Crise de la livre sterling de 1992

crise du système monétaire européen (S.M.E.)

La crise de la livre sterling de 1992 (ou « mercredi noir ») est une crise économique qui a eu lieu sur les marchés financiers du Royaume-Uni le lorsque le pays a été contraint, par la pression du marché, à retirer la livre sterling du système monétaire européen (SME). Cette crise a rendu célèbre George Soros, qui a empoché 1 milliard de dollars en spéculant contre la livre.

Taux de change entre la livre sterling et le mark allemand lors de la crise de 1992.

Contexte modifier

Entrée dans le système monétaire européen modifier

Au début des années 1990, le Royaume-Uni se trouve dans une situation économique difficile, car la récession du début des années 1990 le frappe et fait augmenter le chômage. Plusieurs pays européens sont touchés, et certains décident de dévaluer leur monnaie pour relancer leur économie[1].

Parallèlement, le Royaume-Uni a décidé en 1990, en vue de stimuler ses exportations, d'intégrer le système monétaire européen, un régime monétaire commun qui vise à harmoniser la valeur des devises européennes entre elles[2]. Les pays participants assurent à leur devise une fluctuation minimale par rapport aux autres devises, dans une marge de quelques points de pourcentage (2,25 %)[3].

Réunification et augmentation des taux d'intérêt allemands modifier

Toutefois, le début des années 1990 fragilise le système monétaire : la réunification allemande provoque une hausse brutale des dépenses publiques et de l'inflation dans le pays. Dans l'objectif de juguler l'inflation, la Banque fédérale d'Allemagne décide d'une augmentation de ses taux directeurs, c'est-à-dire des taux qu'une banque centrale applique aux banques. Ces dernières, face à l'augmentation de leurs coûts de financement, répercutent la hausse des taux sur les taux qu'elles pratiquent auprès des particuliers, ce qui calme l'inflation. La hausse des taux de la Banque fédérale a toutefois un effet secondaire : les taux d'intérêt augmentant sur les marchés financiers allemands, les capitaux des investisseurs européens sortent des pays où ils étaient placés afin d'être placés en Allemagne, où la rémunération est devenue plus élevée[3].

Crise modifier

Mise sous pression de la livre sterling par les sorties de capitaux modifier

Conformément à la théorie économique, les sorties de capitaux des pays européens en direction de l'Allemagne font baisser la valeur des devises des pays de sortie. Les investisseurs qui avaient placé leurs fonds au Royaume-Uni, notamment, vendent leurs livres sterling contre des Deutsche Mark, car investir en Allemagne exige d'investir dans la devise nationale. Le Deutsche Mark voit sa valeur augmenter car sa demande augmente fortement ; la Sterling baisse au fur et à mesure qu'elle est vendue[3].

Le gouvernement britannique se retrouve alors dans un dilemme : si elle veut rester dans le système monétaire européen, elle doit contrecarrer la chute de valeur de la livre sterling en augmentant les taux d'intérêt ; mais augmenter les taux d'intérêt dans une situation de chômage et de récession a pour effet de déprimer l'activité économique. Si le gouvernement fait le choix de lutter contre le chômage et le marasme économique, alors il doit faire baisser ses taux d'intérêt, ce qui accentuera la sortie des capitaux et la chute de la valeur de la livre, et donc provoquera une sortie du système monétaire européen[3].

Opération de short de George Soros et pression à la baisse de la livre modifier

George Soros parie que le gouvernement préférera lutter contre la crise économique et le chômage plutôt que de rester dans le SME. Il signe des contrats de short : il emprunte 10 milliards de livres sterling à des banques et institutions financières, en promettant de les rembourser plus tard, et les revend immédiatement après la signature du contrat. Si, comme il l'anticipe, le gouvernement sort du SME afin de baisser ses taux d'intérêt, la valeur de la livre sterling s'effondrera, et alors il pourra racheter une somme équivalent de livres sterling, mais à un coût beaucoup plus faible, et empocher la différence.

Afin de ne pas attendre un mouvement spontané du marché qui fasse baisser la livre d'ici au terme du contrat de short, Soros force le destin et vend 10 milliards de livres sur les marchés, en l'annonçant publiquement[4]. Cette vente brutale provoque une pression à la baisse sur la livre, qui perd 10 % de valeur[5].

La Banque d'Angleterre se mobilise et mène des opérations sur les marchés de change en vendant ses réserves de change (en dollars, en Deutsche Mark, etc.) contre des livres sterling afin d'empêcher que la valeur de la livre ne continue de chuter ; l'opération coûte l'équivalent de 28 milliards de dollars[6]. Toutefois, la pression des 10 milliards de Soros, qui est suivi par d'autres fonds d'investissement, est trop forte, et les réserves de change du pays s'amenuisent. En augmentant ses taux d'intérêt de manière timide (quelques points de base) et non radicale, la Banque d'Angleterre finit de convaincre les marchés que le pouvoir politique préfère sortir du SME et faire chuter la livre plutôt que d'aggraver la récession[7].

Dans l'impossibilité de continuer sa contre-attaque, la Banque d'Angleterre admet sa défaite et annonce une sortie du SME afin de baisser ses taux d'intérêt. Face à la baisse des taux, les investisseurs vendent en masse des livres afin de placer leurs fonds dans des pays offrant une rémunération plus élevée, accentuant la chute de valeur de la livre. Avec des dollars, Soros rachète des livres à moindre coût (un dollar pouvant désormais acheter beaucoup plus de livres), et les rend aux banques qui lui avaient prêté 10 milliards de livres pour son opération de short, dégageant une plus-value égale à la chute de la livre. Il génère un profit estimé à un milliard et cent millions de livres en une journée[3].

Conséquences modifier

Perte de crédibilité financière du Royaume-Uni modifier

La crise de la livre sterling a pour première conséquence une perte de crédibilité politique et économique du Royaume-Uni et de la Banque d'Angleterre sur les marchés financiers[8]. Jacques de Larosière écrit que la journée du 16 septembre 1992 marque symboliquement la fin de « l'indépendance monétaire de la Grande-Bretagne ». L'épisode montre en effet combien elle est vulnérable face à des mouvements importants des marchés financiers[6].

Fragilisation du Parti conservateur modifier

La crise fragilise considérablement le Premier ministre du Royaume-Uni, John Major[9], et contribue à la victoire de Tony Blair aux élections suivantes[10]. Elle aurait cimenté l'euroscepticisme au sein du Parti conservateur[11].

Pertes publiques et gains privés modifier

L'opération de Soros provoque une perte de plusieurs milliards de livres pour le Royaume-Uni[12]. Soros est à partir de ce moment-là surnommé « the man who broke the Bank of England »[3]. Le Trésor de Sa Majesté estime dans une étude de 1997 le cout de la crise à 3,14 milliards de livres sterling[13]. Une nouvelle étude de 2005 estime à 3,3 milliards de livres les pertes. Les premières estimations après l'évènement avaient estimé des pertes s'étalant entre 13 et 27 milliards[14].

Certains ont soutenu que la sortie de la livre du SME lui a permis de ne plus être surévaluée, et donc d'améliorer le solde des échanges britanniques[15].

Notes et références modifier

  1. Bernadette Galloux-Fournier, Histoire de l'Europe au XXe siècle: De 1974 à nos jours, Editions Complexe, (ISBN 978-2-87027-554-2, lire en ligne)
  2. François Crouzet, Histoire de l'economie européenne 1000-2000, ALBIN MICHEL, (ISBN 978-2-226-22354-8, lire en ligne)
  3. a b c d e et f Éric Chardoillet, Marc Salvat, Henri Tournyol du Clos et Fabrice Guez, L'essentiel des marchés financiers: front office, post-marché et gestion des risques, Eyrolles, (ISBN 978-2-212-56529-4, lire en ligne)
  4. Thami Kabbaj, L'art du trading, Eyrolles, (ISBN 978-2-212-54721-4, lire en ligne)
  5. Charles Wheelan, L'économie toute nue: Une science pas si obscure que ça, De Boeck Supérieur, (ISBN 978-2-8073-0159-7, lire en ligne)
  6. a et b Jacques de Larosière, Cinquante ans de crises financières, Odile Jacob, (ISBN 978-2-7381-6099-7, lire en ligne)
  7. Benoît Cœuré, Agnès Bénassy-Quéré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry, Politique économique, De Boeck Supérieur, (ISBN 978-2-8073-3163-1, lire en ligne)
  8. Nathalie Champroux, Entre convictions et obligations: Les gouvernements Thatcher et Major face au Système monétaire européen 1979-1997, Presses Sorbonne Nouvelle, (ISBN 978-2-87854-905-8, lire en ligne)
  9. Geoffrey Grandjean, Histoire de la construction européenne, Bruylant, (ISBN 978-2-8027-6895-1, lire en ligne)
  10. Ian Kershaw, L'Âge global. Europe, de 1950 à nos jours, Editions du Seuil, (ISBN 978-2-02-124370-3, lire en ligne)
  11. Christophe Gillissen, Une relation unique: Les relations irlando-britanniques de 1921 à 2001, Presses universitaires de Caen, (ISBN 978-2-84133-464-3, lire en ligne)
  12. Ivan Pastine et Tuvana Pastine, La théorie des jeux en images, EDP sciences, (ISBN 978-2-7598-2244-7, lire en ligne)
  13. Hélène Dury, « Black_Wednesday » (consulté le )
  14. Matthew Tempest, « Treasury papers reveal cost of Black Wednesday », The Guardian, London, UK,‎ (lire en ligne, consulté le )
  15. Robert Tombs et Isabelle Tombs, La France et le Royaume-Uni: Des ennemis intimes, Armand Colin, (ISBN 978-2-200-27678-2, lire en ligne)