Autocentrisme

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L’autocentrisme désigne en psychologie sociale une manière de catégoriser un groupe dominé en le référant au groupe dominant.

Terme polysémique, il est utilisé en anthropologie, en sociologie, mais aussi en linguistique et en économie du développement[réf. nécessaire].

Définition modifier

L'autocentrisme se traduit par une manière stéréotypée de représenter un groupe humain en le situant toujours par rapport au groupe dominant[1]. Une manière autocentrée de parler des handicapés consisterait ainsi, pour une personne s'identifiant comme sans handicap, à les comparer aux personnes valides, et à ne pas prendre comme repères, en revanche, les handicapés, lorsqu'il est question des personnes valides[1]. Dans La catégorisation et les stéréotypes en psychologie sociale, Edith Salès-Wuillemin définit l'autocentrisme comme une « élaboration quasi-symétrique (en miroir) des stéréotypes attachés au groupe dominant et dominé, le point d’ancrage étant toujours le groupe dominant»[1].

Occurrences modifier

En anthropologie modifier

L'autocentrisme consiste, pour un individu ou un groupe social, à se centrer sur lui-même. Il s'agit souvent de considérer sa propre culture comme purement autochtone et dénuée d'influence externe, ou alors, d'avoir une conception du monde où son pays ou sa culture joue un rôle absolument central[2]. Joseph Josy Lévy et Henri Cohen, dans Darwin après Darwin, font remarquer que certains auteurs, « en comparant l'être humain aux autres espèces biologiques », ont tenté de « démontrer que notre comportement ne peut pas être uniquement auto-centré »[3].

En économie modifier

L'autocentrisme est utilisé en économie à partir des années 1970 pour désigner une modalité d'application de politiques de développement qui favorisent l'accroissement des richesses d'une communauté (ethnique, nationale, ou autre) à partir de sa dotation initiale en facteurs de production[4]. Le but peut-être de favoriser la croissance de ce groupe uniquement[5],[6]. La croissance qui en résulte est donc une croissance endogène[7]. Les termes d'auto-centrisme et d'endocentrismes sont tous deux utilisés[8],[9]. Certains auteurs parlent aussi d'auto-développement, ou de développement organique[10],[7].

Si, pour certains auteurs, le développement auto-centré exige « une réorientation radicale de la politique économique actuelle, passant par une rupture des relations de dépendance interne et externe »[11], Jean-Pierre Muret considère que cet autocentrisme au niveau local « n'implique certainement pas la non-communication externe, mais sa maîtrise au profit d'un développement auto-centré »[12].

Ces pratiques dans les pays en développement ont toutefois été peu convaincantes[13].

En épistémologie modifier

L'épistémologie et l'étude des conditions d'établissement des savoirs utilisent le terme d'autocentrisme pour qualifier les situations où la recherche académique est tournée vers elle-même du fait d'une focalisation des chercheurs sur eux-mêmes. Pierre Bourdieu va jusqu'à parler d'un « ethnocentrisme de la classe intellectuelle »[14]. Jean-Paul Courthéoux critique les obstacles épistémologique de l'autocentrisme des chercheurs en sociologie, et soutient que le rapprochement de l'économie et de la sociologie au sein des universités favorise un échange de connaissances et de paradigmes qui arrache chaque chercheur à son autocentrisme[15].

L'historiographie de certains évènements historiques a ainsi pu être autocentrique. Ainsi de l'historiographie des mouvements sociaux de 1968 dans le monde : l'historiographie française a fait de Mai 68 le centre de la contestation estudiantine, quand l'historiographie italienne se focalisait sur les évènements italiens[16].

En sociologie modifier

Voisin du chauvinisme, l'endocentrisme amène souvent à considérer ses propres valeurs comme échelle de référence pour l’évaluation de différents modes de vie, mais aussi à exagérer les bénéfices de ses actes et à minorer les bénéfices des acteurs considérés extérieurs au groupe[2]. Il peut s'agir d'une tendance à considérer sa propre culture comme supérieure et meilleure que d’autres cultures[17].

Le communautarisme est une forme d'endocentrisme en ce qu'il place la communauté (souvent définie par une origine sociale ou une origine ethnique différente de la majorité) au centre de l'existence de l'individu et de sa perception du monde[18]. Didier Lapeyronnie, dans L'individu et les minorités, aborde divers groupes sociaux dits enclavés, c'est-à-dire conservant des solidarités ethniques ou nationales fortes au sein d'un autre pays, à la lumière de l'autocentrisme[19].

L'autocentrisme peut aussi être un marqueur identitaire fort[20]. Dans une monographie sur les Bassas du Cameroun, le linguiste Ngessimo M. Mutaka illustre l'endocentrisme du peuple Bassa par un ensemble de pratiques qui leur sont exclusives et qui les sépare de fait des peuples voisins[21].

En philosophie et science politique modifier

Vincent Caradec et Danilo Martuccelli mobilisent le concept d'autocentrisme dans le cadre d'une réflexion sur le rôle de l'individu dans les sociétés modernes. La « sociabilité auto-centrée » serait celle qui utiliserait ses interactions avec les autres agents sociaux dans le but de se soutenir elle-même. Ils lient l'utilisation du groupe comme support à l'ethnicité-support, c'est-à-dire au fait pour l'individu de « puiser des ressources identitaires sans s'inscrire, même de manière auto-centrée, dans aucune forme de collectif »[22]. Cela rejoint la position de Charles Taylor, qui considère comme un dérapage l'inflation du moi, c'est-à-dire la « prédominance de la figure du sujet autocentré », dans les sociétés dites modernes[23].

Dans La pensée des sociologues, soutient que l'autocentrisme est lié l'abandon par les sociétés modernes du mode d'organisation de la solidarité organique mise en lumière par Émile Durkheim. Cela aurait produit un glissement de valeur entre le concept grec du eu zen (la vie bonne) à l'hédonè (le plaisir pour soi)[24].

En linguistique modifier

En linguistique, l'autocentrisme désigne la tendance et la capacité d'une langue et de ses utilisateurs à refuser l'intégration de mots issus de langues étrangères dans le lexique de leur langue. Le phénomène inverse est appelé exocentrisme[25]. Endocentrisme et auto-centrisme sont utilisés par les linguistes sans différenciation. Jean Tabi-Manga parle par exemple d'une « approche linguistique autocentrée » comme « ne cherchant pas sa norme légitimante ailleurs » que dans la communauté (nationale, linguistique) même[26].

Le linguiste Henning Andersen soutient, dans un article de 1986, que les communautés linguistiques diffèrent par leur ouverture à de nouveaux éléments verbaux. L'endocentrisme et l'exocentrisme seraient déterminés par l'attitude de ces communautés linguistiques vis-à-vis du reste du monde[27].

En psychologie modifier

En psychologie, des études comportementales s'appuient sur des observations empiriques pour traiter de la tendance des agents sociaux à coopérer ou à rompre des liens de coopération[28]. Les agents sociaux qui coopèrent le moins sont alors qualifiés d'endocentrés[29].

Critiques et débats modifier

Paul Tillich remet en question la notion d'autocentrisme au niveau collectif. Mobilisant le concept, pluraliste, de groupes sociaux, il rejette la possibilité pour une société d'avoir un ego, c'est-à-dire à pouvoir être auto-centrée, alors qu'il n'y a pas de centre dans un groupe d'individus[30].

Cécile Canut critique l'autocentrisme linguistique en ce que « perspective autocentrée fait du langage un tout en soi, indépendant et homogène, alors qu’il est au carrefour d’une multiplicité de positionnements humains qui le constituent, le démultiplient, le font évoluer et se transformer »[31].

Voir aussi modifier

En tant que catégorie comportementale, l’endocentrisme joue un rôle d’hyperonymes pour, entre autres, les biais sociaux suivants :

Notes et références modifier

  1. a b et c Edith Salès-Wuillemin. La catégorisation et les stéréotypes en psychologie sociale. DUNOD, pp.365,2006, PsychoSup,lireen ligne, p.87-88
  2. a et b Paulo Jesus, « Autrui-en-moi dans la phénoménologie de l’intersubjectivité : Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas et la reconnaissance instable », dans Reconnaissance, identité et intégration sociale, Presses universitaires de Paris Nanterre, coll. « Hors collection », (ISBN 978-2-8218-2690-8, lire en ligne), p. 123–141
  3. Joseph Josy Lévy et Henri Cohen, Darwin après Darwin, PUQ, (ISBN 978-2-7605-2272-5, lire en ligne)
  4. Alain Beitone, Économie, Sociologie et Histoire du monde contemporain: ECE 1 et 2, Armand Colin, (ISBN 978-2-200-62272-5, lire en ligne)
  5. Didier Ravail, Le vocabulaire géographique en français, anglais, allemand, Editions Publibook, (ISBN 978-2-7483-0043-7, lire en ligne)
  6. Collectif, Développement durable ?: Doctrines, pratiques, évaluations, IRD Éditions, (ISBN 978-2-7099-1801-5, lire en ligne)
  7. a et b Massimo Tommasoli, Le développement participatif: Analyse sociale et logiques de planification, KARTHALA Editions, (ISBN 978-2-84586-502-0, lire en ligne)
  8. Marc Ecrement, Industrialisation et développement autocentré: Objectifs, formes d'industrialisation et technologie, FeniXX réédition numérique, (ISBN 978-2-402-03525-5, lire en ligne)
  9. (en) Thomas Bearth, Rose Marie Beck et Reinald Döbel, Communicative Sustainability: The Role of Language in Development, LIT Verlag Münster, (ISBN 978-3-643-80024-4, lire en ligne)
  10. Eric Sabourin et Olivio Alberto Teixeira, Planification du développement territorial au Brésil: actes du séminaire, 28-30 septembre 1999, Campina Grande, Brésil, Editions Quae, (ISBN 978-2-87614-491-0, lire en ligne)
  11. Babacar Sine et Samir Amin, Impérialisme et théories sociologiques du développement, Éditions Anthropos-Idep, (lire en ligne)
  12. Jean-Pierre Muret, Claude Neuschwander et Hugues Sibille, L'économie et les emplois: Nouveau domaine d'action des élus locaux, La Découverte (réédition numérique FeniXX), (ISBN 978-2-348-02584-6, lire en ligne)
  13. Luc Simula et Laurent Simula, 20 dissertations d'analyse économique et historique des sociétés contemporaines, Editions Bréal, (ISBN 978-2-7495-0319-6, lire en ligne)
  14. Pierre Bourdieu, Jean Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon, Le Métier de sociologue: Préalables épistémologiques, Mouton, Bordas, (lire en ligne)
  15. Jean-Paul Courthéoux, Attitudes collectives et croissance économique, FeniXX réédition numérique, (ISBN 978-2-307-03352-3, lire en ligne)
  16. Michelle Zancarini-Fournel, Le Moment 68. Une histoire contestée, Editions du Seuil, (ISBN 978-2-02-111929-9, lire en ligne)
  17. Christoph Wulf et Jean-Claude Bourguignon, « Interculturalité », dans Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, (DOI 10.3917/eres.delor.2019.01.0426, lire en ligne), p. 426–432
  18. « Le communautarisme, qu’est-ce que c’est? », sur LEFIGARO (consulté le )
  19. Didier Lapeyronnie, L'Individu et les minorités, Presses universitaires de France (réédition numérique FeniXX), (ISBN 978-2-13-067095-7, lire en ligne)
  20. Conférence internationale permanente d'instituts universitaires de traducteurs et interprètes, CIUTI Forum, Paris 2005, Peter Lang, (ISBN 978-3-03910-834-3, lire en ligne)
  21. Ngessimo M. Mutaka, Echos des cultures africaines, L'Harmattan, (ISBN 978-2-296-54185-6, lire en ligne)
  22. Vincent Caradec et Danilo Martuccelli, Matériaux pour une sociologie de l’individu: Perspectives et débats, Presses Universitaires du Septentrion, (ISBN 978-2-7574-2255-7, lire en ligne)
  23. Éric Doidy, « Prévenir la violence dans l'activité militante », Revue française de sociologie, vol. 45, no 3,‎ , p. 499 (ISSN 0035-2969 et 1958-5691, DOI 10.3917/rfs.453.0499, lire en ligne, consulté le )
  24. La pensée des sociologues: catégorisation, classification, identification, différenciation et reconnaissance, Editions L'Harmattan, (ISBN 978-2-343-14546-4, lire en ligne)
  25. (en) Michael Lackner Ph.D et Natascha Vittinghoff, Mapping Meanings: The Field of New Learning in Late Qing China ; [International Conference "Translating Western Knowledge Into Late Imperial China", 1999, Göttingen University], BRILL, (ISBN 978-90-04-13919-0, lire en ligne)
  26. Jean Tabi-Manga, Les politiques linguistiques du Cameroun: essai d'aménagement linguistique, KARTHALA Editions, (ISBN 978-2-86537-906-4, lire en ligne)
  27. (en) Matti Rissanen, Ossi Ihalainen, Terttu Nevalainen et Irma Taavitsainen, History of Englishes: New Methods and Interpretations in Historical Linguistics, Walter de Gruyter, (ISBN 978-3-11-087700-7, lire en ligne)
  28. (en) Ervin Staub, Development and Maintenance of Prosocial Behavior: International Perspectives on Positive Morality, Springer Science & Business Media, (ISBN 978-1-4613-2645-8, lire en ligne)
  29. (en) Valerian J. Derlega et Janusz Grzelak, Cooperation and Helping Behavior: Theories and Research, Academic Press, (ISBN 978-1-4832-6107-2, lire en ligne)
  30. Alfred Dumais et Jean Richard, Ernst Troeltsch et Paul Tillich: pour une nouvelle synthèse du christianisme avec la culture de notre temps, Presses Université Laval, (ISBN 978-2-7637-7911-9, lire en ligne)
  31. Cécile Canut, « Pour une nouvelle approche des pratiques langagières », Cahiers d’études africaines, vol. 41, nos 163-164,‎ , p. 391–398 (ISSN 0008-0055, DOI 10.4000/etudesafricaines.101, lire en ligne, consulté le )