Théorèmes de l'alternative

Les théorèmes de l'alternative, dont le plus fameux est le lemme de Farkas, concernent tous un système d'inéquations linéaires dans un espace vectoriel réel de dimension finie. Il s'agit de donner un critère permettant de trancher si le système est ou non consistant, c'est-à-dire s'il admet ou non une solution (ou, pour ceux dont 0 est une solution évidente, une solution non nulle).

Le principe en est à chaque fois le suivant : face à un système d'inéquations, on peut opérer des combinaisons linéaires de ces inéquations à coefficients positifs ou nuls, qui sont alors toutes des conséquences du système (l'usage judicieux de coefficients strictement positifs permettant au cas par cas de produire des conséquences qui soient des inégalités strictes). Il est bien évident que si l'une de ces conséquences est une absurdité – typiquement – le système initial ne peut avoir de solution. Or, il se trouve que cette condition suffisante pour que le système soit inconsistant est à chaque fois nécessaire : chacun des théorèmes ci-dessous en exprime une variante.

Le nom de « théorèmes de l'alternative » vient du fait que la condition nécessaire et suffisante a, elle aussi, la forme d'un problème de recherche de solutions pour un système mêlant équations et inéquations. On se retrouve donc en parallèle avec deux systèmes, dont un et un seul a des solutions. Traduites en termes de matrices, les deux branches de l'alternative ont des formulations du même esprit, voire étonnamment semblables dans le cas du théorème de Ville.

Systèmes d'inéquations strictes et systèmes d'inéquations larges : les théorèmes de Gordan et de Stiemke modifier

Le théorème de Gordan modifier

Il couvre le cas d'un système d'inéquations toutes strictes, de la forme :

 

où les   sont des formes linéaires sur un espace vectoriel réel   de dimension finie.

Il y a une obstruction évidente à l'existence de solutions pour un tel système : si on fait une combinaison linéaire à coefficients positifs non tous nuls de cette famille d'inéquations, on obtient une nouvelle inéquation stricte vérifiée par toutes les solutions. Si on peut ajuster les coefficients de cette combinaison linéaire de façon à obtenir l'inéquation absurde  , c'est que le système était inconsistant.

Le théorème de Gordan assure que, à partir de tout système inconsistant, on peut ainsi produire l'inéquation   :

Théorème de Gordan (1873) — Soit   des formes linéaires sur un espace vectoriel réel de dimension finie  . Alors :

 

si et seulement si

il existe une écriture   à coefficients tous positifs ou nuls dont l'un au moins n'est pas nul.

Le théorème de Stiemke modifier

Il concerne les systèmes d'inéquations linéaires au sens large :

 .

Son énoncé est précisément le suivant :

Théorème de Stiemke (1915) — Soit   des formes linéaires sur un espace vectoriel de dimension finie  . Alors :

 , l'une au moins de ces inégalités étant stricte 

si et seulement si

il existe une écriture   à coefficients tous strictement positifs.

Cet énoncé est rendu un peu plus difficile à lire que les autres théorèmes de la série à cause de la technicité « l'une au moins de ces inégalités étant stricte » ; la raison d'être de celle-ci est que les systèmes d'inéquations larges ne peuvent être complètement inconsistants : ils comptent au moins   parmi leurs solutions, et au-delà tous les points qui vérifient le système d'équations linéaires correspondant. D'où la nécessité de compliquer un peu la forme du système en ne considérant pas comme des solutions significatives celles qui sont dans l'intersection des noyaux de toutes les formes  .

Démonstration du théorème de Gordan modifier

Parmi tous les théorèmes considérés dans cette page, le théorème de Gordan est celui où la démonstration contient le moins de technicités supplémentaires. On peut la fonder sur un théorème de séparation des convexes (celui parfois appelé « deuxième forme géométrique du théorème de Hahn-Banach ») ou par le théorème de projection sur un convexe fermé. C'est ce dernier choix qui est fait ici.

Comme il est souvent pratique pour faire des manipulations dans un dual, munissons   d'une structure euclidienne ; pour chaque indice  , il existe dès lors un vecteur   unique de   qui permette d'écrire pour tout   :  .

Considérons le convexe compact   enveloppe convexe des   points   et notons   la projection orthogonale de   sur ce fermé de  . On sait que pour tout   de   (et en particulier pour les  ) on dispose de l'inégalité :   qu'on regroupe en  .

Entrons dans le vif de la preuve de Gordan. Comme pour tous les théorèmes de l'article, l'implication montante est évidente. Montrons donc l'implication descendante, en supposant le système d'inégalités strictes inconsistant. En particulier   n'en est alors pas solution, donc il existe un   pour lequel  . D'où  , puis  , ce qui prouve bien que   appartient à  , et est donc combinaison linéaire à coefficients positifs des  .

Le théorème de Gordan entraîne le théorème de Stiemke modifier

On peut donner une démonstration directe du théorème de Stiemke en appelant de nouveau la théorie de la séparation des convexes. Il est toutefois instructif de s'apercevoir que c'est un théorème « dual » du théorème de Gordan, et qu'on peut l'en déduire par des manipulations algébriques simples à défaut d'être naturelles.

On reverra ces mêmes manipulations présentées sous forme matricielle plus loin, en énonçant le théorème de Ville. Elles reposent sur une idée importante qu'on retrouve notamment à la base de la théorie du problème dual en optimisation linéaire : la deuxième branche de l'équivalence dans le théorème de Stiemke, qui est en première lecture un mélange d'inéquations strictes (les conditions  ) et d'une équation vectorielle (la condition  ) peut, avec un peu de doigté, être transformée en une simple collection d'inéquations strictes, à laquelle on peut appliquer le théorème de Gordan. Stiemke apparaît finalement comme une réécriture de Gordan où les emplacements des deux énoncés équivalents se retrouvent intervertis.

Systèmes mêlant inéquations strictes et larges : le lemme de Farkas et le théorème de Motzkin modifier

Les énoncés modifier

Le lemme de Farkas énonce une condition nécessaire et suffisante d'inconsistance pour un système d'inéquations linéaires dont exactement une est stricte :

Lemme de Farkas(1902) — Soit   des formes linéaires sur un espace vectoriel réel de dimension finie  . Alors :

 

si et seulement si

il existe une écriture   à coefficients tous positifs ou nuls et avec  .

Enfin le théorème de Motzkin couvre le cas général d'un système mêlant inéquations strictes et inéquations larges, avec une au moins stricte ; le lemme de Farkas en est le cas particulier correspondant à   (le théorème de Gordan correspondant à  ) :

Théorème de Motzkin (1936) — Soit   des formes linéaires sur un espace vectoriel réel de dimension finie   et soit p avec  . Alors :

 

si et seulement si

il existe une écriture   à coefficients tous positifs ou nuls avec  .

Le théorème de Gordan entraîne le lemme de Farkas modifier

Le théorème de Gordan se démontre en moins d'une dizaine de lignes à condition de disposer des théorèmes de séparation des convexes ou de projection sur un convexe fermé. On peut à partir de là prouver le lemme de Farkas avec un peu de gymnastique supplémentaire, qui ne nécessite aucun outil avancé mais n'est pas complètement naturelle.

Le lemme de Farkas entraîne le théorème de Motzkin modifier

Bien que le théorème de Motzkin semble plus général que celui de Farkas, il s'en déduit en quelques lignes, comme suit :

On note, pour des indices variant de   à   :

 

On remarque que si on prend   dans  ,   dans  ,  ,   dans  , leur somme est dans l'ensemble des solutions du système traité par le théorème de Motzkin. Si celui-ci est vide, c'est donc que l'un des   est vide. Mais on peut alors appliquer le lemme de Farkas à ce   et il fournit bien un  -uplet   qui répond aux conditions du théorème de Motzkin (en utilisant  ).

Comme dans tous les théorèmes rassemblés ici, l'implication montante est une évidence.

Extension à des systèmes d'inéquations affines modifier

Une fois connus ces théorèmes, on peut en déduire en tant que de besoin des énoncés pour des systèmes affines, c'est-à-dire où les inéquations n'auraient pas la forme   mais   pour des constantes  . La démarche est explicitée à l'article Lemme de Farkas auquel on renvoie : elle consiste à considérer l'espace affine de référence comme hyperplan affine d'équation   dans un espace vectoriel  . La consistance d'un système affine dans   se ramène alors à la consistance d'un système analogue dans   mais auquel on a ajouté la condition supplémentaire  . Ainsi un système d'inéquations affines larges est-il traité par le lemme de Farkas, tandis qu'un système d'inéquations affines dont une et une seule est stricte se traite-t-il comme un système linéaire couvert par Motzkin avec   (c'est l'énoncé intitulé « lemme de Farkas généralisé » dans l'article lemme de Farkas).

Les théorèmes de l'alternative : point de vue matriciel modifier

Pour   matrice réelle, la notation   signifie que tous les termes de   sont positifs ou nuls, la notation   que tous les termes de   sont strictement positifs. Enfin on note   la transposée de la matrice  .

Traductions matricielles des énoncés déjà donnés modifier

Commençons par la version matricielle du lemme de Farkas, puisque c'est le théorème le plus notable. Elle s'obtient sans aucune subtilité à partir de la version donnée plus haut, la seule difficulté étant de bien rapprocher les notations de l'une et de l'autre.

Lemme de Farkas, version matricielle — Soit   une matrice de réels de type   et   un vecteur-colonne avec   entrées, alors un et un seul des systèmes linéaires suivants a une solution :

  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs   ;
  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs  .

On écrit de même des versions matricielles pour les théorèmes de Gordan et de Stiemke, dont la vérification est du même esprit.

Théorème de Gordan, version matricielle — Soit   une matrice de réels de type  . Alors un et un seul des systèmes linéaires suivants a une solution :

  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs   et   ;
  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées.

Théorème de Stiemke, version matricielle — Soit   une matrice de réels de type   et   un vecteur-colonne avec   entrées, alors un et un seul des systèmes linéaires suivants a une solution :

  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs   ;
  • le système   et   pour   vecteur-colonne à   entrées.

Le théorème de Ville modifier

Ce théorème, qui se déduit en quelques lignes du théorème de Gordan dès lors qu'on manipule les notations matricielles, a un énoncé très agréablement symétrique sous cette forme ; on peut bien sûr le réécrire en termes de conditions nécessaire et suffisante d'existence de solutions de systèmes d'inéquations, son charme étant qu'on peut le faire de deux façons selon l'ordre dans lequel on considère les deux branches de l'alternative : au choix on peut y voir une condition nécessaire et suffisante d'existence de solutions en nombres positifs ou nuls pour un système d'inégalités linéaires larges, ou d'existence de solutions en nombres strictement positifs pour un système d'inégalités linéaires strictes.

Théorème de Ville (1938) — Soit   une matrice de réels de type  . Alors un et un seul des systèmes linéaires suivants a une solution :

  • le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs   et   ;
  • ou le système   pour   vecteur-colonne à   entrées vérifiant par ailleurs  .

Références modifier

Sauf précisions plus spécifiques, les informations fournies par cet article sont issues, sur un mode assez distancié, des pages 51 et suivantes de Linear Programming 2: Theory and Extensions, de George Dantzig et Mukund Thapa, Springer, 2003 (ISBN 978-0387986135).

La démonstration du lemme de Farkas via le théorème de Gordan est issue de Convex Analysis and Nonlinear Optimization, Theory and Examples de Jonathan M. Borwein et Adrian S. Lewis, coll. « Ouvrages de mathématiques de la Société mathématique du Canada », vol. 3, 2e édition, Springer, 2006 (ISBN 978-0387989402), p. 24-25.