Delegata potestas non potest delegari

Delegata potestas non potest delegari (ou delegatus non potest delegare) est un principe en droit constitutionnel et en droit administratif. Il signifie qu'un pouvoir qui a été délégué (par exemple : du peuple vers son parlement) ne peut être à nouveau délégué à une autre autorité. Ce principe est notamment utilisé en droit français, en droit canonique et en droit américain.

Concept modifier

Le principe du delegata potestas émerge entre le XVIIe et le XVIIIe siècle à l'époque des premières réflexions sur la séparation des pouvoirs. Le philosophe du droit John Locke écrit ainsi que « l'organe législatif ne peut transférer le pouvoir de faire des lois à aucun autre organe : dans la mesure où ce pouvoir leur est délégué par le peuple, ceux qui l'exercent ne peuvent le transférer à autrui »[1].

La formulation latine a une origine inconnue. Elle apparaît dès sous la forme de delegatus delegare non potest dans un ouvrage appelé Flores Legum, publié à Paris cette année-là[2].

Utilisations juridiques modifier

Aux États-Unis modifier

La question de la délégation des pouvoirs est soulevée lors de l'écriture de la Constitution des États-Unis, à la fin du XVIIIe siècle. L'argument contre l'admission de ce principe était qu'à partir du moment où la Constitution ne la refusait pas explicitement, elle devait rester possible. Un des fondateurs de la Constitution, James Madison, était en faveur d'une délégation large des pouvoirs, persuadé que la doctrine de séparation des pouvoirs de Montesquieu n'exigeait pas un strict cloisonnement des compétences du moment que la Constitution délimitait suffisamment les pouvoirs[3].

Le principe du delegata potestas est mobilisé à plusieurs reprises par les cours suprêmes des États fédérés. Le principe est ainsi soulevé par la Cour suprême de Pennsylvanie dans l'arrêt M'Intire v. Cunningham (1794). La Cour avait annoncé que « M. Wilson n'avait pas donné le pouvoir à Noarth de s'occuper de son commerce; et même s'il l'avait fait, il existe la maxime selon laquelle delegata potestas non potest delegari »[4].

Par la suite, la Cour suprême des États-Unis exprime ses vues sur la séparation des pouvoirs dans une série d'arrêts à la fin du XIXe siècle. Le principe est à partir de ce moment-là reconnu comme fondamental dans l'ordre républicain des États-Unis[5]. Dans l'arrêt Field v. Clark (1892), elle affirme que le fait « que le Congrès des États-Unis ne [peut] déléguer son pouvoir législatif [...] est un principe universellement reconnu comme étant fondamental à l'intégrité et au maintien du système gouvernemental imposé par la Constitution »[3].

Cependant, la mutation du rôle de l’État à partir du New Deal permet un certain relâchement de la doctrine, autorisée par la Cour suprême dans des limites qu'elle jugeait raisonnables, en vertu d'une conception plus souple de la séparation des pouvoirs. Certains chercheurs en droit constitutionnel américain font cependant remarquer que dès sa création, la Cour suprême avait en réalité autorisé, dans plusieurs cas, des infractions au principe du delegata potestas[6].

En France modifier

Le principe n'est pas clairement dégagé en droit français moderne. Le principe du delegata potestas est considéré par certains juristes comme correspondant à la tradition républicaine ou comme un principe politique fondamental de la théorie démocratique. Aucun texte juridique ne semble cependant le confirmer explicitement[7]. Les ordonnances sous la Cinquième République (article 38) en sont un contre-exemple notoire, par lequel le Parlement délègue au gouvernement une partie du pouvoir législatif.

Le droit de l'Ancien Régime permettait au prince ou au roi de France d'autoriser un individu auquel il a délégué un pouvoir de le déléguer à nouveau à quelqu'un d'autre, moyennant l'octroi de la part du roi d'une specialis delegandi potestas, c'est-à-dire d'un pouvoir spécial de subdélégation[8].

Le principe est utilisé à diverses reprises dans la vie législative et républicaine française. En juillet 1926, le gouvernement Aristide Briand-Caillaux demande à la Chambre de voter un projet de loi autorisant le gouvernement à prendre, par décrets délibérés en Conseil des ministres, toutes les mesures propres à réaliser le redressement économique français. Édouard Herriot s'oppose au projet, arguant d'une atteinte à la souveraineté parlementaire. Il mobilise dans son discours le principe du delegata potestas non potest delegari et rappelle les travaux du juriste Adhémar Esmein, qui avait écrit en 1894 qui avait écrit de ce principe qu'il était « un principe certain [...] d’après lequel aucun des pouvoirs constitués ne peut déléguer à son tour l’exercice des pouvoirs qu’il tient de la Constitution »[9].

La Résistance française, notamment gaulliste, considère pendant la Seconde Guerre mondiale que le régime de Vichy est juridiquement illégal. Dans un article publié en dans le journal La France Libre, le juriste René Cassin explique que l'Assemblée nationale détenait seule le droit de réviser la Constitution, qu'elle ne pouvait déléguer en vertu du principe du delegata potestas non potest delegari. L'abdication des pouvoirs du 10 juillet était donc, selon lui, inconstitutionnelle[10].

Certains juristes remarquent que la révision de la Constitution par Charles de Gaulle en 1958, qui aboutit à l'écriture de la Constitution de la Ve République, était inconstitutionnelle. En effet, la Constitution de 1946 disposait d'une procédure légale de révision (art. 90), qui passait par le vote à la majorité absolue à l'Assemblée nationale et d'un vote du Parlement français ; or, l'Assemblée vota, par la loi du 3 juin 1958, que « la constitution sera révisée par le gouvernement », subdéléguant ainsi un pouvoir que le peuple lui avait délégué[11]. Cependant, la même loi du 3 juin 1958 était une loi constitutionnelle adoptée légalement au titre du même article 90 : on peut donc considérer que cette loi a abrogé le principe de non-délégation en utilisant le pouvoir constituant du Parlement, puis délégué le pouvoir d'élaboration du texte constitutionnel au gouvernement. Contrairement au vote de 1940, le pouvoir d'adopter la nouvelle constitution restait réservé au peuple par référendum. Ironiquement, cette nouvelle constitution inclut une contradiction directe à ce principe de non-délégation dans son article 38, qui permet au Parlement de déléguer une partie du pouvoir législatif au gouvernement.

Au Québec (Canada) modifier

Le principe fait également partie du droit administratif québécois[12],[13]. Généralement, dans les lois, « le gouvernement confie au ministre l’exercice des fonctions administratives et des pouvoirs qui en accompagnent l’exercice, précise que l’autorité du sous-ministre est celle du ministre et autorise expressément la délégation administrative, soit de l’ensemble des fonctions et pouvoirs dévolus au ministre ; soit des fonctions et pouvoirs qui lui sont dévolus par la loi qui lui confie la responsabilité d’un ministère ; soit des fonctions et pouvoirs qui lui sont attribués par une loi sectorielle ou par une autre loi portant sur la même matière et qui relèvent de lui ; soit des fonctions et pouvoirs qui lui sont attribués par certaines dispositions d’une »[14].

Au Royaume-Uni modifier

Le principe apparaît dans le droit anglais dès le XVIIIe siècle[2]. Le philosophe et juriste Jeremy Bentham traite de ce principe la deuxième section du deuxième chapitre de son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), affirmant ignorer l'inventeur du concept, mais reconnaissant son utilité[15].

Notes et références modifier

  1. (en) John Locke, Two treatises of government, Cambridge, Cambridge University Press, (lire en ligne), Chap. XI, §41
  2. a et b (en) Patrick W. Duff et Horace E. Whiteside, « Delegata Potestas Non Potest Delegari A Maxim of American Constitutional Law », Cornell Law Review,‎ , p. 30 (lire en ligne)
  3. a et b Les Procedures Administratives en Droit Americain, Librairie Droz (ISBN 978-2-600-05440-9, lire en ligne)
  4. Noble E. Cunningham et Harold C. Syrett, « The Papers of Alexander Hamilton. Volume XVI: February 1794-July 1794; Volume XVII: August 1794-December 1794. », The Journal of Southern History, vol. 39, no 3,‎ , p. 441 (ISSN 0022-4642, DOI 10.2307/2206274, lire en ligne, consulté le )
  5. Münci Kapani, Les pouvoirs extraordinaires de l'exécutif en temps de guerre et de crise nationale: étude de droit comparé entre les pouvoirs extraordinaires des gouvernements de la Suisse, de la Grande-Bretagne et des États-Unis d’Amérique, Imprimerie Genevoise, (lire en ligne)
  6. (en) Keith E. Whittington & Jason Iuliano, « The Myth of the Nondelegation Doctrine », University of Pennsylvania Law Review,‎ , p. 54 (lire en ligne)
  7. Olivier Duhamel, La Gauche et la Ve République, Presses universitaires de France (réédition numérique FeniXX), (ISBN 978-2-13-066934-0, lire en ligne)
  8. Philippe Fabry, L'État royal: Normes, justice et gouvernement dans l'œuvre de Pierre Rebuffe (1487-1557), Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, (ISBN 978-2-37928-055-9, lire en ligne)
  9. Franck Lafaille, « Le « présidentialisme parlementaire » sous la IIIe République : les « descentes de fauteuil » de Gambetta et d'Herriot », Revue française de droit constitutionnel, vol. 76, no 4,‎ , p. 733 (ISSN 1151-2385 et 2105-2867, DOI 10.3917/rfdc.076.0733, lire en ligne, consulté le )
  10. Jean-Marc Varaut, Le Procès Pétain (1945-1995), Perrin (réédition numérique FeniXX), (ISBN 978-2-262-05953-8, lire en ligne)
  11. Olivier Duhamel et Guillaume Tusseau, Droit constitutionnel et institutions politiques - 5e édition 2020, Le Seuil, (ISBN 978-2-02-144198-7, lire en ligne)
  12. Patrice Garant, Droit administratif, 7e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2017
  13. Pierre Issalys, Denis Lemieux. L'action gouvernementale, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009
  14. Gaston Pelletier, La délégation d'une fonction ou d'un pouvoir administratif, dans Conférence des juristes de l'État, 2011, Cowansville, Québec, Éditions Yvon Blais, 2011
  15. Bentham, Jeremy, (1748-1832),, Brunon-Ernst, Anne, (1975- ...)., et Centre Bentham (France),, Introduction aux principes de morale et de législation, J. Vrin, (ISBN 978-2-7116-2324-2 et 2-7116-2324-6, OCLC 758463584, lire en ligne)