Extraterritorialité du droit américain

L'extraterritorialité du droit américain est le nom donné à l'ensemble des dispositions du droit américain qui peut être appliqué en-dehors des frontières des États-Unis à des personnes physiques ou à des personnes morales de pays tiers. Ces dispositions couvrent des domaines aussi divers que le contrôle des exportations aux pays subissant des embargos ou la lutte contre la corruption. Il s'agit d'un des grands droits extraterritoriaux du monde, avec l'extraterritorialité du droit européen.

Cette extraterritorialité présuppose la capacité des juges et du département de la Justice à engager des poursuites. Les poursuites peuvent être engagées, par exemple, du fait de l'utilisation du dollar américain dans des transactions.

Concept modifier

Le droit américain permet l'extraterritorialité de certains de ses textes juridiques du fait de dispositions l'autorisant expressément.

Les principales lois à portée extraterritoriale sont les suivantes :

La Direction générale de la Sécurité intérieure explique que l'extraterritorialité « se traduit par une grande variété de lois et mécanismes juridiques conférant aux autorités américaines la capacité de soumettre des entreprises étrangères à leurs standards, mais également de capter leurs savoir-faire, d'entraver les efforts de développement des concurrents des entreprises américaines, de contrôler ou surveiller des sociétés étrangères gênantes ou convoitées, et ce faisant de générer des revenus financiers importants »[4].

L'application de dispositions extraterritoriales dépend de la proactivité du département de la Justice américain. Les juges peuvent toutefois également les invoquer à l'occasion de contentieux[5].

Application dans le cadre de condamnations d'entreprises françaises modifier

Mis en cause Faits reprochés Lien utilisé par la justice américaine pour justifier sa compétence en vertu du principe d'extraterritorialité Montant de l'amende infligée Année de la condamnation
Société générale Violation des sanctions économiques des États-Unis à l'encontre de plusieurs pays (Cuba, le Soudan et l'Iran). Utilisation du dollar pour effectuer les transactions[6] 1,2 milliard d'euros 11/2018
Société générale Corruption en Libye Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 292 millions de dollars (amende de 585 millions de dollars dont la moitié reversée à la France[7]). 2018
Crédit agricole Non-respect des embargos américains sur le Soudan, l'Iran, Cuba et la Birmanie Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 787 millions de dollars 2015
Alstom Corruption en Indonésie Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 772 millions de dollars[8] 2014
BNP Paribas Non-respect des embargos américains sur le Soudan, l'Iran et Cuba Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 8,974 milliards de dollars[9] 2014
Total Corruption en Iran entre 1995 et 2004 Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 398 millions de dollars[10] 2013
Alcatel-Lucent Corruption au Costa Rica, Honduras, Taïwan et en Malaisie Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 137 millions de dollars 2010
Technip Corruption au Nigeria Utilisation du dollar pour effectuer les transactions 338 millions de dollars[11] 2010

Critiques modifier

Légalisation de l'espionnage entre puissances alliées modifier

L'extraterritorialité du droit américain a été critiquée comme normalisant de jure l'espionnage entre pays alliés. En 2014, une enquête parlementaire de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) dirigée par Jean-Jacques Urvoas a conclu que les lois extraterritoriales américaines sont un empiétement sur la souveraineté nationale, car elles permettent « un espionnage paré des vertus de la légalité »[12]. Les entreprises poursuivies par le département de la Justice régularisent leur situation en acceptant un suivi (monitoring) durant trois ou cinq ans afin de mettre en place un programme de conformité[13].

Outil de guerre économique modifier

La Délégation (DPR) remarque que ces dispositions juridiques font partie de l'arsenal juridique des États-Unis dans le cadre d'une guerre juridique et d'une guerre économique. Elle les qualifie de « puissant instrument de prédation ». La délégation remarque que les poursuites américaines en vertu des lois extraterritoriales sont instrumentalisées dans l'objectif de racheter les entreprises frappées par la loi. Ainsi, Alstom, qui risquait de lourdes amendes, a accepté d'être racheté par son rival General Electric[12].

En avril 2018, la DGSI établit une note pour le gouvernement français dans laquelle elle estime que « les entreprises françaises […] font l'objet d'attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d'informations et d'ingérence économique ». Le document qui se présente comme un « panorama des ingérences économiques américaines en France » avance que l'aéronautique et la société Airbus seraient les premières cibles de ces captations d'information[4]. Dans la même note, la DGSI souligne que « plusieurs grands groupes français ont ainsi été ciblés par le ministère de la Justice américain ces dernières années […] (Technip, Total, Alstom, Alcatel, BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale). Les opérations d'acquisition ou de fusion ayant suivi, pour certains d'entre eux, pourraient être interprétées comme le fruit de manœuvres de déstabilisation et de fragilisation rendues possibles par la mise en œuvre de ces dispositions légales »[14].

Pour le député LR Pierre Lellouche, qui a présidé une mission d'information parlementaire sur le sujet, il s'agirait d'« une stratégie délibérée des États-Unis qui consiste à mettre en réseau leurs agences de renseignements et leur justice afin de mener une véritable guerre économique à leur concurrents ».

Bibliographie modifier

  • A. Garapon et P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice, Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Puf, 2013.

Articles dans des revues scientifiques modifier

  • Marion Leblanc-Wohrer, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019, Hivr, nᵒ 4, p. 37.
  • Olivier de Maison Rouge, « Géopolitique du droit américain : dernières nouvelles du front extérieur », Sécurité globale, 2017, vol. 9, nᵒ 1, p. 59.
  • Walid Abdelgawad, « Jalons de l’internationalisation du droit de la concurrence : vers l’éclosion d’un ordre juridique mondial de la lex economica », Revue internationale de droit économique, 2001, t. XV, 2, nᵒ 2, p. 161.

Notes et références modifier

  1. Assemblée nationale, « Mission parlementaire sur l'extraterritorialité des lois américaines : synthèse des travaux » [PDF],
  2. Raphaël Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l'Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, Paris, Assemblée nationale, , 101 p. (lire en ligne), p. 14.
  3. E. Friedel-Tallon, Extraterritorialité du droit de la concurrence aux Etats-Unis et dans la Communauté européenne, L.G.D.J., (ISBN 978-2-275-00356-6, lire en ligne)
  4. a et b « Les États-Unis espionnent Airbus selon la DGSI », La Dépêche, .
  5. Régis Bismuth, « Occuper des espaces par le droit », Inflexions, vol. N°43, no 1,‎ , p. 123 (ISSN 1772-3760, DOI 10.3917/infle.043.0123, lire en ligne, consulté le )
  6. États-Unis : amende record pour la Société Générale - Le Parisien, 20 novembre 2018.
  7. (en) « Société Générale S.A. Agrees to Pay $860 Million in Criminal Penalties for Bribing Gaddafi-Era Libyan Officials and Manipulating LIBOR Rate », Department of Justice, (consulté le )
  8. (en) « Alstom Pleads Guilty and Agrees to Pay $772 Million Criminal Penalty to Resolve Foreign Bribery Charges », Department of Justice, (consulté le )
  9. (en) « BNP Paribas Agrees to Plead Guilty and to Pay $8.9 Billion for Illegally Processing Financial Transactions for Countries Subject to U.S. Economic Sanctions », Department of Justice, (consulté le )
  10. (en) « French Oil and Gas Company, Total, S.A., Charged in the United States and France in Connection with an International Bribery Scheme », Département de la Justice des États-Unis, (consulté le )
  11. Corruption au Nigeria : Technip condamné 338 millions de dollars d'amendes - Le Parisien, 28 juin 2010.
  12. a et b Patricia Neves, « Alstom vendu aux Américains : retour sur les dessous d'un scandale », Marianne, .
  13. Fondation Res Publica, « Comment lutter contre l’extraterritorialité du droit américain ? Les réponses juridiques et fiscales, et l’intelligence économique », sur Fondation Res Publica | Think tank (consulté le )
  14. « Espionnage : les modes opératoires des États-Unis », Le Figaro, .

Liens externes modifier