Invisibilité sociale

L'Invisibilité sociale est un concept sociologique étudiant la place que l'espace publique et médiatique réserve aux différents groupes sociaux.

Cette opposition entre invisible et visible structure non seulement les rapports entre les individus eux-mêmes mais aussi l'organisation des collectivités (organismes à but non lucratif, organisations publiques ou privées). En science sociale, la visibilité ne fait donc pas référence à la réalité physique, mais plutôt à la manière dont sont perçus les personnes ou les groupes concernés (aspect esthétique) et à leurs pouvoirs dans l'espace public (aspect politique) (Brighenti[1]). Ces relations forment des phénomènes ambigus car la production et la compréhension de la visibilité dépendent de contextes sociaux, techniques et politiques complexes (Brighenti[2]). Ainsi, la visibilité peut être comprise comme une catégorie sociale, divisant les personnes dites visibles et celles dites invisibles.

La visibilité sociale, entre privilège et surveillance modifier

Cette représentation inégale dans l'espace public a des enjeux éthiques et politiques car mieux un groupe est représenté (c'est-à-dire visible) plus il est socialement accepté. Puisqu'elle permet de mieux s'intégrer, la visibilité sociale peut s'apparenter à un privilège.(Aubert et Haroche [3]; Voirol[4],[5]).

Cependant, la visibilité sociale a aussi des aspects plus négatifs. Elle devient en effet parfois une exigence, voire une injonction, qui constituerait une nouvelle forme de pouvoir. Michel Foucault avec son ouvrage-phare « Surveiller et punir » (1975) montre que le regard panoptique (c'est-à-dire de l’interne) ne proviendrait plus seulement du pouvoir : il proviendrait également des personnes qui se soumettent elles-mêmes à cette injonction de la visibilité. Ce regard constant et omniprésent régularise les corps et les sujets et assujettit les individus à une certaine forme de visibilité et d’existence.

L’invisibilité des gens « masqués par les images toutes faites » représente ceux qui sont rendus invisibles par le fort intérêt médiatique qui leur est porté. Ces personnes n’existent qu’à travers des stéréotypes ou des images toutes faites. Elles sont moins vues comme des individus que comme ce qu’on appelle un prototype en linguistique. Il s’agit de la première image à laquelle nous pensons quand on énonce un mot. C’est le cas pour les drogués, les prostituées, les banlieusards ou encore les minorités visibles.

Un certain nombre de critiques ont ainsi été adressées aux projets littéraires et artistiques qui prétendent « rendre visibles » une catégorie de personne[6]. Selon Justine Huppe, il faut d'abord se méfier de la fausse croyance qu’il « suffirait à l’intellectuel de regarder pour voir[7] » ; si « ne pas voir » n'est pas le résultat de représentations sociales et individuelles inscrites dans la conscience des individus, il ne suffit pas de vouloir pour se débarrasser de ces biais. Une autre critique de l'exigence de visibilité se trouve dans le terme équivoque « représentation », qui entretient une confusion entre la représentation artistique et la représentation politique. Les œuvres qui prétendent rendre visible (dans le sens de donner à voir) une catégorie de personnes risquent de substituer une représentation artistique à une représentation politique, avec des répercussions sociopolitiques pour des personnes réelles. En outre, la représentation n’est jamais neutre : le mythe d’objectivité scientifique fait croire aux détenteurs du regard (en l’occurrence, ceux qui cherchent à rendre visible) que la visibilité peut exister indépendamment d'un sujet et impartialement. L’acte de rendre visible, refusant de reconnaître qu'il est lui-même régi par la matérialité du corps et du statut qui regarde, est alors potentiellement dangereux. Enfin, la visibilité selon les réseaux sociaux, constituant une part importante de la culture actuelle, a parfois été perçue comme une menace pour l’intimité des individus et pourrait mettre en question l’idée qu’on a de l’intégrité des personnes[8].

Définitions sociologiques de l'invisibilité sociale modifier

Pour Guillaume Le Blanc, l’invisibilité sociale est un processus qui empêche de participer pleinement à la vie publique. Elle s’appuie sur une impression d’être relégué socialement et elle découle d’un sentiment d’inutilité et de la honte de se sentir ainsi (le Blanc[9]).

Guillaume le Blanc décrit trois types de régimes d’invisibilité :

  • l’invisibilité de la mort, souvent causée par des génocides ou des meurtres
  • l’invisibilité en maintenant volontairement dans l’ombre des populations qui devraient être visibles afin d’exprimer leur désaccord avec le traitement qu’il leur est réservé (l'appropriation culturelle peut entrer dans cette catégorie puisqu'on efface les créateurs d'un contenu culturel)
  • l’invisibilité comme un défaut de perception, où des personnes n’existent pas car jugées indignes d’être incluses.

Pour Axel Honneth, on peut résumer l’invisibilité comme une tendance nette à regarder « à travers » une personne, donc sans la voir ni la reconnaître[10]. Dès lors, la personne est uniquement physiquement présente, mais en réalité invisible pour la société. Cette invisibilité interactionnelle peut prendre deux formes[11]. D’une part, elle peut être exprimée de manière accidentelle, quand on oublie par exemple de saluer la femme de ménage après une longue journée au bureau. D’autre part, le regard à travers intentionnel est associé à la supériorité sociale ; tel est le cas des maîtres blancs qui négligent la femme de ménage ou les serviteurs noirs à cause de leur statut inférieur de leur noblesse. Par conséquent, ne pas démontrer de signes de reconnaissance à la suite d'une connaissance d'autrui implique une forme de mépris moral envers les personnes qui sont effacées [12]. L’invisibilité n’est pas alors une métaphore et tout résulte de notre perception, et plus précisément, de nos efforts de (re)connaître l’autrui.

Enfin, il existe aussi une invisibilité sociale discursive. Cette catégorie peut être mieux comprise à travers la métaphore de l'audibilité : tous ceux et celles dont la voix n'est pas entendue. L'on songe par exemple aux personnes absentes de discours artistiques, politiques ou scientifiques, à la fois en tant que sujet parlant ou objet du discours : manque de héros, de dirigeants ou de vedettes noires, âgées, non-binaires, etc. À ce propos, le manque de données désagrégées va à incarner un monde fait à l'image de personnes visibles, qui produit des dysfonctionnements plus ou moins dangereux concernent les invisibles (Caroline Criado Perez, 2019[13]) .

Notes et références modifier

  1. Andrea Mubi Brighenti, « Visibility. A Category for the Social Sciences », Current Sociology, vol. 55, no 3,‎ , p. 323-342
  2. Andrea Mubi Birghenti, Visibility in Social Theory and Social Research, Londres, Palgrave Macmillan,
  3. Aubert, Nicole., Les tyrannies de la visibilité : être visible pour exister?, Toulouse, Erès, , 355 p. (ISBN 978-2-7492-1350-7 et 2749213509, OCLC 717081287, lire en ligne)
  4. Olivier Voirol, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, vol. 129-130,‎ , p. 9-36
  5. Olivier Voirol, « Les luttes pour la visibilité. Esquisse d'une problématique », Réseaux, vol. 129-130,‎ , p. 89-121
  6. « Faut-il « rendre visible » ? », sur duethic.hypotheses.org, (consulté le ).
  7. Justine Huppe, « L’invisibilité sociale est-elle soluble dans la littérature ? Gilets jaunes et délégations littéraires en déroute », Elfe XX-XXI, n°10,‎
  8. Nicole Aubert, Claudine Haroche (dir.), Les tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ?, Paris, Érès, 2011, introduction>
  9. Le Blanc, Guillaume, 1966- ..., L'invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, impr. 2009, 197 p. (ISBN 978-2-13-057347-0 et 2130573479, OCLC 470852329, lire en ligne)
  10. Axel Honneth, « Invisibilité : sur l'épistémologie de la « reconnaissance » », Réseaux, vol. 129-130, no 1,‎ , p. 39 (ISSN 0751-7971 et 1777-5809, DOI 10.3917/res.129.0039, lire en ligne, consulté le )
  11. Honneth 2004 : 138.
  12. Truchon Karoline (2017) "Invisibilité et invisibilisation", in Anthropen.org, Paris, Éditions des archives contemporaines.
  13. (en) Criado Perez, Caroline, Invisible Women : Exposing Data Bias in a World Designed for Men, New York, Abrams, , 434 p. (ISBN 978-1-683-35314-0)

Liens externes modifier