Projet MKNAOMI

projet de la CIA et de l'US Army Chemical Corps sur les armes biologiques et chimiques (1952-1970)

MK-NAOMI (ou MKNAOMI) est un programme secret du bureau des services techniques (TSS) de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la division des opérations spéciales (SOD) du Corps chimique de l'armée des États-Unis. Dans le cadre de ce partenariat, établi au début des années 1950, l'unité spéciale de l'armée est chargée d'entreposer les agents biologiques et chimiques du bureau de la CIA.

Contexte modifier

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses recherches en matière de guerre biologique débutent aux États-Unis. Dans un contexte de Guerre froide, la manipulation mentale est aussi un domaine qui intéresse de plus en plus le monde du renseignement.

En 1943, une première équipe de scientifiques est mobilisée au sein de l'U.S. Army Biological Warfare Laboratories (USBWL), pour y développer le programme d'armement biologique américain[1]. Dans le but d'expérimenter les substances en question et les moyens de les utiliser, la division des opérations spéciales (SOD) est créée à Fort Detrick en 1949[2],[3],[4].

En 1949 et 1950, la CIA met en place son premier projet sur les techniques d'interrogatoire et l'utilisation d'agents biologiques et chimiques. Ne disposant pas du matériel et des systèmes opérationnels nécessaires, les équipes du projet BLUEBIRD sont soutenues par les scientifiques du SOD dès les premières expérimentations de l'agence[2],[4]. Cette collaboration entre l'armée et la CIA est entérinée par un accord en [5],[6],[7].

En 1953, le directeur de la CIA Allen Dulles approuve le projet MK-ULTRA, auquel est intégré le désormais sous-projet MK-NAOMI. Selon plusieurs auteurs, l'appellation du programme est une référence à la secrétaire du Dr Harold A. Abramson, Naomi Busner[2].

Généralités modifier

Direction modifier

Le premier directeur du SOD est le Dr John Schwab, qui est assisté du lieutenant-colonel Vincent Ruwet. Frank Olson, recruté peu de temps après la création de l'unité, en devient directeur en 1950[8]. Du côté du TSS, les chimistes Sidney Gottlieb et Robert Lashbrook sont les interlocuteurs de l'armée. Dès le début du projet, Lashbrook assure la liaison entre les deux équipes, rendant régulièrement visite aux membres de l'unité[2],[9].

Objectifs modifier

Dans le cadre du programme, les scientifiques du SOD ont pour mission principale le développement et la maintenance d'un arsenal de substances toxiques pouvant être utilisées lors des opérations clandestines de la CIA[9].

En , une note interne de l'agence résume ainsi les objectifs principaux[6],[10] :

  • (a) Fournir une base de soutien secrète pour répondre aux besoins opérationnels clandestins.
  • (b) Stocker des matériaux sévèrement incapacitants et létaux pour l'usage spécifique du TSS.
  • (c) Maintenir en état de préparation opérationnelle des équipements spéciaux et uniques pour la dissémination de matériaux biologiques et chimiques.
  • (d) Assurer la surveillance, les essais, l'amélioration et l'évaluation nécessaires des matériaux et des équipements afin de garantir l'absence de défauts et la prévisibilité complète des résultats à attendre dans des conditions opérationnelles.

Activités modifier

Expérimentations modifier

Premières expérimentations du SOD modifier

En 1949, des membres du SOD se rendent dans les Caraïbes, près de l'île d'Antigua, pour l'opération Harness. Au cours de cette série d'expérimentations menées par l'armée britannique, des milliers d'animaux sont déplacés jusqu'au large, dans des conteneurs reposant sur des canots pneumatiques, et contaminés par les bactéries responsables de la maladie du charbon, de la brucellose et de la tularémie[2],[11].

En , le département de la Défense autorise une expérimentation de grande ampleur dans la baie de San Francisco. Pour étudier la propagation des agents pathogènes au sein d'une zone densément peuplée, et quantifier les effets d'une telle attaque, une bactérie est disséminée dans l'air à 3 km de la côte par un navire de la marine des États-Unis. Les scientifiques du SOD ont choisi la bactérie Serratia marcescens en raison de la teinte rouge produite par ses germes, ce qui la rend facilement repérable, et pour son caractère a priori inoffensif[2],[4]. Des représentants de la CIA assistent à l'opération, en tant qu'observateurs[4].

D'après les échantillons prélevés sur quarante-trois sites, l'ensemble des 800 000 habitants de San Francisco ont été exposés à des agents pathogènes, ainsi que des habitants d'autres villes situées dans la banlieue environnante. Une semaine après l'expérimentation, onze personnes souffrant d'une infection des voies urinaires sont admises à l'hôpital universitaire de Standford. Edward J. Nevin, un immigrant irlandais qui se remettait d'une opération de la prostate, meurt le à la suite de la généralisation de l'infection[2],[4],[12].

Expérimentation de Deep Creek Lake modifier

En , confronté aux restrictions de sa hiérarchie concernant l'utilisation du LSD, Gottlieb décide de tester les effets du psychotrope sur les scientifiques du SOD lors de la réunion semi-annuelle du projet. À l'occasion d'un séminaire de trois jours organisé dans une cabane à Deep Creek Lake, auquel participent notamment le lieutenant-colonel Ruwet, John Schwab, et Frank Olson, une dose de LSD est discrètement versée dans une bouteille de Cointreau par Robert Lashbrook. Lorsque Gottlieb annonce aux personnes présentes leur participation involontaire à une expérimentation, Olson montre rapidement des signes préoccupants de paranoïa, remarqués par plusieurs collègues présents[8],[9],[13].

De retour chez lui, son état ne s'améliore pas. Il est alors pris en charge par ses supérieurs qui l'envoient à New York, où il meurt dans la nuit du 27 au 28 novembre 1953[13],[14]. Au début de l'année, Olson avait quitté son poste à la tête de l'unité spéciale, se plaignant de la pression et du stress[8],[9]. Selon ses proches, une partie de son travail en tant que consultant de la CIA était d'assister à des interrogatoires expérimentaux de prisonniers soviétiques ou nazis. Durant les années qui ont précédé sa mort, il s'est notamment rendu en Suède, en Norvège, en France, en Angleterre et en Allemagne, en soutien des équipes du projet ARTICHOKE[8],[14].

Allégations concernant l'affaire de Pont-Saint-Esprit modifier

En , la petite ville de Pont-Saint-Esprit, située dans le Sud de la France, est le théâtre d'un incident tragique. Pendant plusieurs jours, une partie de la population locale est victime d'une maladie hallucinatoire soudaine et sévère, entraînant des symptômes allant de l'agitation et l'insomnie à des comportements violents[15],[16]. Le pain du boulanger local est rapidement mis en cause, d'abord par les rumeurs, puis par les médecins français Albert Gabbaï, un des trois médecins généralistes du village, et Gaston Giraud, professeur à la faculté de médecine de Montpellier. La farine du pain aurait été contaminée par l'ergot de seigle, un champignon parasite qui, dans certaines conditions d'humidité, fermente et libère plusieurs alcaloïdes, dont l'acide lysergique, à l'origine de l'ergotisme[15],[16].

Selon le journaliste américain Hank P. Albarelli Jr., auteur d'un livre publié en 2009, l'affaire de Pont-Saint-Esprit serait la conséquence d'un essai du projet. En enquêtant sur la mort de Frank Olson, il découvre des documents déclassifiés et communique avec d'anciens agents de la CIA et du SOD. Certaines déclarations font état d'une contamination volontaire de l'air, qui s'est avérée être un échec, puis des produits alimentaires locaux. Une note confidentielle émise par la Maison-Blanche, probablement dans le cadre de la commission Rockefeller, mentionne l'« incident de Pont-Saint-Esprit »[16],[17],[18]. Albarelli s'appuie sur d'autres éléments, en particulier la présence en France de plusieurs membres du SOD, dont Olson, attestée par leurs passeports[15],[8].

Fin du projet modifier

À l'instar du programme d'armement biologique américain, les activités du projet sont brusquement arrêtées en 1969 lorsque, peu après son investiture, le président Richard Nixon ordonne la destruction de tous les agents biologiques détenus par les forces armées. Quelques mois plus tard, le , cette décision est étendue à l'ensemble du matériel chimique, marquant la fin de MK-NAOMI[10],[19].

Cependant, Gottlieb envisage difficilement la perte de certaines substances particulièrement rares. Il demande à Nathan Gordon, qui dirige la section chimie du TSS, un inventaire des poisons entreposés à Fort Detrick. Une dizaine d'agents biologiques susceptible de provoquer des maladies telles que la variole, la tuberculose, la salmonellose, l'encéphalite équine et la maladie du charbon, ainsi que six toxines organiques, constituent le stock du bureau[20]. Gordon propose de transférer secrètement l'ensemble de ces substances vers une autre installation, mais l'idée est écartée par le directeur de l'agence, Richard Helms, et son adjoint Thomas Karamessines[5],[6],[19].

Finalement, en violation du décret présidentiel, deux toxines organiques sont transférées vers un laboratoire utilisé par la CIA à Washington. Le , des enquêteurs de l'agence retrouvent 11 g de saxitoxine, extraite à partir de mollusques et de crustacés, et environ 8 g de venin de cobra[5],[19]. Gordon, Helms, et son successeur à la tête de l'agence, William E. Colby, sont auditionnés par un comité du Sénat des États-Unis quelques mois plus tard, en [5],[6].

Notes et références modifier

  1. Albarelli 2009, Book One : 1953-1956 - Chapitre 4 : Frank Olson and Camp Detrick
  2. a b c d e f et g Albarelli 2009, Book One : 1953-1956 - Chapitre 5 : Special Operations Division Camp Detrick, 1950-1953
  3. (en) « Buried Secrets of Biowarfare », The Baltimore Sun,‎ (lire en ligne)
  4. a b c d et e Kinzer 2019, p. 36-43.
  5. a b c et d Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Testimony of William E. Colby, p. 4-17
  6. a b c et d (en) Nicholas M. Horrock, « Colby Describes C.I.A. Poison Work », The New York Times,‎ (lire en ligne)
  7. (en) John D. Marks, The Search for the Manchurian Candidate : The CIA and Mind Control, Time Books, , 162 p. (ISBN 0-8129-0773-6), p. 41
  8. a b c d et e Kinzer 2019, p. 109-116.
  9. a b c et d (en) John D. Marks, The Search for the Manchurian Candidate : The CIA and Mind Control, Time Books, , 162 p. (ISBN 0-8129-0773-6), p. 55-64
  10. a et b (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, Second Session, Book I : Foreign and Military Intelligence, Washington, U.S. Government Printing Office, , 659 p. (lire en ligne), p. 360-363
  11. (en) « UK Politics Germ warfare fiasco revealed », BBC News,‎ (lire en ligne)
  12. (en) Helen Thompson, « In 1950, the U.S. Released a Bioweapon in San Francisco », Smithsonian,‎ (lire en ligne)
  13. a et b (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, Second Session, Book I : Foreign and Military Intelligence, Washington, U.S. Government Printing Office, , 659 p. (lire en ligne), p. 394-399
  14. a et b (en) Michael Ignatieff, « What Did the C.I.A. Do to His Father? », The New York Times,‎ (lire en ligne)
  15. a b et c Albarelli 2009, Book Two : From Brainwashing to LSD - Chapitre 9 : LSD & Pont-St.-Esprit
  16. a b et c Loïc Chauvin, « Very bad trip à Pont-Saint-Esprit », Les Inrockuptibles, no 744,‎ (lire en ligne  )
  17. Albarelli 2009, Book Five : 1994-2005 - Chapitre 6 : A Major Break in the Case
  18. (en) Henry Samuel, « French bread spiked with LSD in CIA experiment », The Telegraph,‎ (lire en ligne)
  19. a b et c Kinzer 2019, p. 199-206.
  20. Commission Church - Unauthorized Storage of Toxic Agents, Exhibit 2, p. 192-197

Annexes modifier

Bibliographie modifier

  • (en) Commission Church - Sénat des États-Unis, Ninety-Fourth Congress, First Session, Intelligence Activities : Hearings Before the Select Committee to Study Governmental Operations With Respect to Intelligence Activities, vol. 1 : Unauthorized Storage of Toxic Agents, Washington, U.S. Government Printing Office, , 245 p. (lire en ligne)
  • (en) Hank P. Albarelli, A Terrible Mistake : The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War, Trine Day, , 912 p. (ISBN 9780984185887)
  • (en) Stephen Kinzer, Poisoner In Chief : Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control, New York, Henry Holt & Company, , 320 p. (ISBN 1250140439, LCCN 2019007076)

Articles connexes modifier