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E. T. A. Hoffmann - L’Homme au sable

J’ouvris tout doucement la porte du cabinet de mon père. Il était assis comme d’habitude, silencieux et immobile, le dos tourné à la porte, et ne me remarqua pas. Je fus bientôt caché dans une armoire à porte-manteaux qui touchait à la porte, et fermée par un rideau seulement. Le bruit de la pesante démarche approchait de plus en plus. On entendait au dehors tousser, murmurer et traîner les pieds d’une façon étrange. Mon cœur palpitait de crainte et d’attente. — Derrière la porte un pas retentit : la sonnette est ébranlée violemment, la porte brusquement ouverte ! — Je m’enhardis non sans peine, et j’entrouvre le rideau avec précaution. L’homme au sable est devant mon père, au milieu de la chambre, la clarté des flambeaux rayonne sur son visage ; — l’homme au sable, le terrible homme au sable, c’est… le vieil avocat Coppelius, qui dine quelquefois chez nous !

Mais la figure la plus abominable n’aurait pu me causer une horreur plus profonde que ce même Coppelius.

E. T. A. Hoffmann - L’Homme au sable (1815) (Traduit par Henry Egmont)

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s:juin 2012 Invitation 1

Jean-Jacques Rousseau - Tout est fini pour moi sur la terre.

Tout ce qui m’est extérieur, m’est étranger désormais. Je n’ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de celle que j’habitais. Si je reconnais autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeants & déchirants pour mon cœur, & je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche & m’entoure sans y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m’indigne, ou de douleur qui m’afflige Écartons donc de mon esprit tous les pénibles objets dont je m’occuperais aussi douloureusement qu’inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu’en moi la consolation, l’espérance & la paix, je ne dois ni ne veux plus m’occuper que de moi. C’est dans cet état que je reprends la suite de l’examen sévère & sincère que j’appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours à m’étudier moi-même & à préparer d’avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme, puisqu’elle est la seule que les hommes ne puissent m’ôter.

Jean-Jacques Rousseau (28/06/1712-02/07/1778) - Les Rêveries du promeneur solitaire (Première promenade) (posthume, 1782)

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s:juin 2012 Invitation 2

E. T. A. Hoffmann - L’Homme au sable

J’ouvris tout doucement la porte du cabinet de mon père. Il était assis comme d’habitude, silencieux et immobile, le dos tourné à la porte, et ne me remarqua pas. Je fus bientôt caché dans une armoire à porte-manteaux qui touchait à la porte, et fermée par un rideau seulement. Le bruit de la pesante démarche approchait de plus en plus. On entendait au dehors tousser, murmurer et traîner les pieds d’une façon étrange. Mon cœur palpitait de crainte et d’attente. — Derrière la porte un pas retentit : la sonnette est ébranlée violemment, la porte brusquement ouverte ! — Je m’enhardis non sans peine, et j’entrouvre le rideau avec précaution. L’homme au sable est devant mon père, au milieu de la chambre, la clarté des flambeaux rayonne sur son visage ; — l’homme au sable, le terrible homme au sable, c’est… le vieil avocat Coppelius, qui dine quelquefois chez nous !

Mais la figure la plus abominable n’aurait pu me causer une horreur plus profonde que ce même Coppelius.

E. T. A. Hoffmann - L’Homme au sable (1815) (Traduit par Henry Egmont)

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s:juin 2012 Invitation 3

Quand elles étaient enfants, à Istanbul, elles voulaient toujours, İpek et elle, qu'il neigeât beaucoup plus : la neige éveillait en elle le sentiment de la beauté et de brièveté de la vie, et lui faisait comprendre que, malgré toutes les haines, les hommes en réalité se ressemblaient et que dans un univers et un temps si vastes, le monde des hommes était bien étriqué. C'est pourquoi quand il neige les hommes se serrent les uns contre les autres. Comme si la neige, tombant sur les haines, les ambitions et les fureurs, rapprochait les hommes les uns des autres.(...)

En tout cas des choses bizarres se passaient dans la ville sillonnée par deux tanks lourds et obscurs comme des fantômes, mais comme cela s'était déroulé à la fois dans une pièce montrée à la télévision et dehors sous une neige absolument ininterrompue comme dans les contes d'autrefois, il n'y avait pas de sentiment de peur.

Orhan Pamuk - Neige (Turquie, 2002 - trad. fr. éd.Gallimard 2005) (P.131 et 196)

s:juin 2012 Invitation 4

John Williams – Les années de guerre

Mais, sous cette endurance stoïque et ce flegme apparent se murait un homme profondément divisé. Une part de lui abhorrait ce gâchis et cette fureur meurtrière qui dévastait ce que l'être humain avait de plus précieux. Une fois encore, il vit la faculté se dépeupler, une fois encore, il vit des classes entières se vider de leurs jeunes gens et cette fois encore, il reconnut le regard tourmenté de ceux qui étaient restés : on y lisait la lente agonie du cœur, l'inexorable érosion de ses élans et de sa bienveillance.

Pourtant, l'idée de sacrifice qui sous-tendait toute cette folie n'en finissait pas de le troubler. Il se découvrit une capacité de violence qu'il ignorait couver. Il avait dans la bouche,le goût du sang, la joie amère de la destruction et l'appétence de la mort. Il s'en trouva honteux et fier a fa fois. Oui, honteux et fier, mais surtout amèrement déçu. Il se décevait lui-même comme le décevaient son monde et son époque ; il en était.

John Edward WilliamsStoner (USA, 1965, trad fr. éd Le Dilettante, 2011) (p. 337)

s:juin 2012 Invitation 5

Jean-Christophe Rufin – Expédition

Huit heures sonnaient à la grande tour de la cathédrale de Rouen et le cabaret faisant face au vénérable édifice trembla de toutes ses poutres à chaque coup.

L'officier, avec son long corps maigre et son visage osseux, paraissait accablé. Ces retrouvailles ne l'attendrissaient nullement. Il avait une mission à remplir et s'impatientait. L'année 1555 était en son milieu et si l'on dépassait trop le mois de juin, les vents ne seraient plus favorables. Du plat de la main, il frappa sur la table.

— Nous sommes au fait, prononça-t-il de sa voix égale, tendue d'une froide menace, du danger des côtes où nous allons aborder. Cependant, notre décision est arrêtée : nous appareillerons dans huit jours pour aller fonder au Brésil une nouvelle France.

Le matelot et l'Indien se redressèrent sur leurs escabelles. Un reste de rire et les images ineffables que le seul mot de Brésil mettait au fond de leurs yeux persistèrent à leur donner une mimique d'ironie qui n'était peut-être que de songe.

Jean-Christophe Rufin - Rouge Brésil (éd. Gallimard 2001)