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Sully Prudhomme - Les Yeux

 
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore. (...)

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.

Sully Prudhomme (16/03/1839 - 1907) - Stances et Poèmes (1865)

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s:mars 2009 Invitation 1

Jean-Louis Fournier - Mes drôles de lutins

Quand je me promène avec mes deux garçons, j'ai l'impression d'avoir au bout des bras des marionnettes ou des poupées de chiffon. Ils sont légers, ils ont des petits os fragiles, ils ne grandissent pas, ils ne grossissent pas, à quatorze ans ils en paraissent sept, ce sont de petits lutins. Ils ne s'expriment pas en français, ils parlent le lutin, ou bien ils miaulent, ils rugissent,ils aboient, ils piaillent, ils caquettent, ils jacassent, ils couinent, ils grincent. Je ne les comprends pas toujours.

Qu'est-ce qu'il y a dans la tête de mes lutins ? Il n'y a pas de plomb ; en dehors de la paille, il ne doit pas y avoir grand-chose, au mieux une cervelle d'oiseau, ou un bric-à-brac genre poste à galène ou un ancien poste de radio hors d'usage. Quelques fils électriques mal soudés, un transistor, une petite ampoule vacillante qui s'éteint souvent, et quelques mots enregistrés qui tournent en boucle.

Jean-Louis Fournier - Où on va, papa ? (page 83) - (Editions Stock, 2008).

s:mars 2009 Invitation 2

Nicolas Gogol – Surprise !

Ivan Iakovlievitch, par respect pour les convenances, endossa un vêtement par-dessus sa chemise et, ayant pris place à table, posa devant lui deux oignons et du sel ; puis, s’emparant d’un couteau, il se mit en devoir de couper le pain. L’ayant divisé en deux, il jeta un regard dans l’intérieur et aperçut avec surprise quelque chose de blanc. Il y plongea avec précaution le couteau, y enfonça un doigt :

« C’est solide ! fit-il à part soi, qu’est-ce que cela pourrait bien être ? » Il enfonça encore une fois les doigts et en retira… un nez !…

Les bras lui en tombèrent, il se mit à se frotter les yeux, à le tâter : c’était en effet un nez et au surplus, lui semblait-il, un nez connu. La terreur se peignit sur la figure d’Ivan Iakovlievitch, [...] (il) était plus mort que vif. Il avait enfin reconnu, dans ce nez, le propre nez de l’assesseur de collège Kovaliov, à qui il faisait la barbe tous les mercredis et dimanches.

Nicolas Gogol (20/03/1809 – 1852.) - Le Nez

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s:mars 2009 Invitation 3

Sully Prudhomme - Les Yeux

 
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux,
Et le soleil se lève encore. (...)

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Les prunelles ont leurs couchants,
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.

Sully Prudhomme (16/03/1839 - 1907) - Stances et Poèmes (1865)

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s:mars 2009 Invitation 4

Annie Ernaux – Dire une existence singulière

Elle ne sait pas ce qu'elle cherche dans ces inventaires, peut-être à force d'accumulation de souvenirs, d’objets, redevenir celle qu'elle était à tel et tel moment.

Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d'un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la seconde Guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui. Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d'une génération. Au moment de commencer, elle achoppe toujours sur les mêmes problèmes : comment représenter à la fois le passage du temps historique, le changement des choses, des idées, des mœurs et l’intime de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans, Solitude, etc. Son souci principal est le choix entre « je » et « elle ». Il y a dans le « je » trop de permanence, quelque chose de rétréci et d’étouffant, dans le « elle » trop d’extériorité, d’éloignement.

Annie ErnauxLes années (page 179) - (Gallimard, 2008)

s:mars 2009 Invitation 5

Deborah Moggach – Attente à la nature morte

Le sablier est presque vide à présent. Elle ne viendra pas. Jan s'assied sur le bahut et enfile ses souliers. Il regarde une dernière fois le repas étalé sur la table : les longs verres à col étroit, la corbeille de fruits, les tartelettes saupoudrées de sucre qui, telles une nature morte, ne seront jamais mangées. Ces objets évoquent toutes sortes de possibilités, et un avenir qui désormais n'existera que dans son imagination. Il les regarde avec un œil d'artiste : la nappe blanche, les deux gobelets identiques, l'éclat métallique du couteau et du pichet. Allons, malgré tout, la composition harmonieuse ravit ses sens.

_ Gerrit ! Débarrasse la table, crie-t-il, je vais à la taverne.

Au même moment, un petit bruit discret lui parvient. Il songe : c'est une branche qui cogne contre la vitre. Il se lève et met sa cape. Ses jambes semblent de plomb, comme s'il venait de traverser un marécage.

Le bruit lui parvient à nouveau. Quelqu'un a frappé. Jan s'élance vers la porte et l'ouvre. C'est Sophia.

_ Je suis venue, dit-elle.

Deborah MoggachLe peintre des vanités (Page 64) - (éd. Presse de la Cité, 2000)