Jātaka

conte narrant une vie antérieure du Bouddha Shakyamuni

Les Jātakas (sanskrit : जातक, « naissance » — birman : zât ; thaï : jadok, chadok, chat ; lao : xat ; khmer : ជាតក, cheadâk ;chinois : 本生 ; pinyin : běnshēng ou 本生谭 / 本生譚, běnshēngtán, coréen : 본생담 (本生譚, bonsaengdam ) ; japonais : 本生 honjō, honjōji ou 本生譚 honjōtan; vietnamien: Bản sinh kinh (本生譚) ; mongol : chadig) sont des contes et histoires qui narrent les nombreuses vies antérieures de bouddhas, et spécialement celles du bouddha historique Shakyamuni[1].

Thangka figurant des scènes des Jâtaka, XVIIIe-XIXe siècle. Monastère Phajoding Gonpa, Thimphou, Bhoutan.

Les histoires de ce dernier forment un ensemble de 547 textes (dernière version en pâli) de longueur inégale, qu'on a regroupées en vingt-deux catégories (nipāta)[2]. Les contes se présentent dans un ordre différent dans les versions vernaculaires thaï, lao ou birmane. Il s'agit d'un des genres les plus populaires de la littérature bouddhiste.

Étymologie modifier

Le terme jâtaka signifie littéralement « ce qui a rapport à la naissance »[3] ou encore « nativité »[4], « naissance »[5],[6]. Initialement, il désigne n'importe quel récit de vie antérieure d'individu quelconque. Mais il va être plus spécialement employé pour désigner les histoires concernant le Bouddha historique. Et de là, il va désigner le recueil des 547 histoires, plus ou moins édifiantes, consacrées au Bouddha[3].

Contexte doctrinal et narratif modifier

Doctrine modifier

Si la tradition bouddhiste a conservé les histoires des vies antérieures du Bouddha, c'est parce que la doctrine bouddhiste est étroitement liée à la réincarnation (ou transmigration). Chaque vie n'est qu'un instant dans le cycle des transmigrations, et chacune est marquée par la souffrance, dans un cycle qui ne connaît pas de commencement[Note 1]. Après son éveil, le Bouddha déclare : « De naissances en naissances - Dans le cercle des existences - J'ai couru, sans paix ni trêve - Cherchant qui fait la maison. - Quelle souffrance que de naître - Et de renaître encore toujours[7]! » Et le Bouddha n'y échappe pas. Avec l'éveil, il acquit la science de ses vies antérieures[8],[9], et l'on dit que ses souvenirs remontaient à 91 kalpa, soit 91 fois 432 millions d'années[10].

Narration modifier

Plus tard, le Bouddha va raconter à ses disciples ses souvenirs de vies antérieures et ceux-ci vont à leur tour les transmettre.

Place dans le canon bouddhique modifier

Les Jâtakas ne sont toutefois pas considérés comme étant la parole du Bouddha (buddhavacana), c'est-à-dire que d'une façon générale, les bouddhistes théravadins ne leur accordent pas l'autorité des paroles du Bouddha (comme c'est le cas pour les suttas), et au Sri Lanka, l'orthodoxie maintient que ce ne sont pas des écrits canoniques. En Birmanie et ailleurs, cependant, ils sont inclus dans le canon pâli, et font partie du Khuddaka Nikaya.

Quoi que l'on pense de leur orthodoxie, ces contes sont parmi les textes les plus populaires de la littérature bouddhique. Ils ont par ailleurs eu une influence certaine sur les récits et contes populaires ultérieurs.

Origine modifier

Composés essentiellement entre le IIIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle apr. J.-C., dernière période où ils sont finalement mis par écrit en pâli, ils sont tirés essentiellement du Khuddaka Nikaya, un recueil de textes bouddhistes lui aussi en pâli, mais issus probablement aussi de la Jâtakamâlâ - Guirlande des vies antérieures - d'Âryashûra (vers 200) et du Chariyâpitaka (vers le Ve siècle).

Les Jâtakas font partie de la littérature canonique depuis le Ve siècle au moins, comme cela est attesté par de nombreuses preuves archéologiques, et notamment des représentations en bas-relief sur les murs d'anciens temples. La version sri-lankaise de l'anthologie théravada (le Jātakaṭṭathā, « Commentaire des Jâtaka ») recense 547 histoires, mais on trouve des contes dans bien d'autres sources[11], par exemple, dans des apocryphes plus tardifs — datant du XIXe siècle pour certains . Toutefois, ceux-ci sont traités comme une catégorie séparée des Jâtakas « officielles », et certains d'entre eux, bien qu'écrits en pâli, montrent une appropriation directe de sources hindoues, avec des modifications leur permettant de mieux refléter la morale bouddhique.

Les jâtaka dans la littérature modifier

Les chercheurs ont reconnu il y a déjà longtemps que certains Jâtaka présentent des ressemblances avec des fables de la littérature classique occidentale qui ont voyagé dans le temps et dans l'espace, comme celles d'Ésope[12]. Le bouddhologue John Strong relève différents exemples de circulation[13]: le Sīhaccama jâtaka[14] (« l'âne dans la peau du lion ») présente des parallèles dans la Grèce antique, l'Europe médiévale, le Proche Orient, la Chine et l'Inde. Le jâtaka qui narre les aventures du bodhisattva[Note 2] qui était un voleur malin se retrouve dans le conte égyptien du Trésor du roi Rhampsinit que raconte Hérodote (livre II, n° 121). Gaston Paris a d'ailleurs retrouvé dix-neuf variantes de ce récit, en quatorze langues différentes[15]. Ou encore le conte du roi Dasaratha[16] est une reprise d'un épisode de la célèbre épopée hindoue du Ramayana. De manière étonnante, note Strong, dans le jâtaka, le bodhisattva est identifié à Râma, et sa future épouse, Yashodharâ est identifiée avec Sîtâ, la femme de Râma. On retrouve aussi le Kacchapa Jātaka (N° 215) dans la fable La Tortue et les Deux Canards de La Fontaine, .

On le voit le canevas de certains contes a inspiré des auteurs tant en Orient qu'en Occident, et il est probable que ces histoires ont circulé via les routes commerciales et les expéditions militaires. Pour l'Europe, outre Ésope, on peut encore mentionner Shakespeare dans Comme il vous plaira et dans Le Marchand de Venise, Chaucer dans le Conte du vendeur d'indulgences, Kipling dans « L'Ankus du roi » (dans le Second Livre de la Jungle), ainsi que dans Les Mille et une Nuits ou encore chez les tragiques grecs (entre autres dans Hippolyte, d'Euripide)[17],[18].

 
Scène des Jatakas au Mingalazedi de Bagan (Birmanie, XIIIe siècle)

Classification modifier

Classification par ressemblance modifier

 
Jâtaka 539 : le roi Mahâjanaka annonce à sa mère, qui se tient derrière lui, qu'il renonce à la vie mondaine. Ajanta, Vihara 1, mur nord. Vers 475-500.

On peut classer les jâtakas par ressemblance et les regrouper ainsi dans les catégories suivantes :

  • fables ne mettant en scène que des animaux. Dans celles-ci le futur Bouddha est incarné dans le corps d'un animal tel qu'un poisson, un oiseau, un buffle, un singe, un éléphant...  ;
  • contes mêlant des animaux vertueux dans lesquels s'incarne le bodhisattva et des humains, oiseleurs, chasseurs, cuisiniers... avec lesquels ils sont en relation ;
  • autres contes mêlant des humains dans lesquels s'incarne le bodhisattva en relation avec des animaux ;
  • contes humoristiques sans véritable valeur moralisatrice ;
  • récits dans lesquels le bodhisattva est confronté à des femmes, présentées sous un jour peu flatteur ;
  • récits dans lesquels le bodhisattva s'incarne en femme ;
  • récits dans lesquels le bodhisattva est en relation avec des gens de différentes castes : les brâhmanes (brāhmaṇa, ब्राह्मण); les kshatriyas (kṣatriya, क्षत्रिय), rois, princes et guerriers; les vaishyas (vaiśya, वैश्य), artisans et commerçants; les shudras, serviteurs ;
  • apologues montrant le chemin de la perfection.

Le Mahânipâta modifier

 
Maitrabala-jataka au temple de Borobudur (Indonésie, VIIIe-IXe siècle)

Mahânipâta (« Grande section ») est le nom sous lequel sont rassemblés les dix derniers jâtakas (du numéro 538 au 547) : Mûgapakkha Jâtaka, Mahâjanaka J., Suvannasâma J., Nemirajâ J., Khandahâla J., Bhûridatta J., Mahânâradakassapa J., Vidhurapandita J., Mahâ-Ummagga J., Vessantara J. Il s'agit donc des dix dernières incarnations du Bouddha.

Cette section occupe une place de premier rang dans l'ensemble des Jâtakas[19]. Elle est particulièrement populaire dans plusieurs pays de l'Asie du Sud-Est comme la Birmanie, la Thaïlande, le Cambodge et le Laos[20]. Ces jâtakas y sont très volontiers écoutées, et ils ont inspiré nombre de représentations picturales qui ornent les pagodes[20]. On les retrouve aussi dans la littérature, le théâtre, la danse, et jusque dans un certain nombre de proverbes[19].

Nalini Balbir relève aussi que ces dix histoires ont été progressivement associées aux dix perfections du bouddhisme (paramita)[19]. En effet, la tradition a vu dans chacune de ces dix incarnations l'illustration de l'une de ces paramitas. C'est ainsi que l'on a Mûgapakkha qui incarne le renoncement, Mahâjanaka le courage, Suvannasâma la compassion, Nemirajâ la foi résolue, Khandahâla la sagesse, Bhûridatta la conduite morale, Mahânâradakassapa la patience, Vidhurapandita l'équanimité, Mahâ-Ummagga l'honnêteté, Vessantara le don[Note 3].

Notes et références modifier

Notes modifier

  1. Le Bouddha déclare: « Ô mes disciples, le commencement des choses ne se laisse jamais apercevoir ». (Cité dans Foucher, 1955, empl. Kindle 146)
  2. Dans ses vies antérieures, le Bouddha a souvent été un bodhisattva.
  3. C'est ainsi que dans la traduction du Mahânipâta intitulé Les Dix Grandes Vies antérieures du Bouddha, (L'Asiathèque, 2018; v. Bibliographie), le nom de chacun de ces personnages est accompagné par la précision liée à sa perfection. On a ainsi le bodhisattva du renoncement, le bodisattva du courage, etc.).

Références modifier

  1. Robert E. Buswell Jr. et Donald S. Lopez Jr., The Princeton dictionary of buddhism, Princeton, Princeton University Press, 2014 (ISBN 0691157863), page 381
  2. (en) « Jataka, Jātaka: 22 definitions », sur wisdomlib.org (consulté le )
  3. a et b A. Foucher, La vie du Bouddha: d'après les textes et les monuments de l'Inde, Paris, J. Maisonneuve, 1993 [1949], (ISBN 2-720-01052-9) p. 355.
  4. « jātaka », sur sanskrit.inria.fr (Dictionnaire Héritage du Sanscrit) (consulté le )
  5. Balbir 2001.
  6. Jean Varenne, « JĀTAKA », sur universalis.fr (consulté le )
  7. Cité in Lévi 1996, p. 39.
  8. André Bareau, En suivant Bouddha, Paris, Éditions du Félin, 2000 (ISBN 978-2866-45364-0) p. 49-50.
  9. Foucher 1955, Kindle empl. 1084.
  10. A. Foucher, La vie du Bouddha : d'après les textes et les monuments de l'Inde, Paris, J. Maisonneuve, , 383 p. (ISBN 2-720-01052-9), p. 27-29
  11. Strong 2001, p. 15.
  12. Strong 2001, p. 15-16.
  13. Strong 2001, p. 16.
  14. (en)« Jataka 189: Sīhacamma-jātaka », sur wisdomlib.org [lire en ligne (page consultée le 19 mars 2021)]
  15. Gaston Paris, « Le conte du trésor du roi Rhampsinite. Etude de mythographie comparée II », Revue de l'histoire des religions Vol. 55 (), pp., vol. 55,‎ , p. 267 (lire en ligne, consulté le )
  16. (en)« Jataka 461: Dasaratha-jātaka » sur wisdomlib.org [lire en ligne (page consultée le 19 mars 2021)]
  17. Rafe Martin, « Past Lives: Entering the Buddhist Imagination », in Storytelling, Self, Society, Vol. 6, No. 3 (September-December 2010), pp. 212-222. V. p. 214 [lire en ligne (page consultée le 10 décembre 2020)]
  18. (en) Nora Crook, Kipling's Myths of Love and Death, London, Macmillan & Co., 1989, p. 114. [lire en ligne (page consultée le 10 décembre 2020)]
  19. a b et c Nalini Balbir, « Préface » in Les Dix Grandes Vies antérieures du Bouddha, L'Asiathèque, 2018, p. 11-14. (v. Bibliographie)
  20. a et b Claude Pascalis, « Maṇimekhalā en Indochine », in Revue des arts asiatiques, Vol. 7, No. 2 (1931-1932), pp. 81-92 (v. p. 84) [lire en ligne (page consultée le 10 décembre 2020)]

Bibliographie modifier

  : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

Traductions modifier

  • Choix de Jâtaka, extraits des Vies antérieures du Bouddha, traduit du pâli par Ginette Terral-Martini, Gallimard, coll. « Connaissance de l'Orient », 1958.
  • Les vies antérieures du Bouddha d'après les textes et les monuments de l'Inde. Choix de contes présentés par A. Foucher et illustrés par Jeannine Auboyer, Paris, PUF, , 370 p.  
  • Cinq cents contes et apologues, extraits du Tripitaka chinois, traduits en français par Édouard Chavannes, Librairie Ernest Leroux, 1910-1911-1934 (première édition), Adrien Maisonneuve, 1962. (Télécharger - consulté le 20 avril 2020.)
  • Le « Vessantara Jataka », ou l'avant dernière incarnation du Bouddha Gotama. Une épopée bouddhique (trad. du pali, Présentation et traduction de Jean-Pierre Osier), Paris, Éditions du Cerf, , 240 p. (ISBN 978-2-204-08982-1)
  • Contes des vies antérieures du Bouddha (trad. du pali par Kim Vu dinh), Paris, Points, coll. « Points sagesses », , 160 p. (ISBN 978-2-7578-2611-9)
  • Les Dix Grandes Vies antérieures du Bouddha (d'après la version du « Thotsachat » du moine Mahâ Kim Hongladarom) (trad. et adapté du thaï par Wanee Pooput et Annick D'Hont, préf. de Nalini Balbir), Paris, L'Asiathèque, , 731 p. (ISBN 978-2-36057-126-0, présentation en ligne).  
  • (en) The Jâtaka or Stories of the Buddha's Former Births, E. B. Cowell (Ed.) et al. (Traductions), 6 vol., Cambridge University Press, 1895-1907. Traduction intégrale des 547 jataka. [lire en ligne (page consultée le 19 avril 2020)]
  • (en)Buddhist birth-stories: Jataka tales. The commentarial introduction entitled Nidāna-Kathā: The story of the lineage (Translated from V. Fausböll's ed. of the Pali text by T. W. Rhys Davids, new and revised edition by Mrs Rhys Davids), London G. Routledge, 1878. [lire en ligne (page consultée le 10 décembre 2020)]
  • (en) The Ten Great Birth Stories of the Buddha: The Mahanipata of the Jatakatthavanonoana (trad. du pali et introduction par Naomi Appleton et Sarah Shaw), vol. I+II, Chiang Mai (TH), Silkworm Books, , xxvi, 663 (ISBN 978-6-162-15113-2 et 6-162-15113-1)

Études modifier

  • (en) Naomi Appleton, « The Buddha as storyteller: The dialogical setting of Jtaka stories », dans Laurie Patton & Brian Black (Eds.), Dialogue in Early South Asian Religions: Hindu, Buddhist and Jain Traditions, London, Routledge, , 277 p. (ISBN 978-1-409-44012-3, lire en ligne), p. 99-112
  • Nicole Balbir, « Jâtaka pâli », dans Pierre-Sylvain Filliozat, Dictionnaire des littératures de l'Inde, Paris, PUF, coll. « Quadrige », (1re éd. 1994), 379 p. (ISBN 978-2-130-52135-8), p. 343-344.  
  • Bernard Faure, Les mille et une vies du Bouddha, Paris, Seuil, , 423 p. (ISBN 978-2-02-117591-2), p. 165-198 et passim.  
  • Louis Frédéric, Le Nouveau Dictionnaire de la civilisation indienne, Paris, Bouquins, 2018 (Édition revue et augmentée) (ISBN 978-2-221-21496-1)
  • (en) John S. Strong, The Buddha. A Short Biography, Oxford, Oneworld Publications, , 203 p. (ISBN 1-851-68256-2), p. 15-19; 26-32; 34-35.  
  • Sylvain Lévi, « Les Jâtaka, étapes du Bouddha sur la voie des transmigrations (1905) », dans Mémorial Sylvain Lévi, Delhi, Motilal Banarsidass, (1re éd. 1937 [Institut de civilisation indienne]) (ISBN 8-120-81343-X, lire en ligne), p. 39-60

Voir aussi modifier

Articles connexes modifier

Liens externes modifier

Sur les autres projets Wikimedia :

  • (en) Accès aux 547 jâtaka dans la traduction de Cowelle et Chalmers (1895). [lire en ligne (page consultée le 19 avril 2020)]