Ancien francoprovençal

L'ancien francoprovençal, ancien romand ou ancien arpitan est le terme moderne utilisé pour qualifier la langue francoprovençale ou arpitane telle qu'elle apparaissait aux alentours des XIIIe et XIVe siècles (époque dont nous sont parvenus un grand nombre de textes rédigés dans cette langue).

Ancien francoprovençal
Rommant, Lioneis, Vianneis
(adjectif : ancien-francoprovençal)
Période textes connus à partir du XIIIe s.
Langues filles francoprovençal
Région Sud-Est de la France
Dauphiné
Typologie V2, flexionnelle, accusative, syllabique, à accent d'intensité
Classification par famille
Codes de langue
Étendue langue individuelle
Type historique
Glottolog fran1269
Échantillon
Premier paragraphe du livre speculum écrit par Marguerite d'Oingt :
Oy me semble que jo vous ay huý dire que quant vos aves huý recontar alcuna graci que Nostres Sires a fayt a acuns de ses amis, que vos en vales meuz grant tens. Et per ço que jo desirro vestra salut assí come jo foy la min, je vos diray, al plus briament que jo porroi, una grant cortesi que Nostre Sires a fait a una persona que jo connoisso non a pas mout de tens. Et per ço que illi vos tort a plus grand profet, jo vos direy la reyson per que crey que Deus la ly a fayt[1],[2].

Origines et descendance modifier

L'ancien francoprovençal, tout comme l'ancien français et l'ancien provençal (ancêtre de l'occitan), dérive du gallo-roman, terme servant à désigner la langue issue du bas-latin parlée en Gaule après la chute de l'Empire romain et en cours de dialectalisation. Son individualisation est attestée dès le VIIe siècle[3].

Tout comme pour l'ancien français, l'appellation romanz et ses nombreuses variantes serviront longtemps à qualifier cette langue naissante. Ces appellations romanz, romans, rommant etc. dérivent soit d'un adverbe latin Romanice (littéralement « en romain », c'est-à-dire en latin) soit de Romanus réduit en Roman's dans lequel la rencontre de -n- et -s- aurait produit un son dental (particulièrement visible dans la graphie Rommant du XVe siècle). Cette dernière hypothèse permet également d'expliquer pourquoi cette appellation romanz de la future langue que nous appelons aujourd'hui francoprovençale a fini par léguer le qualificatif alternatif romand avec un -d- final encore audible au féminin. Ce dernier qualificatif est aujourd'hui plutôt employé en Suisse pour parler de la langue francoprovençale, il est pourtant le plus ancien nom de cette langue.

L'ancien francoprovençal est l'ancêtre des parlers francoprovençaux actuels. Par rapport à ces derniers, l'ancien francoprovençal présente un visage plus uni, la grammaire de la langue connaît en effet moins de variations au Moyen Âge qu'aujourd'hui (la traduction en francoprovençal moderne du Testament de Johan de Borbono par Mlle Gonon a montré en outre que l'ancien francoprovençal présentait également moins de gallicismes, le texte médiéval apparaissait phonologiquement plus pur que les traductions, lesquelles sont mâtinées d'emprunts au français). Pour autant, ce serait une erreur de croire que l'ancien francoprovençal ne connaissait pas de variations dialectales. D'après les textes dont nous disposons, deux ensembles dialectaux au moins se dessinaient au sein de l'ancien francoprovençal : le lyonnais et le dauphinois, allant de Vienne à Grenoble.

Morphologie modifier

Sur le plan morphologique, l'ancien francoprovençal est encore une langue flexionnelle, tout comme autour de lui l'ancien français et l'ancien occitan. Tout comme l'ancien français, dont il apparaît très proche, l'ancien francoprovençal présente une grande réduction des flexions par rapport au latin, en résultant un système du nom connaissant généralement deux nombres (singulier / pluriel), ainsi qu'une déclinaison à deux cas. Cependant, et à la différence de l'ancien français, l'ancien francoprovençal connaissait encore les trois genres du latin (masculin / féminin / neutre), bien que le genre neutre ne subsistât qu'à l'état résiduel.

Comme le soulignent Hélène Carles et Martin-Dietrich Glessgen, une caractéristique du francoprovençal est d'avoir conservé ce système de déclinaisons à deux cas jusqu'au XVIe siècle, tandis que l'ancien français et l'occitan l'ont abandonné bien plus tôt (vers le milieu du XIIIe siècle pour l'ancien français). Ce système flexionnel a laissé des traces dans de nombreux parlers francoprovençaux actuels, l'adjectif tot (tout) du latin totum fait par exemple tuis au pluriel masculin dans de nombreux parlers francoprovençaux, ce qui est un reste de l'ancien nominatif tuit descendu directement de toti en latin.

En comparaison avec l'ancien français et l'ancien occitan, l'ancien francoprovençal présente également quelques conservations remarquables, comme la subsistance résiduelle de la nasale -am de l'accusatif des noms latins de la Ire déclinaison, rencontrée par-ci par-là dans les textes en ancien francoprovençal jusqu'au XVIIe siècle, généralement sous la forme -an (ou -in pour les noms ayant subi une palatisation). Une autre conservation unique est celle de -i au nominatif masculin pluriel dans la déclinaison de mots comportant une double consonne en fin de radical (par exemple li nostri, li maistri ou li autri, dérivant directement du latin illi nostri, illi magistri et illi altri, contre li nostre, li maistre et li autre en ancien français ou los nostres, los mestres et los autres en ancien occitan — « les nôtres », « les maîtres » et « les autres »).

L'article défini modifier

L'article défini de l'ancien francoprovençal dérive du démonstratif latin ille. Ce démonstratif ille a également donné à l'ancien francoprovençal (et donc au francoprovençal moderne) les pronoms de troisième personne (el, illi etc. dérivant de ille, illa). Les formes différentes que ce même mot latin donnera en ancien français (ille donne à la fois le / li comme article défini et el comme pronom personnel de la 3e personne, de même son féminin illa donne à la fois li comme article et illi comme pronom) viennent de ce que ce mot était accentué différemment en bas-latin suivant son utilisation dans la phrase. Le neutre illud ne survit qu'au singulier sous la forme lo (pour le cas sujet comme pour le cas régime) car les quelques noms neutres survivants en francoprovençal étaient généralement des collectifs (ex. lo quart, lo cent etc.), les autres s'adaptaient généralement à la déclinaison du type II des noms masculin (lo matin était neutre au singulier dans les textes mais s'adaptait au masculin du type II s'il était employé au pluriel : li matin au CS (cas sujet) et los matins au CR (cas régime)).

L'article défini
Masculin Féminin Neutre
Cas Singulier Pluriel Singulier Pluriel Singulier Pluriel
Cas sujet lat. ille > le (Dauphiné)
bas-lat. *illi pour ille > li (Lyonnais)
lat. illi > li lat. illa > *(il)lje > li bas-lat. *illas > les lat. illud > lo
Cas régime lat. illu(m) > lo lat. illos > los lat. illam > la

L'article défini connaît une variation dialectale au masculin singulier du cas sujet (nominatif). Tandis que ille en latin a évolué en le dans le Dauphiné (comme on peut le voir dans les textes comme les Comptes consulaires de Grenoble datant de 1340 et dans les Usages du Mistral des Comtes de Vienne datant de 1276), dans le Lyonnais, sa forme est plutôt li comme en ancien français.

Exemple dans un texte dauphinois :

Le pechare qui prent lamprey a filá deis la rochi del fonz enduchi a la rochi de sus Sant-Roman, si non en prent mays I., si en deit II., l'un a l'arcevesque et l'autro al contos.
Usages du Mistral des Comtes de Vienne (1276)

Et dans les Légendes lyonnaises :

Quant li pare oït cesta parolla, si desfendet que ço no fust fait.
— Légende de saint Sébastien dans les Légendes prosaïques (XIV s.)

L'article défini féminin singulier au nominatif présente une forme li très typique du francoprovençal (l'ancien français avait la au CS) et descendue directement d'un stade *(il)lje de illa. Sa forme au cas régime est la de illa(m). En outre li au CS ne s'elide pas devant une voyelle tandis que la au CR si : li aigua au CS contre l'aigua (la + aigua) au CR.

Morphologie nominale modifier

Type I (féminin) Type II (masculin) Type III (mixte) Type V (neutre)
normal hybride (Ia) normal hybride (IIa) IIIa (masc. en -aor) IIIb (masc. en -on) IIIc (fém. en -an) IIId (irréguliers masc. et fém.) normal
sg. sujet li fenna li citás le murs le pare le chantare le larre li nona le hom li suer lo cent
régime la fenna(n) la citá lo mur lo pare lo chantaor lo larron la nonan l'homen la seror lo cent
pl. sujet les fennes les citáes / citais / cités li mur li pares li chantaor li larron les nones li homens les serors
régime les fennes les citáes / citais / cités los murs los pares los chantaors los larrons les nonans los homens les serors
Note : Les noms de type I et II étaient de beaucoup les plus nombreux.

Il est à noter que le cas oblique des noms de la première et de la seconde déclinaisons conserve dans de très rares cas la finale nasale de l'accusatif latin. Ainsi trouve-t-on a man mórtan (« de la main morte ») dans les Légendes prosaïques, où l'-n final est un reste de l'-m final de l'accusatif latin mortam. De même, les pronoms possessifs de la première et de la deuxième personnes du pluriel conservent également au cas oblique singulier masculin la finale nasale de l'accusatif qu'elles avaient en latin. Ainsi l'ancien francoprovençal disait-il nostron et vostron, parfaits continuateurs de nostrum et vestrum en latin, tandis que l'ancien français et l'ancien occitan eurent tôt éliminés ces restes de l'accusatif (ces deux langues connaissaient donc des formes sans nasale finale : nostre et vostre).

Pour finir, ces conservations s'observent plus couramment pour des noms propres, lesquels gardent, comme souvent en ancien français, un cas oblique avec une nasale à côté de leur cas régime sans cette nasale. À la différence de l'ancien français où ce phénomène ne touche que les noms propres masculins (Charles au CR faisait Charlon au CO), les noms féminins conservent également une finale en -n au cas oblique en ancien francoprovençal (Joana au CR fait Joánan au CO, Blanchi au CR devient Blánchin au CO etc.).

Item, a Katalínan et a Berengeýrin, mes filles, a chacuna dono et laysso VI. mili souz de Vianneis.
— Testament de Guigues Alleman (Grenoble, XIII s.)

Morphologie verbale modifier

La morphologie verbale du franco-provençal médiéval se présente particulièrement conservatrice au regard de celle du latin au sein de l'espace gallo-roman. De manière générale l'ancien franco-provençal partage des évolutions phonétiques et morphologiques communes avec l'ancien français, quoique de façon plus conservatrice que celui-ci, tandis que l'ancien provençal (ancêtre des parlers occitans modernes) tendit à innover (c'est notamment le cas pour les radicaux du parfait). Un phénomène particulièrement distinctif de l'ancien francoprovençal est la conservation de la terminaison -o de la première personne du singulier (jo deivo pour je dois, de debeo, j'amo pour j'aime, de amo, jo veio pour je vois, de video etc.).

Références modifier

  1. « margueite d'oingt speculum 1286, le miroir », sur jean-paul.desgoutte.pagesperso-orange.fr (consulté le )
  2. Gaston Tuaillon, LA LITTÉRATURE EN FRANCOPROVENÇAL AVANT 1700, Grenoble, Ellug, , 280 p. (ISBN 2 84310 029 1), p. 40
  3. Yan Greub: « Au début du VIIe s., certaines des évolutions qui devaient aboutir à définir le francoprovençal en propre s’étaient déjà produites dans une partie du domaine au moins. En ce sens, le francoprovençal était déjà individué. » cité par Gaston Tuaillon, À partir de quand peut-on parler de francoprovençal ?