Mapa mundi de Beatus de Liébana

mappemonde médiévale

La Mapa mundi (mappemonde) de Beatus de Liébana est l'une des principales œuvres cartographiques du haut Moyen Âge.

Mapa mundi du Beatus de Saint-Sever.

Élaborée vers 780 par le moine éponyme, elle se base sur les descriptions d'Isidore de Séville, de Ptolémée et des Saintes Écritures. Le manuscrit original est perdu mais des copies relativement fidèles nous sont parvenues.

L'original figure dans le prologue du deuxième livre des Commentaires de l'Apocalypse de Beatus de Liébana. La carte a pour fonction principale d'illustrer la dispersion des Apôtres après la Pentecôte.

La cosmologie européenne du haut Moyen Âge

modifier

La terre se présente comme un disque entouré d'océans. Elle se divise en trois continents : l'Asie (demi-cercle supérieur), l'Afrique (quart de cercle inférieur droit) et l'Europe (quart de cercle inférieur gauche). Ils correspondent respectivement aux territoires des descendants des fils de Noé : Sem, Cham et Japhet. Leurs masses sont séparées de cours d'eau ou de mers intérieures tels le Nil, le Bosphore et la mer Méditerranée. Au centre du monde se situe Jérusalem, ville sacrée du judaïsme et du christianisme. Cette position centrale de nombril du monde (umbiculum mundi) est usuelle dans la cosmogonie chrétienne médiévale ; dans la Divine Comédie, Dante commence son voyage en Enfer sous la ville de Jérusalem.

La représentation constitue un intermédiaire entre les cartes antiques schématisées, telle la célèbre table de Peutinger, et la carte en T typique du Moyen Âge. L'est étant placé en haut, la carte est dite « orientée ». De forme arrondie, la terre se divise en trois parties que sépare un tau. La Méditerranée, verticale, se trouve en bas, le Nil (ou la mer Rouge) à droite, le Bosphore (ou le Danube) à gauche. Dans la cartographie ultérieure, Jérusalem se situera en plein centre, au croisement des branches du T ; cela n'est pas encore le cas ici. La mer Rouge ne joue pas non plus son rôle de séparateur horizontal entre l'Afrique et l'Asie : elle se prolonge verticalement à l'emplacement de l'océan Indien. Le Nil et le Bosphore, au cours plutôt naturel, n'ont pas une importance exagérée. À propos du premier, on pourrait même presque parler de réalisme en examinant ses deux sources : la principale est un lac ; l'autre provient des montagnes d'Éthiopie, probable souvenir de l'Antiquité.

Les continents

modifier
 
L'expulsion d'Adam et Ève du paradis terrestre, dans les Très Riches Heures du Duc de Berry.

Au Moyen Âge, le paradis se situe habituellement à la limite orientale du monde, donc en Asie. De fait sur la carte, à l'extrémité de cette dernière s'étend le jardin d'Eden d'où s'écoulent quatre grands fleuves : le Tigre, l'Euphrate, le Pishon et le Gihon – l'identification des deux derniers a suscité maintes hypothèses. Sur la côte méridionale, on observe l'Inde traversée par le Gange, l'Indus et l'Hipane. Hommes au teint sombre, éléphants, rubis et émeraudes y abondent. En face se situent les îles de Taprobane (Ceylan) et de Tyle (peut-être en Indonésie).

À l'ouest de l'Inde, donc plus bas sur la carte, entre l'Indus et le Tigre, se trouve un territoire nommé Partia. Il comprend cinq provinces : Aracusia, Assyrie avec sa capitale Ninive, Media mayor, Media menor et Perse.

Située entre le Tigre et l'Euphrate, la Mésopotamie se divise en Babylonie et Chaldée.

Au sud de l’Euphrate et du Sinus persicum (golfe Persique) s'étend l'Arabie. C'est une région désertique dont la partie sud, correspondant au Yémen actuel, est nommée Arabia felix (Arabie heureuse) à cause de sa terre fertile abondamment irriguée, riche en pierres précieuses. C'est la patrie de l'oiseau mythique nommé « phœnix ».

La frontière nord-ouest de l’Arabie, aux confins de l’ancien Empire romain, est délimitée par les monts Taurus, le Caucase, la Méditerranée et l'Euphrate. Elle regroupe trois provinces : Siria, la Phénicie et la Palestine. Ces zones sont davantage détaillées. Plus proches de l'Europe, donc mieux connues, elles éveillent une attention particulière qu'expliquent leur proximité avec la Terre sainte et le besoin de localiser les épisodes bibliques.

Afrique

modifier

L'Afrique se reconnaît au Nil, qui comporte un lac à sa source. Une mer de couleur rouge baigne ses côtes. Le Maghreb s'appelle Libia.

 
Cette image du Le Jardin des délices illustre le Weltanschauung juif, qui se reflète dans le livre de la Genèse. La Terre est un disque entouré de deux masses d'eau : les « eaux supérieures », qui tombent occasionnellement sur la Terre sous forme de pluie lorsque YHVH ouvre les vannes du Ciel, et les « eaux inférieures », formées par les mers, les lacs et l'Océan. Dans les profondeurs de la sphère cosmique se trouve le shéol, demeure des morts jusqu'au Jugement dernier.

L'Europe occupe la partie inférieure gauche de la carte. On y trouve l'Achaïe (la Grèce), au-delà de la mer Adriatique ; la péninsule italienne parcourue par le bassin du Pô et les Apennins, délimitée par la chaîne des Alpes ; la Gaule qu'irriguent le Rhône et le lac Léman ; enfin la péninsule Ibérique, au-delà des Pyrénées. Plus au nord, donc à gauche, la Gallia belgica et le Danube, dont on distingue le delta.

Problème de la mappemonde du Beatus de Saint-Sever

modifier

La carte la plus connue en France, en provenance de l’abbaye de Saint-Sever dans les Landes, actuellement conservée à la B.N.F. (manuscrit latin 8878, folios 45 bis v° – 45 ter) [1], répond assez mal à la description qui précède[2].

En effet, elle ne décrit pas trois continents mais quatre.

Tout au sud (Meridies), en effet, par-delà la mer Rouge (mare Rubrum), au-delà de l’Océan (trans Oceanum), au sud de l’Arabie (Arabia), au sud de l’Éthiopie (Aethiopia), au sud de l’Inde (India), au sud, même, de Taprobane (Tapaprone), donc dans ce que nous appelons, de nos jours, l’hémisphère Sud, se trouve, peuplée ou déserte (fabulosae), la quatrième partie du monde (Orbis quarta pars) : le continent austral des Antipodes (Antipodas).

Peut-on vraiment dire que, dans cette mappemonde, « la terre se présente comme un disque entouré d’océans », alors que c’est au-delà de l’Océan (trans Oceanum) que ce prétendu disque place ce quatrième continent (quarta pars) où la légende (fabulosae), place nos Antipodes (Antipodas)[3].

Le texte de douze mots remplissant le schéma de ce quatrième continent est, à une lettre près, la citation intégrale d’un passage d’Isidore de Séville (Étymologies, livre XIV, chapitre 5, § 17[4] : « Extra tres autem partes orbis quarta pars trans Oceanum interior est in meridie, quae solis ardore incognita nobis est ; in cuius finibus Antipodas fabulos[a]e inhabitare produntur »[5], ce qui signifie : « Outre ces trois parties du monde (du globe ?) se trouve, dans le sud, au-delà de l’Océan, une quatrième partie, qui nous est inconnue, du fait de l’ardeur du soleil, dans laquelle, raconte-t-on, habitent les Antipodes de la légende »[6].

On peut hésiter sur la traduction du mot latin orbis qui, dans une cinquantaine d'occurrences répertoriées dans le Thesaurus linguae Latinae[7], désigne un espace « rond » à trois dimensions. Mais Isidore sait que la terre est sphérique, comme le montre le passage d’Étymologies, XVIII, 3, 4 (pilam) [8], indirectement corroboré par le v. 40 du poème de Sisebut (Nil obstante globo) [9].

Notes et références

modifier
  1. La mappemonde du manuscrit de Saint-Sever, Géographie et exégèse au XIe siècle, par Emmanuelle Vagnon, in Sous la direction de Charlotte Denoël, avec les contributions d’Isabelle Marchesin, Emmanuelle Vagnon, Pascale Bourgain, Maria Stavrinaki et une conclusion de Xavier Barral i Altet, Le Beatus de Saint Sever, Paris, Citadelles & Mazenod / B.N.F. Éditions, 2024 ; I.S.B.N. : 978-2-7177-2995-5, à partir de la p. 41.
  2. « Les Essentiels de la Bibliothèque nationale de France : Mappemonde du Beatus de Saint-Sever », sur essentiels.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France, n. d. (consulté le ).
  3. « Or, à l’exception de Lactance, personne écrivant en latin n’a jamais soutenu que la terre est plate, mais bien au contraire tous les savants médiévaux on toujours affirmé qu’elle est sphérique, en utilisant les arguments mêmes des cosmographes de l’Antiquité fondés sur d’évidentes observations ou des expériences de pensée simples. L’origine de ce cliché historiographique remonte au XVIIe siècle et aux luttes contre l’aristotélisme universitaire » (Patrick Gautier Dalché, « Sur l’originalité de la géographie médiévale », in L’Espace géographique au Moyen Âge, Micrologus Library no 57, Firenze, SISMEL, Edizioni del Galluzzo, 2013, p. 49).
  4. Cf. Isidorus Hispalensis, Etymologiae XIV, De Terra, texte traduit et commenté par Olga Spevak, collection A.L.M.A., Paris, Belles Lettres, 2011, I.S.B.N : 978-2-251-33648-0, pp. 94 et 95.
  5. La même citation d’Isidore de Séville se lit sur le Las Huelgas Beatus (Pierpoint Morgan Library, M 429), cf. https://www.myoldmaps.com/early-medieval-monographs/20724-the-huelgas-beatus.pdf, p. 6 (consulté le 7 / 05 / 2025) : « “ Apart from these three parts of the world there exists a fourth part, beyond the Ocean, further inland toward the south, which is unknown to us because of the burning heat of the sun ; within its borders are said to live the legendary Antipodes ”. »
  6. Isidorus Hispalensis, Etymologiae XIV, De Terra, texte établi, traduit et commenté par Olga Spevak, Auteurs latins du Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2011, I.S.B.N. : 978-2-251-33648-0, chapitre V, « La Libye », § 17, p. 94-95.
  7. Thesaurus linguae Latinae, editus iussu et auctoritate consilii ab academiis societatibusque diuersarum nationum electi, Volumen IX, pars altera, O, Lipsiae in aedibus B. G. Teubneri, MCMLXVIII – MCMLXXXI, colonnes 907 à 920.
  8. Isidoro de Sévilla, Étymologías, libro XVIII, De bello et ludis, edición, traducción y notas de J. Cantó Llorca, collection A.L.M.A., Paris, Les Belles Lettres, 2007, I.S.B.N. : 978-2-251-33643-5, chapitre III, § 4, pp. 72-73. J. Cantó Llorca traduit « Pilam » par « La esfera terrestre », c’est-à-dire, en français, « La sphère terrestre. »
  9. Jacques Fontaine, Isidore de Séville, Traité de la Nature, suivi de l’Épître en vers du roi Sisebut à Isidore, ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, Bordeaux, Féret et fils éditeurs, 1960, dépôt légal 1960, 3e trimestre — N° 3949 ; cote B.N.F. : 8-Z-19898 (28) ; pp. 332-333 : « sans que lui fasse obstacle le globe terrestre » (vers 40 du poème de Sisebut).

Liens externes

modifier

Sur les autres projets Wikimedia :