Le Premier Homme

livre de Albert Camus

Le Premier Homme
Image illustrative de l’article Le Premier Homme
Vue du port d'Alger en 1881.

Auteur Albert Camus
Pays France
Préface Catherine Camus
Genre roman autobiographique
Éditeur Gallimard
Date de parution 1994
Nombre de pages 331
ISBN 2-07-073827-2

Le Premier Homme est un roman autobiographique inachevé d'Albert Camus, publié en 1994 par sa fille Catherine Camus aux éditions Gallimard.

Genèse modifier

Quand Albert Camus meurt dans un accident d’automobile le 4 janvier 1960, il a sur lui une sacoche contenant le manuscrit du roman auquel il se consacre presque entièrement depuis plusieurs mois. Le Premier Homme, pourtant, ne sera publié qu’en 1994, le temps qu’un déchiffrement minutieux du manuscrit ait été effectué par sa fille Catherine. L'écrivain parle beaucoup de son roman dans sa correspondance et ses Carnets, où on peut en suivre la genèse à partir de 1953. Il envisageait une grande fresque – dans le genre de Guerre et Paix de Léon Tolstoï – où son personnage, Jacques Cormery, aurait traversé les événements majeurs de la première moitié du XXe siècle ; il n’a eu le temps d’en écrire qu’une petite partie, puisque le protagoniste est encore adolescent quand s’interrompt le manuscrit ; pour le reste, nous en sommes réduits à des conjectures, appuyées sur les notes et les documents d’un dossier préparatoire[1].

Camus avait conçu ce livre comme la première partie d'une trilogie (avec « Don Faust » et « Le Mythe de Némésis »). Le projet de ce roman était connu d'écrivains de son entourage, dont Claude Roy, de la maison Gallimard, et de rares initiés, mais était méconnu du grand public bien que Camus eût déjà mentionné son projet dans un entretien à La Gazette de Lausanne publié le [2]. Ce roman posthume aura attendu 34 ans avant d'être publié, ce qui en fit donc l'un des principaux événements littéraires de l'année 1994.

Tel qu'il est parvenu, le roman s’organise en deux parties. La première, très retravaillée, « Recherche du père », insère les souvenirs d’enfance du protagoniste dans les aléas d’une quête qu’il mène en France et en Algérie, en 1953, pour savoir un peu mieux qui était son père, mort sur le front de la Marne en 1914, alors que lui-même n’avait que quelques mois. La seconde partie, « Le fils ou le premier homme », moins travaillée, juxtapose un chapitre de souvenirs d’enfance croqués sur le vif et un chapitre de méditation lyrique sur le mystérieux devenir d’un enfant qui grandit ainsi sans père. Camus a la certitude qu’il entame là une nouvelle phase de son œuvre, plus libre sur le plan artistique parce que moins dépendante d’une démarche philosophique que les romans précédents – L’Étranger dans le cycle de l’absurde, La Peste dans celui de la révolte, même si on peut rattacher Le Premier Homme à ce troisième cycle dont il parle parfois comme étant celui de l’amour : « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde ». Et, de fait, le roman est nourri de son expérience personnelle, Jacques Cormery étant à l’évidence son alter ego. Le Premier Homme a toute la saveur d’une merveilleuse autobiographie : sensations, affects, visages, lieux, atmosphères sont rendus dans une immédiateté extraordinaire ; les jeux éperdus sur la plage ou dans le vent, la présence tutélaire d’un vieil instituteur, la sévérité de la grand-mère, la complicité avec l’oncle chasseur, l’austérité de la vie chez les pauvres, la tendresse silencieuse de la mère, les terreurs de l’enfant, ses désespoirs et ses joies, tout cela est rendu avec la vibration du vécu[3],[4].

Le livre devait explorer la situation de l'homme face au souvenir et le situer quand l'environnement familial est difficile ou singulier. Tout au long du roman, il cherchera comment exprimer son amour pour ce père invisible, tout en s'efforçant d'en rechercher la trace (Camus s'est rendu au cimetière où a été inhumé son père, dans un carré militaire). Le livre devait ensuite explorer le lien de l'homme à sa famille, Camus évoquant par exemple sa mère et son oncle. Il devait aussi évoquer la famille au sens plus large : explorer les liens avec les cousins, peut-être un prolongement de la fratrie, ou ses premiers ancêtres arrivés en Algérie. De ce fait, le livre suscitait une attente, car il ne pouvait manquer d'y évoquer la guerre d'indépendance de l'Algérie de 1954 à 1962, et d'y mettre en lumière sa position déchirée sur la question. Mais, dans Le Premier Homme tel que publié, la position de Camus n'apparaît pas clairement ; il ne fait en somme que jeter les bases d'une réflexion qu'il prévoyait, sans doute, de développer dans ce qui aurait dû être la seconde partie du roman.

Comme l'écrit Agnès Spiquel — ancienne présidente de la Société des études camusiennes – Camus n’a pas voulu écrire une autobiographie :

« Il parle toujours de son "roman", et cette transformation du réel en fiction lui confère une double dimension, politique et symbolique, que l’écriture autobiographique aurait difficilement pu assumer. À travers la quête de Jacques Cormery, se déploie l’histoire de l’Algérie depuis l’arrivée des Européens : de 1953, où la guerre est déjà dans les rues d’Alger, avec les bombes et les parachutistes, en remontant jusqu’en 1848, à l’arrivée des premiers colons, migrants de la misère, dont le père et la mère de Jacques ont prolongé le sort de victimes de l’Histoire, et même jusqu’en 1830, aux débuts militaires d’une colonisation, dont tout annonce, dans les années 1950, qu’elle va s’achever dans l’éviction des Blancs d’Algérie. En écrivant Le Premier Homme, Camus plaide pour le droit de ceux-ci à rester sur la terre où ils sont nés, mais dans un tout autre rapport avec la communauté arabe ; « deux peuples sur une même terre », le roman reprend à sa manière la position qu’il avait défendue dans Chroniques algériennes (1958) ».
En choisissant ce titre, « Camus souligne également la dimension symbolique du roman. »

Certes, le « premier homme », c’est l’orphelin qui doit grandir sans père et se forger ses propres repères ; c’est aussi l’exilé qui doit inventer une nouvelle vie ; et c’est tout homme qui doit apprendre à vivre, se mettre au monde tout au long de sa vie, en sachant qu’il restera toujours « obscur à soi-même ». Ce roman, enfin, témoigne de la maîtrise d’un écrivain qui sait désormais manier tous les registres et tous les styles ; ce devait être la grande œuvre de la maturité de Camus[5],[6],[7].

La publication de 1994 indique que certains mots du manuscrit sont illisibles ; il a été décidé de publier le texte en l'état. IL présente un ensemble de notes laissées par Camus, qui devaient être utilisées en notes de travail, pour aborder et compléter les différents chapitres. Ces notes, qui ressemblent à des fragments de textes, vont de quelques mots à une page entière, souvent de souvenirs ou d'anecdotes sur l'Algérie.Les éditions Gallimard envisagent de publier une nouvelle version, en complétant ces passages à l'aide de graphologues et de technologies qui n'existaient pas en 1994.

Aussi, outre la partie manquante, dont le contenu ne sera jamais connu, il convient d'avoir à l'esprit qu'Albert Camus avait pour habitude de supprimer des passages, parfois importants, au cours de la création de ses œuvres, parce que le sens de l'évolution de son récit avait changé, ou parce que tel développement pouvait finalement être exprimé sous une forme plus concise. Auquel cas, ou bien il retirait les pages concernées, ou bien il masquait les passages défectueux par de longs traits d'encre noire. De tels passages, quand ils ont pu être déchiffrés, n'ont pas été intégrés dans le texte principal de l'édition de 1994, mais ont été ajoutés séparément, en fin de volume, avant les notes.

Résumé modifier

En 1913, Henry Cormery arrive d'Alger pour prendre la gérance d'une ferme dans un petit village algérien près de Bône. Il est accompagné de sa femme sur le point d'accoucher. À leur arrivée, elle met au monde leur fils, Jacques. Quarante ans plus tard, nous retrouvons Jacques, devenu adulte, qui tente de savoir qui était son père. Celui-ci, mort lors de la guerre, un an après sa naissance, lui est donc inconnu. Jacques se rend pour la première fois sur sa tombe à Saint-Brieuc. Peu après, lors d'un voyage à Alger où il rend visite à sa mère, Catherine, il retourne à Bône pour tenter de savoir qui était son père. Tentative vouée à l'échec car les traces du passage de son père ont disparu. Sa mère, qui parle très peu, ne lui apprend rien de plus. Jacques se souvient de son enfance dans la maison de sa grand-mère chez qui vit Catherine, depuis la mort de son mari, avec son frère sourd et son oncle.

C'est une famille illettrée et très pauvre. IL rentre à l'école où il côtoie des enfants de parents plus aisés et prend plaisir à étudier. Son instituteur remarque ses aptitudes et rend visite à sa famille pour la persuader de le laisser étudier au Lycée. La grand-mère commence par refuser dans la mesure où elle compte sur le futur travail de Jacques en apprentissage pour apporter un peu plus d'argent au foyer. L'instituteur réussit cependant à la convaincre de le laisser passer l'examen des bourses pour entrer au lycée. Il lui donne gratuitement le soir des leçons particulières avec quelques camarades. Jacques sera reçu au lycée. Sa grand-mère tient à ce qu'il fasse sa première communion avant l'entrée au lycée. Elle lui fait donc suivre, à un rythme accéléré, un enseignement de catéchisme.

Avec le lycée d'Alger, il découvre un nouvel univers situé à l'autre bout de la ville dans un quartier bourgeois, où il se rend chaque jour par le tramway avec son ami Pierre.

Critique : Sara Grira modifier

En août 2023, Sara Grira[8] publie une critique du livre auquel elle trouve une « vision mythologique de la conquête coloniale », dans laquelle les colons français et autochtones arabes sont mis sur le même plan dans leur pauvreté, et aspireraient à vivre fraternellement « par le seul miracle de leur commune présence géographique ». La présentation de l'Algérie par Camus comme une terre « vierge », est comparée à l'idéologie américaine de « destinée manifeste » pendant la conquête de l'Ouest, qui a lieu en partie simultanément avec la conquête française de l'Algérie. Si Sara Grira rend hommage à Camus dont elle affirme que de « nombreux textes n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance », elle voit dans le récit de ce livre un « imaginaire réactionnaire », dont l'auteur « [s'est] extrait du temps historique pour plonger dans le temps sacré[9]. »

« C’est justement le refus de Camus de reconnaître la marche de l’Histoire que critiquait déjà, en mars 1956, Jean Sénac. Dans sa Lettre à un jeune Français d’Algérie […] [il] s’oppose totalement à cette vision et accuse son destinataire, précisément, d’« entretenir des mythes ». Sous la plume de ce poète également né en Algérie qui partage avec Camus des origines espagnoles, la misère n’est pas qu’une donnée sociologique : elle est sœur de la répression coloniale, puisque l’enfant qui n’a pas de quoi se nourrir est le même qui se trouve traqué par la police coloniale. Loin des ouvriers arabes du domaine de Saint-Apôtre qui, dans Le Premier Homme se désolent du départ de leur patron français à Marseille, ceux dont parle Sénac rêvent de « vengeance ». Et là où Camus n’aura de cesse de rêver de fraternité, lui parlera de dignité : « La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir » […] Le destinataire anonyme de sa lettre, ce Français d’Algérie qui était probablement Camus, est à ses yeux trop attaché à une « époque périmée » et adopte un conservatisme désespéré : « Tu vois bien que le fil est usé, mais tu tires quand même ». […] [Sénac] oppose au mythe des pieds-noirs entretenu par Camus une ambition plus proche de celle des pieds-rouges à laquelle le poète semble aspirer : « […] je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun ». »

— Sara Grira[9]

Adaptations modifier

Cinéma modifier

Bande dessinée modifier

Notes et références modifier

  1. « Albert Camus », sur Société des études camusiennes (consulté le ).
  2. Cité dans la postface de Carl Gustav Bjurström aux Discours de Suède, p. 84.
  3. Le Premier Homme , études réunies par Christian Morzewski, Roman 20/50, no 27, juin 1999.
  4. Le Premier Homme en perspective , textes réunis et présentés par Raymond Gay-Crosier, La Revue des lettres modernes, série Albert Camus no 20, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2004.
  5. Jean Sarocchi, Le Dernier Camus ou Le Premier Homme, Nizet, 1995.
  6. Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la Mémoire des origines, Bruxelles, De Boeck, coll. « Point philosophique », 1997.
  7. « Le Premier Homme (1994) », Société des études camusiennes,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  8. Journaliste et rédactrice en chef d'Orient XXI.
  9. a et b « Algérie. En finir avec le mythe Camus », sur Orient XXI, (consulté le ).
  10. Fiche de l'album, sur le site de l'éditeur.
  11. Fiche de l'album, sur le site de l'éditeur.

Voir aussi modifier

Bibliographie modifier

Liens externes modifier