La Grande Année est une conception propre à certaines cultures traditionnelles, aussi bien occidentales que non-occidentales, qui comprennent le temps comme une structure cyclique. Avec le développement des connaissances astronomiques, elle a évolué du mythe de l'éternel retour aux calculs de la précession des équinoxes, ces différents modèles coexistant de nos jours dans une certaine confusion. L'astronomie moderne connaît aussi l'année galactique ou « cosmique », définie par la période de révolution du Système solaire autour du centre de la Galaxie.

L'œuvre de Platon – notamment son dialogue du Timée – est une référence essentielle, car elle tente de concilier la vision mythique avec une façon plus positive d'envisager les phénomènes célestes. Son texte parle d'année parfaite ou complète (« téléos eniautos »), période après laquelle la configuration du ciel se répète. Ce n'est que deux siècles plus tard que Hipparque établit la vitesse de précession des équinoxes, qu'il estime à environ 1° tous les cent ans. Aujourd'hui, sa valeur acceptée est légèrement inférieure (72 ans), produisant un cycle en environ 25 920 ans. C'est à Ptolémée qu'on attribue principalement la confusion entre ce phénomène observable et la spéculation popularisée par Platon.

La façon dont on envisage la grande année se reflète dans le discours qui la présente ; ainsi l'astrologie accorde une importance particulière à la localisation du point vernal et subdivise la grande année en « grands mois », des ères astrologiques, selon le signe du zodiaque où il se trouve.

Historique modifier

En Italie, on retrouve sous le nom de grande année, d'une part, des spéculations d'ordre cosmologique et, d'autre part, des tentatives pour l'établissement du calendrier luni-solaire. Dans le premier cas, la durée se chiffre par des nombres de l'ordre de plusieurs milliers et qui sont généralement divisibles par 6 et par les multiples de 10.

La grande année du calendrier modifier

Pour le calendrier on a cherché à améliorer la coordination des lunaisons et de l'année solaire, mais en proposant des périodes allant tout au plus à quelques dizaines d'années, telle l'octaétéride (de 8 ans), ou les cycles de Méton (de 19 ans), d'Œnopide[1] (de 59 ans), ou de Callipe (de 19 x 4 = 76 ans). Méton a, semble-t-il, envisagé aussi une grande année à l'échelle cosmique et placé la destruction du monde au moment où toutes les planètes alors connues se retrouvent dans le signe zodiacal du Verseau[2].

Au IIIe siècle av. J.-C., Aristarque de Samos a proposé une grande année de 2 434 ans. Cette période n'arrive pas à accommoder les cycles de toutes les planètes, comme Paul Tannery l'a montré, mais elle est liée à la périodicité des éclipses[3].

Après Aetius, Censorin a donné une liste plus complète des grandes années qu'on a utilisées dans les calendriers grecs[4]. Il mentionne aussi l'année 'caniculaire' ou 'héliaque' de 1 460 ans, connue maintenant comme période sothiaque et liée à la constitution interne du calendrier égyptien dont toutes les années ont invariablement 365 jours.

La grande année du cosmos modifier

Avec le calendrier julien imposé par l'administration romaine, la grande année a mué en une spéculation d'ordre supérieur : au lieu de chercher à accommoder les seuls cycles de la Lune et du Soleil, elle inclut l'errance de tous les astres. Les stoïciens appliquent cette idée aux vues archaïques des pythagoriciens ou d'Héraclite qui ont déjà théorisé la renaissance (et la restauration ; « palingénésie » et « apocatastase ») de l'ordre cosmique après sa déchéance.

Héraclite (vers 500 av. J.-C.) parle de 10 800 ans. Fragment B 66 : « Le feu vit la mort de la terre, et l'air vit la mort du feu ; l'eau vit la mort de l'air, la terre celle de l'eau ». Fragment A 13 : « Héraclite déclare que la Grande Année compte dix mille huit cents années solaires. »

L'œuvre de Platon reste la référence privilégiée :

  • Vers 370 av. J.-C., dans (La République, VIII, 546 b) Platon parle d'un nombre parfait, comprenant le temps de gestation de l'univers, et ensuite, à mots couverts, discourt d'une autre période liée aux destinées humaines. On a conjecturé qu'il s'agirait de 604 = 12 960 000 jours qui font 36 000 ans, chaque année ayant 360 jours[5].
  • Plus tard, dans le Timée, 39 d, Platon parle du nombre parfait désignant la Grande Année[6]. Il écrit : « Le nombre parfait du temps marque l'accomplissement de l'année parfaite, chaque fois que les vitesses relatives associées à chacune des huit révolutions connaissent leur couronnement, lorsqu'elles se retrouvent mesurées par le cercle du Même. » Chaque planète (Lune, Soleil, Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne) (Timée, 38 d) a son temps, mais il y a un temps commun, la Grande Année, au bout de laquelle les corps célestes reviennent à leur situation initiale. Ce temps a pour base 30 x 72 ans = 2 160 ans, ou 12 x 360 ans = 4 320 ans, ou 2 160 ans x 12 = 25 920 ans, ou 4 320 ans x 6 = 25 920 ans.
  • Dans les mythes platoniciens de l'après-vie, les âmes coupables sont conduites pour 1 000 ans aux Enfers pour être châtiées (La République, X, 614) ; selon le Phèdre, les âmes des philosophes restent sur Terre 3 000 ans, les autres âmes 10 000 ans.

Le grand auteur reste Bérose (vers 290 av. J.-C.), prêtre du dieu Bêl/Mardouk. C'est un prêtre babylonien. Il théorise la fin du monde. "Bérose, le traducteur de Bélus, attribue aux planètes la cause de ces bouleversements. Sa certitude à cet égard va jusqu'à fixer la date de la Conflagration et du Déluge universels. Tout ce qui est terreux, dit-il, sera embrasé lorsque les astres qui suivent maintenant des orbites différentes se réuniront tous dans le signe du Cancer et se rangeront en file, de manière qu'une ligne droite puisse passer par les centres de toutes ces sphères. Le Déluge aura lieu quand ces mêmes planètes viendront prendre place dans le Capricorne. Le solstice d'été est amené par la première de ces deux constellations, celui d'hiver par la seconde" (Sénèque, Questions naturelles, III, 29). Bérose avance 432 000 ans.

À Rome la conception d'une grande année n'est pas restée inconnue et on en retrouve la mention chez différents auteurs, notamment Macrobe[7] ou Cicéron. Tacite rapporte[8] que selon ce dernier sa durée est de 12 954 ans, une valeur probablement suggérée par Aristote et pour laquelle on a proposé quelques explications[9].

Censorin a commenté brièvement : « Il y a encore l'année nommée par Aristote suprême, plutôt que grande, et que forment les révolutions du soleil, de la lune et des cinq étoiles errantes, lorsque tous ces astres sont revenus au point d'où ils étaient partis. Cette année a un grand hiver, appelé par les Grecs καταλυσμὸς, c'est-à-dire déluge ; puis, un grand été, nommé ἐκπύρωσις, ou incendie du monde. Le monde, en effet, semble être tour à tour inondé ou embrasé à chacune de ces époques. Cette année, d'après l'opinion d'Aristarque, se compose de 2 484 années solaires. Arétès de Dyrrachium la fait de 5 552 années ; Héraclite et Linus[Qui ?], de 10 800 ; Dion[Lequel ?], de 10 884 ; Orphée, de 120 000 ; Cassandre, de 3 600 000. D'autres enfin ont considéré cette année comme infinie, et ne devant jamais recommencer[10]. » (C'est cette dernière opinion qui est la bonne, car, on le sait maintenant, le Système solaire ne peut jamais retourner dans un état semblable, car c'est un système non-ergodique, chaotique et, ultimement, instable).

Dès l'Antiquité, l'exposition donnée dans le Timée de Platon est devenue la source principale et l'on a fini par appeler la grande année « année platonique »[11]. Les auteurs chrétiens ont rejeté plus ou moins fermement l'idée de grande année à cause de la vision catastrophiste qui s'est greffée à elle. L'auteur byzantin du XIe siècle Michel Psellos rapporte avec quelques avertissements que « la période cosmique embrasse 1 753 200 ans après lesquels tous les astres errants se rencontrent au 30e degré du Cancer ou au 1er degré du Lion : alors arrive le déluge universel[12] ». Paul Tannery observe que, selon les vues des stoïques, cette conjonction provoquerait non pas le déluge mais l'embrasement (ekpyrosis) et la durée paraît être le résultat corrompu d'une multiplication de la période sothiaque (1 461 ans × 12 = 17 542 ans)[13].

Objections modifier

Bien que les Grecs aient connu les grandeurs incommensurables les témoignages manquent qu'ils auraient débattu leur application aux phénomènes astronomiques. Une telle supposition implique que les configurations du ciel ne se répètent jamais, si l'on observe avec une précision 'mathématique'. On retrouve cet argument vers les XIIIe – XIVe siècles, notamment chez Nicolas Oresme qui conclut :

« À un instant donné les corps célestes sont reliés de telle sorte qu'ils ne le furent jamais de cette manière dans le passé, et qu'ils ne le seront jamais dans le futur ; il n'y a pas eu et il n'y aura pas de configuration ou disposition similaire de toute éternité[14]. »

La supposition que le décalage du point vernal, découvert par Hipparque, résulte finalement en une révolution complète du ciel a été mise en doute dès l'Antiquité. Théon d'Alexandrie rapporte que certains astrologues croyaient que ce déplacement s'inverse périodiquement[15], ce qui exclut cette interprétation de la grande année.

Bibliographie modifier

  • Pierre Duhem, Le système du monde (1913-1959), t. I, p. 65-85, 275-297, t. II p. 447 ss. [4]
  • (en) G. de Callataÿ, Annus Platonicus, a study of worldcycles in greek latin and arabian sources, Publication de L'Institut Orientaliste de Louvain, #47, Louvain, Peeters, 1996, XVI-287 p.

Notes et références modifier

  1. Jean-Yves Strasser (2004), La fête des Daidala de Platées et la "Grande année" d'Oinopidès, Hermes, 132. Jahrg., H. 3 pp. 338-351
  2. Jean Tzétzès, Chiliades, X, 534 et suiv. ; XII, 219 et suiv., 283 et suiv.
  3. P. Tannery, La grande année d'Aristarque de Samos, Mémoires de la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, 4e série, 1888, 79-96 (repris in: Mémoires scientifiques II, Toulouse et Paris 1912).
  4. Liber de Die Natali, 18.11, [1]
  5. Diès A., Le Nombre de Platon: Essai d'exégèse et d'Histoire, Paris 1936
  6. A. E. Taylor, A commentary on Plato's Timaeus, 1928, p. 288-290 ; André-Jean Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, p. 215, 244. Un troisième nombre parfait existe, celui des âmes : La République, X, 611 a ; Timée, 41 d.
  7. Commentaire au Songe de Scipion, livre II, chap. XI: "la grande année, l'année vraiment parfaite, comprend quinze mille de nos années"
  8. De l'orateur, 16: "S'il est vrai, comme Cicéron l'écrit dans son Hortensius, que la grande et véritable année soit accomplie, lorsqu'une position donnée du ciel et des astres se reproduit absolument la même, et si cette année en comprend douze mille neuf cent cinquante-quatre des nôtres..." [2]
  9. Reiche, H., Aristotle's Great Year of 12,954 a Explained, Bulletin of the American Astronomical Society, Vol. 14, p.896 [3].
  10. Liber de Die Natali, 18.11
  11. G. de Callatay, Annus Platonicus, a study of worldcycles in greek latin and arabian sources, Publication de l’Institut Orientaliste de Louvain #47, Louvain, 1996.
  12. Omnifaria doctrina, chap. 125.
  13. P. Tannery, Psellus sur la grande année, Mémoires Scientifiques, vol.IV, (Sciences exactes chez les byzantins) éd. J.Heiberg, Toulouse, Privat, 1920, p. 261-269.
  14. (en) Bert Hansen, Nicole Oresme and the marvels of nature : A study of his De causis mirabilium with critical edition, translation, and commentary, Toronto (Can), Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1985, p. 18.
  15. Commentaires de Théon d'Alexandrie sur les Tables faciles de Ptolémée, édités et traduits par N. Halma, 1822-1825, Paris.