Nsala de Wala dans le district de Nsongo

photographie d'Alice Seeley

Nsala de Wala dans le district de Nsongo
Alice Seeley Harris, Nsala de Wala dans le district de Nsongo, 1904.
Artiste
Date

Nsala de Wala dans le district de Nsongo (titre original : Nsala of Wala in the Nsongo District) est une photographie de la photographe britannique Alice Seeley Harris, qui est devenue un symbole des violations des droits de l'homme dans l'État indépendant du Congo sous le régime du roi Léopold II et dans le cadre de l'exploitation du caoutchouc.

Prise en 1904 dans le village de Baringa, elle est diffusée dans l'ouvrage King Leopold's Rule in Africa d'Edmund Dene Morel. Le sujet de la photographie est un Congolais nommé Nsala qui regarde le pied tranché et la main de sa fille morte Boali, âgée de cinq ans.

Elle fait partie des Harris Papers, une collection appartenant à l'Anti-Slavery International.

Contexte modifier

État indépendant du Congo modifier

Avant le début de l'exploitation du caoutchouc, la plupart des habitants de la région pratiquaient l'agriculture, la pêche et la chasse. Ils ont régulièrement été victimes de conflits armés et de réduction en esclavage, tout au long du XIXe siècle. Jusque dans les années 1880, la région est attaquée à plusieurs reprises par des commerçants d'Irebu qui cherchent à se procurer des esclaves et de l'ivoire[1].

Exploitation du caoutchouc modifier

En 1885, après la conférence de Berlin, l'État indépendant du Congo est attribué au roi belge Léopold II en tant que propriété personnelle. La population y est alors systématiquement contrainte de récolter le caoutchouc, et est régulièrement victime d'exactions et de mauvais traitements. L'Anglo-Belgian India Rubber Company (ABIR) dispose d'une concession pour exploiter toutes les matières premières de la forêt dans le bassin du Lopori et du Maringa[2],[3]. Le lieu de la prise de vues de la photographie, Baringa, se situe sur la rivière Maringa, au sud-est de la ville de Basankusu, où le Maringa et le Lopori se rejoignent. L'ABIR y a installé son siège depuis 1893. Depuis 1898, l'entreprise appartenait pour moitié à l'État indépendant du Congo, et pour moitié à d'autres actionnaires dont les plus importants étaient un banquier belge et la Société anversoise[3]. L'extraction du caoutchouc amène progressivement à la raréfacdtion de la ressource naturelle : en 1904 — l'année où la photographie a été prise — elle était presque entièrement épuisée dans un rayon de 50 miles autour de la plupart des postes de l'ABIR. La quantité de caoutchouc exportée par l'ABIR chute même de moitié entre 1903 et 1904[4],[5].

Dans chacun des postes régionaux de l'ABIR, un ou deux employés européens perçoivent des commissions sur le caoutchouc livré. Leur salaire dépend partiellement du respect d'un quota de caoutchouc livré[6]. Ces employés imposent à leur tour aux populations un quota et usent de la force pour les contraindre[7]. Pour faire face à une résistance organisée, L'ABIR peut compter sur le soutien de l'armée nationale, qui envoie des troupes stationnées à Basankusu[3],[7].

Les hommes contraints de collecter le caoutchouc sont rétribués pour leur travail[8]. L'entreprise incarcère parfois les travailleurs récalcitrants, ou ceux qui ne parviennent pas à atteindre leur quota, dans des prisons ; elle retient plus souvent en otage des proches parents des travailleurs, pour inciter ceux-ci à continuer à collecter du caoutchouc. Lorsque les villages ne remplissent pas leur quota, les chefs respectifs sont souvent pris comme otages[8]. Le village de Wala, situé dans le périmètre d'une concession de l'ABIR[9], voit une large partie de ses habitants être transférés dans un camp de travail en 1903[10]. En mai 1904, 83 de ses habitants sont assassinées par les gardes de l'ABIR[11].

Les mesures coercitives sont appliquées par la Force Publique, l'armée de l'État indépendant, et par des gardes privés des entreprises de caoutchouc impliquées, comme l'Anglo-Belgian India Rubber Company (ABIR).

Critiques modifier

À partir de 1877, des activités missionnaires débutent sur le territoire du futur État. Les premiers sont des missionnaires de Grande-Bretagne, qui sont joints par des missionnaires américains et belges de différentes confessions[12]. Pour le souverain belge, comme pour les missionnaires, leur tâche consiste en une « civilisation » des populations indigènes, ce qui comprend notamment leur conversion au christianisme. À ce titre, ils souhaitent également lutter contre le trafic d'esclaves, l'anthropophagie et la polygamie[13],[14],[15].

La critique des conditions de travail au Congo devient plus nette au XXe siècle : le britannique Edmund Dene Morel, qui fonde la Congo Reform Association, milite pour une reconnaissance des exactions commises. Des sociétés missionnaires fournissent également des rapports. La technique de la photographie est employée pour convaincre l'opinion publique, par la presse[16],[17].

En 1908, Le roi Léopold vend l'État indépendant du Congo à l'État belge. Sur la base d'estimations de témoins et de recensements ultérieurs, on obtient des estimations très différentes[18] du nombre de victimes de la politique coloniale à l'époque de l'État indépendant du Congo. Elles s'échelonnent de 2,2 à 21,5 millions et restent très débattues. En 1998, l'écrivain et historien américain Adam Hochschild estime réaliste un nombre de victimes à hauteur de 10 millions de personnes[19].

Photographie modifier

Plusieurs lettres des Harris et des Stannard permettent de reconstituer le contexte immédiat de la photographie. Le au matin, deux garçons signalent à la mission que des gardes avaient tué plusieurs personnes, et que deux hommes étaient en route, avec des mains à présenter comme preuves du meurtre. Les deux hommes se présentent à la mission. L'un d'entre eux, Nsala de Wala, indique être le père de l'enfant tuée, Boali ; tous deux racontent l'arrivée à Wala, la veille, de quinze gardes, dont plusieurs étaient armés, venus collecter prématurément le caoutchouc auprès des habitants. Outre sa fille, Nsala perd également dans ce massacre sa femme, Bonginganoa ; le village déplore plusieurs décès, et neuf femmes auraient été retenues en otage, puis relâchées contre paiement[20],[21],[22],[23].

Selon ses propres dires, Nsala avait emporté, en se dissimulant, la main et le pied de sa fille afin de pouvoir les utiliser comme preuves. Alice Harris prend la photo sous le porche de la maison[23].

Raoul Van Calcken, de l'ABIR, cherche à dissimuler les faits et donne des consignes de prudence à ses gardes[24].

Bibliographie modifier

  • (en) E. D. Morel, King Leopold's rule in Africa, W. Heinemann, (lire en ligne).
  • (en) Congo reform association, Evidence laid before the Congo Commission of Inquiry at Bwembu, Bolobo, Lulanga, Baringa, Bongandanga, Ikau, Bonginda, and Monsembe.: Together with a summary of events (and documents connected therewith) on the A.B.I.R. concession since the Commission visited that territory., J. Richardson & Sons, Printers, (lire en ligne)
  • (en) Robert Harms, « The End of Red Rubber: A Reassessment », The Journal of African History, vol. 16, no 1,‎ , p. 73–88 (ISSN 0021-8537, lire en ligne, consulté le )
  • (en) Robert Harms, « The World Abir Made: The Margina-Lopori Basin, 1885-1903 », African Economic History, no 12,‎ , p. 125–139 (ISSN 0145-2258, DOI 10.2307/3601320, lire en ligne, consulté le )
  • (en) Kevin Grant, « Christian critics of empire: Missionaries, lantern lectures, and the Congo reform campaign in Britain », The Journal of Imperial and Commonwealth History, vol. 29, no 2,‎ , p. 27–58 (ISSN 0308-6534, DOI 10.1080/03086530108583118, lire en ligne, consulté le ).
  • (en) William N. Goetzmann (dir.), K. Geert (dir.) et Robert Harms, The Origins of Value: The Financial Innovations that Created Modern Capital Markets, Oxford University Press, (ISBN 978-0-19-517571-4, lire en ligne), « King Leopold’s Bonds »
  • (en) Sharon Sliwinski, « The Childhood of Human Rights: The Kodak on the Congo », Journal of Visual Culture, vol. 5, no 3,‎ , p. 333–363 (ISSN 1470-4129 et 1741-2994, DOI 10.1177/1470412906070514, lire en ligne, consulté le )
  • (en) Robert M. Burroughs, Travel Writing and Atrocities: Eyewitness Accounts of Colonialism in the Congo, Angola, and the Putumayo, Taylor & Francis, (ISBN 978-0-203-84916-3, lire en ligne)
  • (en) T. Jack Thompson, Light on Darkness?: Missionary Photography of Africa in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries, Wm. B. Eerdmans Publishing, (ISBN 978-0-8028-6524-3, lire en ligne)
  • (de) Adam Hochschild, Schatten über dem Kongo: Die Geschichte eines der großen, fast vergessenen Menschheitsverbrechen, Klett-Cotta Verlag, , 508 p. (ISBN 978-3608947694)
  • (en) Wayne Morrison, Criminology, Civilisation and the New World Order, Routledge, (ISBN 978-1-135-33112-2, lire en ligne)
  • Arzel Lancelot, « Les « sanglants trophées » de la conquête. Découpe des corps et guerres coloniales dans l’État indépendant du Congo fin XIXe siècle-début XXe siècle », Monde(s),‎ , p. 79-109 (DOI 10.3917/mond1.201.0079, lire en ligne  ).
  • (en) T. Jack Thompson, Capturing the Image: African Missionary Photography as Enslavement and Liberation, Yale Divinity School Library, (lire en ligne).
  • (nl) Daniel Vangroenweghe, Rood rubber: Leopol II en zijn Congo, De Geus, , 416 p. (ISBN 978-9044544527).
  • Mathilde Benoistel (dir.), Sylvie Le Ray-Burimi (dir.) et Anthony Petiteau (dir.), Photographies en guerre, Paris, Musée de l'Armée - RMN, , 335 p. (ISBN 978-2-7118-7905-2).

Références modifier

  1. Harms 1983, p. 125.
  2. (de) Ruth Kinet, "Licht in die Finsternis": Kolonisation und Mission im Kongo, 1876-1908 : kolonialer Staat und nationale Mission zwischen Kooperation und Konfrontation, LIT Verlag Münster, (ISBN 978-3-8258-7574-9, lire en ligne)
  3. a b et c Goetzmann, Geert et Harms 2005, p. 349.
  4. Goetzmann, Geert et Harms 2005, p. 351-352.
  5. Harms 1975, p. 81.
  6. Harms 1975, p. 79.
  7. a et b Harms 1983, p. 132-133.
  8. a et b Harms 1983, p. 134.
  9. (en) Ann Laura Stoler, Imperial Debris: On Ruins and Ruination, Duke University Press, (ISBN 978-0-8223-5361-4, lire en ligne)
  10. Harms 1983, p. 136.
  11. (en) René Provost et Payam Akhavan, Confronting Genocide, Springer Science & Business Media, (ISBN 978-90-481-9840-5, lire en ligne), p. 40
  12. Edouard Eugène François University of California Libraries, New Africa; an essay on government civilization in new countries, and on the foundation, organization and administration of the Congo Free State, London : S. Low, Marston and Company, (lire en ligne)
  13. Sliwinski 2006, p. 2, 8.
  14. Baron Moncheur, « Conditions in the Congo Free State », The North American Review, vol. 179, no 575,‎ , p. 494–503 (ISSN 0029-2397, lire en ligne, consulté le )
  15. Hochschild 2012, p. 152.
  16. Thompson 2007, p. 3.
  17. Burroughs 2010, p. 87.
  18. « Twentieth Century Atlas - Death Tolls », sur necrometrics.com (consulté le )
  19. Hochschild 2012, p. 330-331.
  20. Hochschild 2000, p. 357.
  21. Vangroeweghe 2020, p. 101.
  22. Thompson 2012, p. 231.
  23. a et b Morel 1904, p. 444-445.
  24. Morel 1904, p. 446.