis il s'en éloigne assez complètement dans ses œuvres de maturité que sont Les confessions et De Trinitate. Dans les Rétractations (document écrit juste avant sa mort où il commente tous ses écrits qu'il vient de relire), il note que croire, comme dans la théorie de la réminiscence (dans une vie antérieure nous avons vu les vérités puis les avons oubliées dans notre mémoire avant de les redécouvrir), est moins crédible que la thèse de l'illumination à la lumière de laquelle la raison découvre les vérités immuables[88].

Ainsi la mémoire est une « chambre intérieure vaste et illimitée » où sont conservées nos actions passées, les images de ce que nous avons vu et perçu mais aussi ce que nous avons appris des arts libéraux ainsi que les affections de l'esprit : joie, tristesse, désir et peur[89]. Les Confessions peuvent être vues comme une œuvre de mémoire augustinienne où se déploient les trois fonctions de la mémoire : « la mémoire du passé (livres 1 à 9), l'intuition du présent (livre 10) et l'espérance du futur (livres 11-13) »[90].

Pour Augustin donc, la mémoire nous permet de nous projeter dans le futur à partir du passé, elle est analogue au Père, tandis que l'intelligence qui procède de la mémoire l'est du Fils. Pour Roland J. Teske, « l'analogie avec le Père illustre la primauté de la mémoire dans le récit de la cognition humaine »[91].

Intelligence et foi (trinité intérieure) modifier

Croire chez Augustin, et dans le christianisme en général, est lié non pas à l'opinion mais à la foi (fides) vue comme recherche fidèle de la vérité dans un monde marqué par « la versatilité et l'inconstance de l'âme humaine »[92]. Pour Maxence Caron, la foi n'est pas « l'autosuggestion d'une âme prise au jeu de ses inquiétudes » mais « au contraire l'esprit de résistance d'une âme qui, lucide sur ses faiblesses de constitution […] lutte contre la conjuration d'événements quotidiens dont l'inessentielle séduction tente constamment de la détourner de sa quête »[93]. La foi ne commence pas où l'intelligence finit mais au contraire la précède. En effet, pour Augustin, il faut croire pour penser. C'est le sens de l'injonction « crois afin de comprendre, comprends afin de croire (crede ut intellegas, intellege ut credas) »[94].

Concernant le lien foi/intelligence/Dieu, le raisonnement d'Augustin peut-être schématisé ainsi : toute pensée cherche la vérité, traduit une volonté de vérité, Dieu est vérité donc l'homme désire Dieu. Mais l'essentiel n'est pas là. Il réside dans le fait que pour Augustin Dieu se révèle parce qu'il a mis en l'homme ce désir de vérité, parce qu'Il l'appelle. Maxence Caron[95] note : « Dieu ne peut être pensé par l'homme que parce qu'il a voulu se manifester à lui ». Chez Augustin, la foi incite à tenter de comprendre le mystère de Dieu et du monde en même temps qu'elle pose une distance, un recul tant par rapport à ce mystère que par rapport à soi-même[96].

 
Les apôtres Pierre et Paul, deux des sources d'inspiration d'Augustin, par Le Greco.

La volonté (trinité intérieure) modifier

La philosophie grecque est marquée par son intellectualisme, c'est-à-dire que la raison est à la fois un instrument qui permet de théoriser et quelque chose qui nous dicte la conduite à suivre dans un monde bien ordonné[97]. Pour Augustin, l'intervention d'éléments non rationnels empêchent ce dictamen et « l'intellect lui-même a besoin de la volonté pour le pousser à l'activité »[98], d'où l'importance accordée à la volonté et à la responsabilité des hommes[99]. Cet accent ira croissant avec l'âge sous l'influence de trois facteurs que nous allons aborder maintenant[100].

  1. Augustin, en partie sous l'influence de sa controverse avec les pélagiens, insiste de plus en plus sur l'ignorance et le péché inhérents à la nature humaine[100].
  2. Il met l'accent sur les éléments non rationnels de la volonté liés notamment aux habitudes[100].
  3. Plus il lit les Écritures, plus il met l'accent sur la notion de communauté, sur l'autorité des anciens et à l'obéissance à des normes sanctionnées par Dieu[100].

La foi devient première. C'est elle qui guide la volonté, qui elle-même précède la réflexion raisonnée, qui de façon rétrospective fournit une justification rationnelle[101].

Plus Augustin étudie les Écritures, notamment l'apôtre Paul, et plus il met l'accent sur la notion de péché originel et sur la grâce, qui permet à certains d'avoir une volonté assez bien orientée pour ne pas pécher. Cela donnera sa théorie de la prédestination[85]. Pour Alasdair MacIntyre, la conception augustinienne de la volonté est radicalement nouvelle, même si on en trouve les prémices chez Philon d'Alexandrie et chez Sénèque. Elle lui permet d'interpréter les écrits de l'apôtre Paul (notamment l'épître aux romains) « en utilisant un vocabulaire dont saint Paul lui-même ne pouvait disposer »[102]. L'importance qu'Augustin accorde à la volonté le conduit à la question du comment faire coexister la liberté de la volonté humaine et la prescience divine[100]. Selon Mendelson, le traitement de ce problème est « complexe et parfois excessivement obscur »[103]. Néanmoins le but recherché est assez clair : montrer, contre les manichéens et Cicéron, que la liberté de la volonté humaine et la prescience divine ne sont pas incompatibles, car Dieu a prescience de notre volonté[103].

Connaissance et illumination modifier

 
Buste d'Aristote. Augustin développe une théorie de la connaissance différente de celle d'Aristote.

Augustin, contre les sceptiques de l'Académie, soutient qu'il existe des connaissances réelles qu'il classe en trois groupes : « les vérités logiques (par exemple, « il y a un monde ou il n'y en a pas »), les vérités mathématiques (« trois fois trois neuf »), et les comptes-rendus de l'expérience immédiate (« ces saveurs me sont agréables ») »[104]. Aux sceptiques qui lui demandent comment il sait qu'il existe un monde hors de son esprit, il répond je sais qu'il y a un monde qui nous nourrit qui nous entoure. Annonçant le « je pense donc je suis » (Cogito ergo sum) de Descartes, il écrit : « si je suis trompé, je suis » (si fallor, sum)[104].

Pour Matthews le fait de savoir que l'on est vivant ne se limite pas chez Augustin à la vie biologique. Dans le De Trinitate le terme vie doit être entendu au sens platonicien où l'âme, même quand elle a cessé d'animer le corps, reste vivante dans l'au-delà[104]. Dans la recherche de la connaissance, Augustin s'interroge sur le lien entre les mots et l'objet, qu'ils désignent, une réflexion qui sera reprise et critiquée au XXe siècle par un auteur comme Ludwig Wittgenstein.

Pour Augustin, l'esprit est une substance non corporelle, c'est quelque chose qui vit, se rappelle, comprend, veut, sait, et juge. C'est aussi quelque chose qui d'une certaine façon s'auto-justifie. Dans le livre 10 de son ouvrage De la trinité (10.120.14), il pose la question :

« Car qui douterait qu'il vit, se rappelle, veut, pense, sait et juge ? Car même s'il doute, il vit ; s'il doute, il se rappelle pourquoi il doute ; s'il doute, il comprend qu'il doute ; s'il doute, il veut être certain ; s'il doute, il sait qu'il ne sait pas ; s'il doute, il juge qu'il ne devrait pas accepter sans réflexion[105]. »

Augustin qui a connaissance par le biais de sa lecture de Cicéron de la théorie de la réminiscence de Platon, propose, selon Gareth B. Matthews, une version christianisée de la théorie des formes de Platon. Dans le De diversis quæstionibus octoginta tribus, il soutient que les formes peuvent être comprises de trois façons : comme formæ (formes), species (espèces) ou reasones (raisons). Par ailleurs, elles ne peuvent être qu'en Dieu car selon lui, le créateur ne peut consulter quelque chose d'extérieur à lui comme c'est le cas pour le démiurge dans le Timée de Platon[106]. C'est à travers les formes que l'âme, illuminée par une lumière intérieure divine, peut avoir accès grâce à une théorie active de la perception, à la vérité.

Augustin écrit dans De Genesi ad litteram libri duodecim « ce n'est pas le corps qui perçoit, mais l'âme à travers le corps qui transmet la perception telle quelle ; l'âme utilise alors ce qui vient de l'extérieur pour former en elle-même la vraie chose (For it is not the body that perceives, but the soul through the body, which messenger, as it were, the soul uses to form in itself the very thing which is announced from the outside) »[107].

Selon la théorie de l'illumination, c'est la lumière de Dieu qui est Dieu lui-même qui nous permet non seulement d'arriver à des vérités a priori mais également à tout le savoir humain, et non l'âme qui n'est qu'une créature faite à l'image de Dieu. Si Augustin rejette l'acquisition du savoir par abstraction d'Aristote, c'est que pour lui, cette méthode ne permet pas de résoudre la question du savoir ostensif, c'est-à-dire d'être certain qu'il y a un lien réel entre le mot et la chose qu'il désigne[106]. Il convient de souligner les limites qu'Augustin porte à notre capacité de connaître.

Tout d'abord, pour lui, il n'est pas possible de prouver la nécessité de l'existence de Dieu par la raison ; il n'est possible d'atteindre une connaissance directe de Dieu que par l'expérience mystique[108]. Il en résulte que tout ce qu'on peut savoir de Dieu par la raison c'est qu'il excède nos capacités de compréhension[109]. Vis-à-vis de la philosophie il a une attitude semblable : elle ne peut nous permettre d'atteindre la vérité absolue, mais, elle conduit l'esprit à réduire en quelque sorte le doute, à se faire une idée des choses. Matthews note que quand Augustin pose comme il le fait souvent la question « Comment est-il possible que [la proposition] p [soit vraie]… quelquefois, quoique pas toujours, la réflexion le mène à une connaissance philosophique de la chose, à montrer que ce qu'il connait, ou croit fermement connaître, peut en fait être[110] ». Comme la philosophie s'enracine dans un différentiel fort entre Dieu et les hommes, pour Augustin, elle ne peut mener à la vérité absolue, si elle n'est pas éclairée par les textes sacrés[109].

L'éthique d'Augustin modifier

Le bonheur modifier

Augustin tant dans le livre VIII de La Cité de Dieu que dans le livre XIX voit l'éthique ou la philosophie morale (la formulation latine pour l'éthique) comme la recherche du bien suprême et des moyens de l'atteindre[111]. Le vrai bonheur (Augustin utilise le terme latin beatitudo) est pour lui le bien suprême (Summum Bonum). Sur ce point il ne se différencie pas des philosophes qui, pour cette raison, voient « les intellectuels chrétiens comme des rivaux philosophiques »[112]. Tout comme les philosophes de son temps, Augustin fait donc de la philosophie une discipline pratique dont le principal but est la recherche du bonheur, où l'éthique domine la logique et la métaphysique[112]. Sa pensée morale se rapproche ainsi davantage de l'éthique de la vertu et de l'eudémonisme de la tradition occidentale classique que de l'éthique du devoir et du droit (déontologisme) associés au christianisme à l'époque moderne[111].

Son livre De Beata vita montre selon Bonnie Kent[113] l'importance qu'Augustin attache au bonheur, qui pour lui ne se confond pas avec faire ce qu'on en veut. Pour Augustin, comme pour Cicéron, nous sommes plus près du bonheur en échouant à faire ce que nous désirons qu'en voulant une chose non appropriée[113]. Dans ce livre, il s'attaque à la façon dont les académiciens envisagent d'atteindre le bonheur : pour eux le bonheur est le cheminement d'une recherche sans fin de la vérité. Dans Contra Academicos, il insiste sur les capacités de l'intelligence humaine à définir ce qui est le bien pour nous. Plus tard dans les Rétractations (livre écrit avant sa mort où il indique ce qu'il pense de ses œuvres de jeunesse qu'il vient de relire), il estime qu'il était alors sous l'influence excessive de la philosophie hellénistique, et insiste plus sur l'illumination divine[114].

Pour Augustin « l'immortalité est un des plus grands prérequis pour atteindre le vrai bonheur (immortality ranks high among the prerequisites for true happiness) »[115]. Cela l'amène à considérer davantage les platoniciens qui insistent sur l'immortalité de l'âme que les épicuriens ou les stoïciens qui voient le bonheur comme la liberté face à la souffrance et à l'anxiété[115]. Malgré tout il se différencie du platonisme en ce que, pour lui, il n'y a pas seulement immortalité de l'âme mais résurrection des corps, quelque chose qui avait déjà choqué les Athéniens quand l'apôtre Paul avait prêché chez eux[116]. Augustin met les stoïciens plus haut que les épicuriens, car ils « enseignent que le bonheur ne vient pas du plaisir du corps mais de la vertu de l'esprit »[117], néanmoins il leur reproche de trop compter sur la vertu et pas assez sur Dieu ce qui les conduit à une certaine arrogance.

Malgré l'accent mis sur l'immortalité et la vie après la mort, Augustin ne réduit jamais la vie présente à une simple épreuve en vue du Paradis. Il insiste non seulement sur l'importance d'accomplir ici-bas les talents que Dieu nous a donné mais également sur les plaisirs esthétiques qui ne servent aucune fin autre que le bonheur[118]. Pour Bonnie Kent « les visions sécularisées ou puritaines d'un Dieu austère teneur de livre céleste, obsédé à tenir les comptes de nos mérites et démérites, ne peuvent se réclamer de l'autorité d'Augustin. Le Dieu d'Augustin est davantage l'amoureux ou l'artiste que le teneur de livre ou le juge »[118].

Sagesse grecque et lumière intérieure christique chez Augustin modifier

 
Michael Pacher, l'autel des Pères de l'Église : Augustin d'Hippone, Jérôme de Stridon, Ambroise de Milan, Grégoire Ier.

La sagesse commence à être pensée en Occident au VIIe siècle avant notre ère avec ceux qu'on a coutume d'appeler les Sept Sages grecs : Thalès, Solon, Chilon, Pittacos, Bias, Cléobule et Périandre[119], hommes qu'Augustin cite dans son livre la Cité de Dieu[N 17]. La sagesse (sophia chez les Grecs), ne consiste pas seulement en des maximes de sagesse — dont la plus célèbre est peut-être « connais-toi toi-même »[120] —, elle se réfère également toujours à « une règle de vie fondée sur une certaine vision du monde »[121].

Cette vision du monde chez les maîtres de sagesse qui vont inspirer Augustin s'articule sur un univers vu comme cohérent, comme un « cosmos, un monde structuré »[122]. Le principe de cohérence est différent selon les philosophes qui à l'époque sont aussi des maîtres de sagesse. Dans le courant platonicien qui va inspirer si profondément Augustin, ce principe de cohérence est l'« Un-Bien »[123].

Il est à remarquer que ces sages ont souvent été des hommes politiques et que la pensée de Platon est elle-même politique, elle s'inscrit dans une volonté de gérer la société ; on parlait alors plutôt de Cité, en se fondant sur le bien en soi[N 18], un trait qu'on retrouve également chez Augustin, notamment dans la Cité de Dieu.

Un autre courant de la philosophie grecque et de sa sagesse, le stoïcisme, va également influencer Augustin, qui cite souvent Zénon et Chrysippe[124]. Chez les stoïciens, le Cosmos « se présente comme un immense corps, un organisme où chaque élément … a sa place et son rôle … Ce vaste corps a une âme, elle-même divine : le pneuma, ce souffle inné qui le gouverne rationnellement de l'intérieur »[125].

Dans le stoïcisme, la Sagesse consiste à « Sequere naturam, suivre la nature » de son plein gré et d'atteindre ainsi l’apatheia, c'est-à-dire la sérénité[124]. Les stoïciens sont en général engagés dans la politique, tels Sénèque, conseiller de Néron, ou Marc Aurèle, qui fut empereur romain. En effet, ils considèrent de leur devoir de mettre leurs connaissances de l'ordre des choses au service du bien public. Par contre, en intervenant dans un domaine où règne la passion, ils devront s'évertuer à ne pas y perdre leur sérénité, à servir et non pas à se servir[126], même si parfois, tel Sénèque, ils ont tendance à pencher du mauvais côté.

 
Saint Paul, par Vincenzo Gemito (1917).

C'est à la lecture de Cicéron — qui appartient à la Nouvelle Académie, une vision sceptique de l'Académie de Platon —, qu'Augustin se convertit à la philosophie et à la sagesse, vers sa dix-huitième année. Si plus tard, à Cassiciacum, il écrit son livre Contra Academicos, il n'en demeure pas moins, comme il l'écrit dans la Vie Heureuse, que durant la période qui va de sa conversion à la philosophie, à celle au christianisme, « ce furent les Académiciens qui prirent en main le gouvernail, me maintenant au milieu des flots, luttant contre tous les vents »[N 19].

Malgré tout, il s'oppose aux sceptiques de l'académie quant à la connaissance qu'on peut avoir de soi. Préfigurant Descartes, il écrit, contre ceux qui doutent qu'on puisse se connaître : « En effet, si je me trompe, je suis… Et de la même manière que je connais que je suis, je sais aussi que je me connais »[N 20].

À partir de son séjour à Milan, Augustin découvre non seulement le néo-platonisme, dont la sagesse est malgré tout en lien avec ce qu'il connait de par sa formation mais, également les Écritures, et notamment les Épîtres de Paul[31]. Si comme l'écrit plus tard Pascal, « Platon, pour disposer au christianisme »[127], les Épîtres de Paul et notamment l'idée que Dieu est sagesse et que la sagesse est un don gratuit de dieu[127] l'amène à remanier assez en profondeur la conception antique de la sagesse.

Si, sur l'architectonique générale du monde, il s'éloigne peu des néo-platoniciens et n'a pas une nouvelle conception de la cosmologie[128], par contre, il est beaucoup plus innovant en ce qui concerne la vie intérieure avec sa conception de Dieu comme « maître intérieur »[129], « lumière intérieure »[130]. Il écrit dans Le Maître :

«  Mais, pour tout ce que nous saisissons par l'intelligence, ce n'est pas une voix qui résonne au-dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l'esprit de l'intérieur que nous consultons, avertis peut-être par les mots pour le faire. Or celui qui est consulté enseigne le Christ dont il est dit qu'il habite dans l'homme intérieur[N 21], c'est-à-dire la Vertu immuable de Dieu et sa Sagesse éternelle[N 22] que toute âme raisonnable consulte, mais qui ne se manifeste à chacun qu'autant qu'il peut la saisir selon sa propre volonté, mauvaise ou bonne[131]. »

Si donc, Augustin reprend le « connais-toi toi-même » de la sagesse grecque, pour lui la connaissance de soi dépend de Dieu[132], car à la suite de l'apôtre Paul de Tarse, Dieu est sagesse et Dieu nous permet d'entrer dans l'intime de nous-même. Augustin écrit dans les Confessions (VII, 10,16) « C'est ainsi que je fus averti par ces livres d'avoir à revenir à moi, et sous ta conduite j'entrai dans l'intime de moi-même »[133]. Mais ce mouvement intérieur, différent de celui des sceptiques, n'est pas indifférence hautaine des stoïciens, il est confiance filiale[134].


L'amour ordonné (ordinata dilectio) modifier

L'amour delectio n'est guidé ni par le désir (appetitus) ni par l'objet, mais n'est que « l'attitude objective préassignée de l'homme qui, toujours là dans le monde, vit dans l'avenir absolu »[135]. Il existe une hiérarchie de ce qu'il faut aimer : d'abord ce qui est au-dessus de nous (supra nos), puis nous et ce qui est à côté (iuxta nos), le prochain (proximus), et ce qui est en dessous de nous (infra nos), le corps venant en dernier[135]. L'amour delectio accomplit les commandements, les lois dans une perfection qui est fonction de la grâce de Dieu et donc, qui ne dépend pas, nous le verrons au chapitre suivant, que de l'être humain[136].

L'amour du prochain (dilectio proximi) modifier

Il s'agit d'un amour-renoncement où après être entré dans un amour-charité avec Dieu et l'éternité, on a renoncé à soi, ce qui pour Arendt signifie qu'on « aime tous les hommes sans la moindre différence, ce qui pour l'amour fait du monde un simple désert »[137]. Ce qui frappe Arendt dans l'amour du prochain chez Augustin, c'est justement que les individus restent isolés, car finalement dans ce type d'amour, comme le note Augustin lui-même, on aime l'amour : « Peut-il aimer son frère sans aimer l'amour ? Nécessairement il aime l'amour. En aimant l'amour, il aime Dieu. (Numquid potest diligere fratrem et non diligere dilectionem ? Necesse est ut diligat dilectionem. Diligendo dilectionem, Deum diligit »[138].

Cette solitude interroge Arendt dans son ouvrage. Elle estime que pour Augustin il existe deux communautés : la communauté issue d'Adam (la Cité des hommes) où nous sommes par naissance tous liés notamment par le péché originel. Après la venue du Christ, naît une nouvelle communauté, la Cité de Dieu, où les hommes sont également tenus de s'aimer mais où ce n'est plus le genre humain qui compte, mais les êtres particuliers, et où « toute relation à l'autre devient un simple passage vers la relation directe à Dieu »[139].

La justice modifier

 
Alasdair MacIntyre a étudié le concept de justice.

Pour les Grecs, la notion de justice est liée aux lois de la cité ou de la polis. Les stoïciens ont étendu la notion de justice au monde de façon duale : la justice en tant que citoyen d'une Polis et la justice en tant que citoyen du monde[140]. Chez Cicéron, la justice ou l'injustice sont liées à la loi non écrite qu'il assimile à la raison droite. Il peut donc sembler que la justice s'applique à tous pour cet auteur. Mais c'est oublier que pour lui le monde est hiérarchisé et que la justice envers les étrangers passe en dernier[141].

Selon Alasdair MacIntyre, l'idée d'une justice applicable à tous trouve d'abord sa source dans le Deutéronome et les Dix Commandements où Yahvé « s'exprime non seulement en tant que Dieu d'Israël, mais aussi en tant que Dieu créateur de toutes les nations et des territoires de tous les peuples »[142]. Mais là encore dans certains cas, il y a une différence de traitement entre le peuple d'Israël et les étrangers. Pour les chrétiens qui s'adressent au monde entier, le problème d'une justice applicable à tous va devenir crucial. L'apôtre Paul dans une épître aux Romains lie loi divine et raison, de sorte que le monde entier, même les non-chrétiens, puissent y accéder.

C'est là une formulation très proche de celle de Cicéron. Les premiers chrétiens en ont bien conscience, et voient « dans les conceptions stoïciennes (et plus particulièrement cicéroniennes) de la loi à laquelle la nature et la raison exigent que l'on obéisse, une preuve de cette connaissance de la loi de Dieu à laquelle Paul avait fait référence »[143]. Malgré tout, harmoniser les deux sources sera une tâche complexe dont les Pères de l'Église n'ont réellement perçu « toute son ampleur qu'avec la réussite du plus grand d'entre eux : saint Augustin »[143].

La justice chez Augustin emprunte à la fois aux platoniciens, à Cicéron et à saint Paul :

  • aux platoniciens et à Cicéron, il reprend l'idée que « la justice consiste à donner à chacun ce qui lui est dû »[143]. Si la justice qui s'inscrit dans le cadre de la Cité de Dieu est universelle comme chez les Stoïciens, chez Augustin elle inclut des devoirs bien plus importants envers les pauvres et les opprimés[144].
  • à saint Paul, il reprend l'idée selon laquelle il faut être juste « de façon à n'avoir aucune dette envers qui que ce soit, sinon de nous aimer les uns les autres (De Trinitate VIII, VI ; Romains 13,8) »[144] : l'action juste ne peut venir que de l'amour tourné vers Dieu qui permet de bien orienter la volonté. Or, depuis Adam notre volonté est tournée vers l'amour de soi et donc vers l'injustice. Chez Augustin, cette différence est centrale dans la distinction entre la Cité des hommes, dont l'exemple est Rome dominée par l'orgueil, et la Cité de Dieu, où {{citation|le don de la grâce… permet à la volonté de choisir librement ce qui en fait m==Temps et philosophie politique==

Temps et commencement modifier

Augustin est connu pour sa réflexion : « Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus » du livre XI des Confessions. Pour lui, le présent est à double titre le pivot de l'approche du temps. D'une part, Augustin insiste sur le fait que c'est à partir du présent que nous envisageons le passé, le présent et le futur. Il écrit à ce propos « C'est donc une impropriété que de dire : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Il serait sans doute plus juste de dire : il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur […] Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition ; le présent de l'avenir c'est l'attente »[145]. D'autre part, il y a l'idée que le présent s'écoule rapidement, qu'il est situé entre le passé et l'avenir et que donc, il ne faut pas s'arrêter mais poursuivre sa marche[146] comme en pèlerinage dans ce monde[147]. Pour Simo Knuuttila, Augustin s'inspire beaucoup d'Aristote qui insiste déjà sur la centralité du présent[148] et comme le stagirite et les stoïciens à sa suite, il suppose que « le temps est un continuum infiniment divisible »[149].

Toutefois l'évêque d'Hippone se démarque d'Aristote sur trois points.

  1. Pour Augustin le temps dépend du mouvement et donc commence avec la création[150]. Sur cette question, il se démarque aussi des platoniciens pour qui le monde est sans début ni fin, et des tenants des théories de cycles ou de l'éternel recommencement du monde[146]. Plus tard, il influence Leibniz dans sa critique du temps absolu de Newton[151].
  2. Augustin adopte l'idée platonicienne du soudainement. Alors que pour Aristote avant la mort les gens sont mourants et la mort est la limite de la période où l'âme n'a pas encore quitté le corps, pour Augustin « l'instant de la mort relève du soudainement platonicien auquel le principe du tiers exclu ne s'applique pas (the instant of death is the Platonic "suddenly" at which the law of the excluded middle is not in force) »[152].
  3. Si Augustin comme Aristote accepte l'idée que la mesure le temps ait un aspect objectif intéressant, il développe néanmoins une conception psychologique du temps qui l'amène à se poser la question de savoir jusqu'à quel point on peut dire que le temps est long ou court. Il note (Confessions, 11,15.18-20) que le présent n'a pas de durée et n'est donc ni long ni court. Sa démarche est ici proche de la notion de temps phénoménologique que développera Husserl[153].

La philosophie politique dans les lettres et sermons modifier

===La philosophie politique du livre la Cité de Dieu===ène au vrai bonheur}}[154].

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  153. Knuuttila 2001, p. 112-113.
  154. MacIntyre 1993, p. 169.


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