Offensive à outrance

stratégie militaire

Offensive à outrance est une expression souvent utilisée pour décrire la doctrine de l'armée française de 1911 à 1914. Le principe au niveau stratégique est d'attaquer partout où on le peut, tandis qu'au niveau tactique il s'agit de foncer sur l'adversaire en recherchant le corps à corps.

Une compagnie d'infanterie française chargeant à la baïonnette pendant les grandes manœuvres militaires, juste avant la Première Guerre mondiale.
Une autre unité, abritée derrière un talus, exécutant un tir lors des grandes manœuvres : le règlement d'emploi de l'infanterie ne se limite pas à des attaques à l'arme blanche.

Ce « culte de l'offensive » avait ses opposants avant et pendant la Première Guerre mondiale, mais son application au tout début du conflit est souvent considérée comme une des raisons des défaites françaises d'août 1914 lors de la bataille des Frontières.

Avant 1914 modifier

Références antérieures modifier

Saint-Just, après avoir fait la guerre à Bitche, est partisan de cette doctrine offensive en l'an II (1794).

Après les défaites françaises de 1870-1871, imputées à l'esprit défensif de l'armée impériale française, le culte de l'offensive à outrance devient dominant chez beaucoup de chefs politiques et militaires, influencés par la mode des « forces morales » : la victoire, selon Ardant du Picq, revenant à celui qui a la volonté de vaincre[1].

Les auteurs militaires ainsi que les nationalistes rappellent donc l'« audace celtique », décrite par Jules César, ainsi que la furia francese, essuyée par les italiens lors de la bataille de Fornoue en 1495 : une intrépidité qui fait qu'on se précipite dans le danger en se jouant de la vie.

Ainsi, la vigueur gauloise présente dans chaque combattant français, qui par exemple n'hésite pas à charger l'ennemi à la baïonnette (comme lors de la bataille de Valmy), devrait permettre de compenser la supériorité numérique et logistique allemande lors du prochain conflit.

Doctrine théorique modifier

Cette doctrine est enseignée très tôt à l'École de Guerre, notamment par le général Foch, qui en est directeur de 1907 à 1911. Il écrit dans Des principes de la guerre : « Pas de victoire sans bataille : la victoire est le prix du sang [...] La guerre n'est que sauvagerie et cruauté et [...] ne reconnaît qu'un moyen d'arriver à ses fins, l'effusion sanglante[2] ». L'offensive à outrance est théorisée lors des conférences de 1911 du colonel de Grandmaison, alors chef du troisième bureau de l'état-major de l'armée (le bureau chargé des opérations), puis mise par écrit[3],[4]. Selon lui, il faut impérativement avoir l'initiative, quitte à prendre des risques : le choc rapide d'une attaque frontale est recherché, les manœuvres et les préparations sont critiquées[5].

Toujours selon le colonel Grandmaison lors de ses conférences, le feu ennemi défensif ne tuerait pas car les fusils modernes sont tellement allégés que leurs balles ne traverseraient même pas la peau, il n'y a donc aucun risque que les soldats aillent de l'avant sur le champ de bataille la tête haute en étant totalement à découvert. Cette attitude offensive bornée se couple donc à une ignorance de la puissance de feu des nouvelles armes, comme la mitrailleuse, que les européens n'ont pas encore eu véritablement l'occasion d'expérimenter de façon réelle.

Le colonel de Grandmaison avait minutieusement chronométré le temps nécessaire à un fantassin allemand pour armer son fusil Mauser, l'épauler et viser ; il fallait 50 secondes. Durant ce temps, les assaillants avaient le temps de courir 200 mètres, et de submerger la position ennemie. C'était ignorer l'existence de la mitrailleuse qui ne demandait que 15 secondes pour être prête à tirer ; mitrailleuse dont les unités allemandes de défense étaient toutes équipées[6].

En effet, de façon anachronique, la guerre est toujours une guerre d'hommes pour l'armée française du début des années 1910, comme au temps des grandes batailles rangées, elle apprendra à ses dépens au début de la Première Guerre Mondiale que la guerre moderne s'est transformée en une guerre de matériel où envoyer une masse d'hommes au casse-pipe est inutile.

Cette attitude offensive est incluse dans les règlements mis en place par le général Joffre après sa nomination à la tête du Conseil supérieur de la guerre[7] à la demande du ministre Aldophe Messimy.

  Le ministre de la guerre Adolphe Messimy affirme, dans Le Matin du 1er aout 1911, sa volonté d'imposer la stratégie de l'offensive à outrance [8]

Avec ces trois hommes, Joffre, Dubail, Castelnau, dont l'activité égale la compétence, je m'efforcerais de développer la doctrine de l'offensive à outrance dont notre armée commence à s'imprégner et que notre état-major doit vigoureusement mettre en pratique dans tous les travaux

Il s'agit du Règlement sur la conduite des grandes unités du [9], du Règlement sur le service des armées en campagne du [10] et du Règlement de manœuvre d'infanterie du [11].

« Pour vaincre, il faut rompre par la force le dispositif de combat de l'adversaire. Cette rupture exige des attaques poussées jusqu'au bout, sans arrière-pensée ; elle ne peut être obtenue qu'au prix de sacrifices sanglants. [...] L'offensive seule conduit à des résultats positifs. Les succès à la guerre ont toujours été remportés par les généraux qui ont voulu et cherché la bataille ; ceux qui l'ont subie ont toujours été vaincus. »

— Conduite des grandes unités, (lire en ligne), p. 5.

« L'attaque implique de la part de tous les combattants la volonté de mettre l'ennemi hors de combat en l'abordant corps à corps à la baïonnette. Marcher sans tirer le plus longtemps possible, progresser ensuite par la combinaison du mouvement et du feu jusqu'à distance d'assaut, donner l'assaut à la baïonnette et poursuivre le vaincu, tels sont les actes successifs d'une attaque d'infanterie. »

— « Article 313 », dans Règlement de manœuvre d'infanterie, [12].

Bien que ces textes soient présentés par l'historiographie de l'entre-deux-guerres comme faisant partie des responsables des mécomptes de 1914, d'autres auteurs nuancent la critique. Selon Miquel, c'est « une conception de l'offensive, prudente et réfléchie[13] » : ils intègrent la défensive, la puissance de feu, la manœuvre et les tranchées. Queloz va dans le même sens, les présentant comme « un certain équilibre entre l'offensive et la défensive et entre le feu et le mouvement[14] ». Pour Delhez, ce sont des manuels trop tardifs pour avoir influencé les officiers français de 1914 : « impact négligeable[15] ».

Opposants modifier

« Le fétichisme outrancier de nos états-majors pour l'offensive nous expose aux pires destinées. »

— Opinion du général Lanrezac, en 1920[16].

Citation attribuée à Lanrezac : « Attaquons, attaquons... comme la lune[17] ».

Application en 1914 modifier

Le plan XVII, qui encadre la concentration des grandes unités aux frontières juste après la mobilisation, prévoit trois offensives. La première, brusquée (la mobilisation n'est pas terminée) mais peu puissante (un seul corps d'armée), démarre en Haute-Alsace dès le . La deuxième comprend deux armées (neuf corps) qui attaquent sur le plateau lorrain à partir du , à la fin de la concentration des unités d'active. La troisième offensive, encore plus puissante (trois armées, soit onze corps), doit se dérouler soit dans l'Ardenne belge, soit du Luxembourg au Thionvillois.

Batailles d'août modifier

Selon Dimitry Queloz, la doctrine de l'offensive à outrance est responsable des échecs des offensives du début de la Première Guerre mondiale[18]. Le début de la guerre est en effet marqué par la bataille des Frontières, où la vie des combattants français n’est pas une priorité. Aucun chef ne cherche à économiser ses effectifs, les ordres écrits sont d’aboutir « à tout prix », ou de résister « à tout prix ». Dans une conception de guerre courte, de victoire rapide, il faut aboutir quel que soit le coût humain[19].

Le , le GQG français envoie une instruction générale signée par Joffre, qui tire des enseignements des rapports d'échec envoyés par les états-majors d'armée et de corps d'armée :

« Chaque fois que l'on veut conquérir un point d'appui, il faut préparer l'attaque avec l'artillerie, retenir l'infanterie et ne la lancer à l'assaut qu'à une distance où on est certain de pouvoir atteindre l'objectif. [...] L'infanterie semble ignorer la nécessité de s'organiser au combat pour la durée. Jetant, de suite, en ligne des unités nombreuses et denses, elle les expose immédiatement au feu de l'adversaire qui les décime, arrête, ainsi, net, leur offensive et les laisse souvent à la merci d'une contre-attaque »

— Joffre, Note pour toutes les armées, 24 août 1914[20].

Septembre 1914 modifier

Le communiqué que Foch envoie à Joffre le est censé illustrer cette visée offensive qui imprègne les états-majors : « Pressé sur ma droite, mon centre cède. Impossible de me mouvoir. Situation excellente. J’attaque. » Bien que Foch puisse être effectivement compté parmi les partisans de l'offensive à outrance, il s'avère toutefois que cette phrase n'est pas authentique, mais relève de la légende, construite autour de Foch[21].

Mais les combats de la bataille de la Marne, puis de la course à la mer voient la recherche par les officiers français d'une meilleure coordination de l'artillerie avec l'infanterie, ainsi que le retranchement systématique des troupes pour se protéger des tirs.

Notes et références modifier

  1. Charles Ardant du Picq, Étude sur le combat : dans l'Antiquité et dans les temps modernes, Paris, Hachette, , 296 p. (BNF 30025610, lire en ligne).
  2. Ferdinand Foch, Des principes de la guerre : conférences faites à l'École supérieure de guerre par le lieutenant-colonel d'artillerie F. Foch, Paris, Berger-Levrault, , 339 p. (BNF 30445201, lire en ligne).
  3. Louis de Grandmaison, Deux conférences faites aux officiers de l'État-major de l'armée, février 1911 : La notion de sûreté et l'engagement des grandes unités, Paris, Berger-Levrault, , 77 p. (BNF 30533220).
  4. Louis de Grandmaison (préf. général Langlois), Dressage de l'infanterie en vue du combat offensif, Paris, Berger-Levrault, , 178 p. (BNF 30735736, lire en ligne).
  5. Delhez 2013, p. 44.
  6. Georges Beau & Léopold Gaubusseau, En août 1914, Lanrezac a-t-il sauvé la France ?, Editions Presse de la Cité, 2e trimestre 1964, 289 p., Page 66
  7. Delhez 2013, p. 44-45.
  8. Remi Porte, Joffre, Perrin, , p 159
  9. Ministère de la Guerre, Conduite des grandes unités : service des armées en campagne, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, coll. « Bulletin officiel du ministère de la Guerre » (no 76-1), , 67 p. (BNF 33981709, lire en ligne).
  10. Ministère de la Guerre, Service des armées en campagne : Service en campagne - droit international, volume arrêté à la date du 2 décembre 1913, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, coll. « Bulletin officiel du Ministère de la guerre » (no 76-2), , 263 p. (BNF 33981716, lire en ligne).
  11. Ministère de la Guerre, Règlement de manœuvre d'infanterie du 20 avril 1914, Paris, L. Fournier, , 181 p., in-16 (BNF 33974796).
  12. Bernard Schnetzler, Les erreurs stratégiques pendant la Première Guerre mondiale, Paris, Economica, coll. « campagnes & stratégies » (no 41), , 212 p. (ISBN 2-7178-5225-5), p. 20.
  13. Pierre Miquel, Le gâchis des généraux : les erreurs de commandement pendant la guerre de 14-18, Paris, Plon, coll. « Pocket » (no 11640), (1re éd. 2001), 242 p. (ISBN 2-266-12438-2), p. 40.
  14. Queloz 2009, p. 460.
  15. Delhez 2013, p. 45.
  16. Charles Lanrezac, Le plan de campagne français et le premier mois de la guerre (2 août-3 septembre 1914), Paris, Payot, , 285 p. (BNF 30737175), p. 39.
  17. Jean-Yves Le Naour, 1914 : La grande illusion, Paris, Perrin, , 404 p. (ISBN 978-2-262-03034-6), p. 213.
  18. Queloz 2009, chapitre XVI.
  19. Pierre Miquel, La bataille de la Marne, Paris, Plon, , 395 p. (ISBN 2-259-19954-2), p. 368-370, réédité chez Perrin en 2004.
  20. Joseph Joffre, 1914-1915 : La préparation de la guerre & la conduite des opérations par le maréchal Joffre, Paris, E. Chiron, , 149 p. (BNF 34084321, lire en ligne), p. 80-82.
  21. Jean-Christophe Notin, Foch, Paris, Perrin, , 638 p. (ISBN 978-2-262-02357-7 et 2-262-02357-3, BNF 41332762), p. 38.

Bibliographie modifier

  • Dimitry Queloz, De la manœuvre napoléonienne à l'offensive à outrance : La tactique générale de l'armée française - 1871-1914, Paris, Éditions Économica, coll. « Bibliothèque stratégique », , 564 p. (ISBN 978-2-7178-5685-9) (thèse de doctorat d'histoire à Neuchâtel, en 2006).
  • Jean-Claude Delhez, Douze mythes de l'année 1914, Paris, Economica, coll. « Mystères de guerre » (no 2), , 140 p. (ISBN 978-2-7178-6594-3).
  • Jean-Marc Marril, « L’offensive à outrance : une doctrine unanimement partagée par les grandes puissances militaires en 1914 », Revue historique des armées, no 274,‎ (lire en ligne).
  • André Payan-Passeron, La bataille de Lorraine d'août et septembre 1914 : analyse stratégique et détaillée, Paris, Éditions L'Harmattan, , 424 p., 21 × 30 cm, de la stratégie défensive à la doctrine de l'offensive à outrance (pages 18 à 47), analyse croisée des stratégies internes et externes françaises et allemandes de 1871 à 1914, dans le Nord et en Lorraine évolution des fronts, des opérations et des pertes du début août au 15 septembre 1914 en 160 cartes couleur explicatives de la main de l'auteur et en 21 tableaux à données comparatives chiffrées, (ISBN 978-2-343-25132-5, présentation en ligne, écouter en ligne)

Articles connexes modifier