Femmes à Bletchley Park

Environ 8 000 femmes ont travaillé à Bletchley Park, le site central des cryptanalystes britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Les femmes constituent environ 75 % de la main-d’œuvre[1]. Elles sont employées à d'importants travaux tels que : l'exploitation de machines cryptographiques et de machines de communication ; traduction de documents de l'Axe ; analyse du trafic[2].

Contexte modifier

Bletchley Park est le site central de la cryptanalyse britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. Il abrite le Government Code and Cypher School (GCHQ), qui décrypte les communications secrètes des puissances de l'Axe - surtout les chiffrages allemands Enigma et Lorenz. Selon Sir Harry Hinsley, les renseignements Ultra produits à Bletchley Park ont permis de réduire la guerre d'environ deux ans[3]. Bletchley Park est célèbre pour l'impact qu'il a eu sur la guerre et pour le travail effectué par des savants tels que Alan Turing et Dilly Knox. Ces travaux, bien que secrets jusqu'en 1974, ont eu un impact significatif sur l'histoire de la science et de la technologie[4]. Les archivistes et les historiens ont de plus en plus mis en avant le rôle des femmes qui travaillaient à Bletchley Park[1],[2] [5][6].

Recrutement modifier

 
Des femmes travaillent à Bletchley Park.

En 1937, alors que les tensions en Europe et en Asie deviennent cruciales, le chef du MI6, l'amiral Hugh Sinclair, ordonne au GCHQ de se préparer à entrer en action et à augmenter ses effectifs. Il s'agit de recruter des « hommes de type professeur », principalement issus des universités d'Oxford et de Cambridge[7]. Plus le travail de crypto-analyse se mécanise, plus le besoin de main d’œuvre devient important[2]. Les femmes sont d'abord recrutées par cooptation dans les universités ou en raison de relations familiales de confiance. Les jeunes femmes issue de famille aristocratique ou de la haute société, qui font leur entrée (les débutantes) dans la société sont particulièrement prisées, car elles sont considérées comme dignes de confiance en raison de leur appartenance à l'aristocratie[8]. Ces femmes effectuent des travaux administratifs et de bureau. Cependant, les besoins en personnel de Bletchley Park continuent de croître. Les responsables de Bletchley Park recrute ensuite des femmes linguistes, des mathématiciennes et même des expertes en mots croisés. En 1942, le Daily Telegraph organise un concours de mot croisé crypté qui doit être résolu en 12 minutes. Les gagnantes ont été approchées par l'armée et certaines ont été recrutées pour travailler à Bletchley Park, car on pensait que ces personnes avaient de fortes capacités de pensée latérale, nécessaire pour le cryptage[9]. La majorité de ces femmes sont issues de la classe moyenne[10]. Certaines sont diplômées en mathématiques, physique et ingénierie. Elles sont autorisées à participer aux programmes STEM en raison du manque d'hommes, qui sont envoyés à la guerre[11].

À la fin de 1944, plus de 2 500 femmes sont employées par GCHQ au Service naval royal. On les surnomme les Wrens. Plus de 1 500 femmes proviennent de la Force aérienne auxiliaire féminine (WAAF) et environ 400 proviennent du Service territorial auxiliaire[12]. Six femmes sur dix travaillant à Bletchley Park font partie des forces armées britanniques[13]. Beaucoup de ces femmes pensaient travailler sur des avions et des navires et ne s'attendaient pas à travailler dans un endroit comme Bletchley Park.

Les femmes occupent de nombreux postes à Bletchley Park, allant d'administratrices, de compilateurs de fiches et de répartiteuses, à des spécialistes du codage. Au départ, beaucoup d'hommes responsables étaient sceptiques quant à la capacité des femmes à faire fonctionner les machines Bombe et les ordinateurs Colossus. Dans une section qui employait des femmes, y compris des diplômées d'université, le chef de section des hommes était d'avis que « les femmes n'aimeraient pas faire de travail intellectuel »[14]. Gordon Preston persuade Max Newman (qui pensait que les femmes ne se soucient pas de «l'effort intellectuel») d'autoriser des entretiens avec les Wrens (celles qui travaillent au GCHQ) pour expliquer leur travail mathématique, et les rencontres sont très populaires[15]. Les femmes de Bletchley Park prouvent rapidement qu'elles sont à la hauteur de la tâche[16].

Au début de la guerre, Dilly Knox est le cryptanalyste en chef du GCHQ et, à ce titre, joue un rôle de premier plan dans les travaux sur les différents réseaux Enigma. Son équipe, qui fait équipe avec des femmes (les Dilly's girls), comprend Margaret Rock et Mavis Lever[17],[18].

Femmes remarquables modifier

Femmes à Bletchley Park
A Colossus Mark 2 computer. Dorothy Du Boisson (à gauche) et Elsie Booker.

Cette section raconte l'histoire de quelques femmes remarquables qui ont travaillé à Bletchley Park.

Mavis Batey modifier

Mavis Lilian Lever est née le 5 mai 1921[19] à Dulwich. Sa mère est couturière, son père postier. Elle grandit à Norbury et va à l'école de filles Coloma Convent à Croydon[20]. Elle étudie l'allemand à l'University College de Londres au début de la Seconde Guerre mondiale, se concentrant en particulier sur les romantiques allemands.

Initialement employée pour vérifier les colonnes personnelles du Times pour les messages d'espionnage codés[21], en 1940, elle est recrutée pour travailler comme briseuse de code à Bletchley Park[19]. Elle travaille comme assistante de Dilly Knox et est impliquée dans l'effort de décryptage avant la bataille de Matapan[22],[23],[24]. Selon le Daily Telegraph, elle est devenue si familière avec les styles des différents opérateurs ennemis qu'elle a pu déterminer que deux d'entre eux avaient une petite amie appelée Rosa[25].

En décembre 1941, elle déchiffre un message entre Belgrade et Berlin qui permet à l'équipe de Dilly Knox de mettre au point le câblage de l'Abwehr Enigma, une machine Enigma que l'on croyait incassable[20]. À Bletchley Park, elle rencontre Keith Batey, un mathématicien et un briseur de code qu'elle épouse en 1942[19],[26].

Jane Fawcett modifier

Jane Fawcett née Hughes est assignée à la Hut 6[27], une salle de décodage pour femmes. Les conditions sont mauvaises - faiblement éclairées, mal chauffées et mal ventilées - et les femmes travaillent de longues heures dans une tension extrême[28]. Jane Fawcett recevait les clés Enigma tous les jours et les saisissait sur les machines Typex. Elle déterminait ensuite si les messages étaient reconnaissables en allemand[29].

Le 25 mai 1941, Jane Fawcett est informée de la recherche du cuirassé allemand Bismarck. Peu de temps après, elle décode un message faisant référence au Bismarck qui détaille sa position actuelle et sa destination en France. Le Bismarck est attaqué par la Royal Navy et coulé le 27 mai[29]. Il s'agit de la première victoire significative des décrypteuses de code, démontrant l'utilité du projet[30].

Son travail est redécouvert dans les années 1990, car il avait été classé en vertu de la loi britannique de 1939 sur le secret défense[27]. Par rapport à l'héroïsme publiquement reconnu de la marine, Jane Fawcett a déclaré : « Nous nous sentions un peu honteuses de n'avoir fait que Bletchley. Donc, quand tout ce que nous avions fait, que nous savions avoir été un travail très dur et incroyablement exigeant, a soudainement été mis en avant et qu'on nous a demandé d'en parler, cela a été assez écrasant. Je n'en avais jamais parlé, pas même à mon mari. Mes petits-enfants ont été très surpris. »[28].

Jean Valentine modifier

Jean Valentine (née en 1924, en Écosse) est une opératrice du dispositif de décryptage de bombe dans la Hut 11 à Bletchley Park en Angleterre, conçu par Alan Turing et d'autres pendant la Seconde Guerre mondiale[31]. Elle est membre des «Wrens» (Women's Royal Naval Service)[32]. Pendant ce temps, elle a vécu à Steeple Claydon dans le Buckinghamshire. Elle a commencé à travailler avec 15 shillings (75 pence) par semaine. Avec ses collègues, elle est restée silencieuse sur son travail pendant la guerre jusqu'au milieu des années 1970.

En 2006, Jean Valentine est impliquée dans la reconstruction de la bombe au Bletchley Park Museum[33]. Elle déclare : « À moins que les gens ne franchissent les portes, une partie vitale de l'histoire est perdue. Plus nous pouvons les éduquer, mieux c'est ». Elle montre la bombe reconstruite au Musée de Bletchley Park[34],[35] et y dirige également des visites[36],[37],[38]. Elle a participé à une réunion majeure à Bletchley Park en 2009[39].

Le 24 juin 2012, Jean Valentine a parlé de ses expériences de guerre à Bletchley Park et ailleurs dans le cadre d'un événement Turing's Worlds pour célébrer le centenaire de la naissance d'Alan Turing, organisé par Rewley House du Department for Continuing Education à l'Université d'Oxford en coopération avec la British Society for the History of Mathematics (BSHM)[40].

Joan Clarke modifier

Joan Elisabeth Lowther Murray (née Clarke ; 24 juin 1917 - 4 septembre 1996) est une cryptanalyste et numismate. Son rôle important dans le projet Enigma qui a déchiffré les communications secrètes de l'Allemagne nazie lui a valu des prix et des citations, comme sa nomination en tant que membre de l'Ordre de l'Empire britannique (MBE), en 1946[41].

Héritage et commémorations modifier

De nombreux efforts ont été faits pour commémorer la contribution des femmes à Bletchley Park. Il y a eu une prolifération d'articles en ligne consacrés à l'examen du rôle des femmes à Bletchley Park. En raison du secret défense de Bletchley Park et de la règle des trente ans du Royaume-Uni, il a fallu attendre la publication en 1974 de The Ultra Secret par l'ancien officier de la RAF FW Winterbotham (qui a supervisé la distribution des renseignements Ultra) pour connaître le rôle de Bletchley Park en temps de guerre. En 2009, le gouvernement britannique a décerné des honneurs à son personnel[12].

La plupart des femmes ont abandonné leur carrière après avoir quitté Bletchley Park et se sont mariées. Quelques femmes comme Joan Clarke ont continué leur carrière dans la cryptanalyse[42].

Mémorial modifier

Bletchley Park a un tableau d'honneur, qui répertorie les personnes en Grande-Bretagne susceptibles d'avoir travaillé sur l'intelligence des signaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n'existe aucune liste complète de ceux qui ont travaillé à Bletchley Park. De nouvelles informations sont constamment ajoutées à la liste. En juillet 2017, il y avait près de 8 000 femmes inscrites au tableau d'honneur[43].

La culture populaire modifier

  • The Imitation Game est un film consacré à la vie d'Alan Turing à Bletchley Park ; l'un des sujets abordés est sa relation avec Joan Clarke, l'une des rares femmes à avoir travaillé comme briseuse de code à part entière à Bletchley Park. Le film a été critiqué pour avoir décrit le codebreaking comme un jeu masculin et pour ne pas avoir parlé davantage du rôle des femmes dans le codebreaking.
  • The Imitation Game, la pièce télévisée, met l'accent sur les succès et les frustrations de la protagoniste féminine alors qu'elle travaillait à Bletchley Park.
  • Le programme ITV 2012, The Bletchley Circle, est un ensemble de mystères de meurtre se déroulant en 1952 et 1953. Les protagonistes sont quatre anciennes femmes briseuses de code de Bletchley, qui utilisent leurs compétences pour résoudre des crimes[44].
  • Enigma est un film de fiction de 2001 sur les briseurs de code d'Enigma à Bletchley Park qui raconte une histoire d'amour entre collègues.
  • Le film Hut 33 se concentre sur la vie quotidienne à Bletchley Park et évoque ainsi la vie quotidienne des femmes à Bletchley Park.
  • L'épisode Smoke and Mirrors de la saison 2 de l'agent Carter révèle que l'agent Peggy Carter travaillait à Bletchley Park au début de la guerre avant de rejoindre la Réserve scientifique stratégique[45].

Notes et références modifier

  1. a et b « Women Codebreakers », Bletchley Park Research (consulté le ).
  2. a b et c Christopher Smith, The Hidden History of Bletchley Park: A Social and Organisational History, 1939-1945, London, Palgrave, , 57–69 p. (ISBN 978-1137484932)
  3. Hinsley, « The Enigma of Ultra », History Today.
  4. Guarnieri, « Trailblazers in Electromechanical Computing », IEEE Industrial Electronics Magazine, vol. 11, no 2,‎ , p. 58–62 (DOI 10.1109/MIE.2017.2694578)
  5. Smith (pb) 2015.
  6. Tessa Dunlop, The Bletchley Girls: War, secrecy, love and loss: the women of Bletchley Park tell their story, London, Hodder & Stoughton, (ISBN 978-1444795721)
  7. Denniston, « The government code and cypher school between the wars », Intelligence and National Security, vol. 1, no 1,‎ , p. 48–70 (DOI 10.1080/02684528608431841)
  8. Hill 2004, p. 13 – 23
  9. « Women in tech history: Bletchley Park », Gadgette, (consulté le ).
  10. (en-GB) Jennifer Harrison, « Women in tech history: Bletchley Park », sur Gadgette, (consulté le ).
  11. (en) Jennifer S. Light, « When Computers Were Women », Technology and Culture, vol. 40, no 3,‎ , p. 455–483 (ISSN 1097-3729, DOI 10.1353/tech.1999.0128, lire en ligne, consulté le )
  12. a et b Kerry Johnson et John Gallehawk, Figuring It Out at Bletchley Park, BookTowerPublishing, (ISBN 978-0955716409)
  13. « Who were the Codebreakers? », sur Bletchley Park (consulté le ).
  14. (en-GB) « The Inspiring Women of Bletchley Park - Royal Holloway, University of London », www.royalholloway.ac.uk (consulté le ).
  15. Sinclair McKay, The Lost World of Bletchley Park, London, Aurum Press, , 60, 61 (ISBN 978-1-78131-191-2)
  16. (en) Marissa Fessenden, « Women Were Key to WWII Code-Breaking at Bletchley Park », sur Smithsonian Magazine (consulté le ).
  17. McKay 2010, p. 14
  18. Grey 2012, p. 1323–3
  19. a b et c Mavis Batey: from codebreaker to campaigner for historic parks and gardens, parksandgardens.org; accessed 16 May 2014.
  20. a et b Smith, « Mavis Batey », The Guardian, Guardian News and Media Limited, (consulté le ).
  21. Barwick, Sandra. A cracking time at Bletchley The Daily Telegraph, 16 January 1999
  22. Friedrich Ludwig Bauer, Decrypted Secrets: Methods and Maxims of Cryptology, Springer, (ISBN 978-3-540-42674-5, lire en ligne), p. 432
  23. Hugh Sebag-Montefiore, Enigma, Orion, (ISBN 978-1-78022-123-6, lire en ligne), p. 254
  24. Alex Frame, Flying Boats: My Father's War in the Mediterranean, Victoria University Press, , 183–4 note 91 (ISBN 978-0-86473-562-1, lire en ligne)
  25. (en) Tom Chivers, « Could you have been a codebreaker at Bletchley Park? »(Archive.orgWikiwixArchive.isGoogleQue faire ?), sur telegraph.co.uk, .
  26. Francis H. Hinsley et Alan Stripp, Codebreakers: The Inside Story of Bletchley Park, Oxford University Press, (ISBN 978-0-19-280132-6, lire en ligne), p. 129
  27. a et b Schudel, « Jane Fawcett, British code-breaker during World War II, dies at 95 », The Washington Post, (consulté le ).
  28. a et b Smith, « The Deb of Bletchley Park: 'There was always a crisis, a lot of stress and a lot of excitement' », The Daily Telegraph, (consulté le ).
  29. a et b Weber, « Jane Fawcett, British Decoder Who Helped Doom the Bismarck, Dies at 95 », The New York Times, (consulté le ).
  30. « Jane Fawcett, Bletchley decoder – obituary », The Daily Telegraph, (consulté le ).
  31. ComputerHeritage, « Operating the Bombe: Jean Valentine's story », YouTube (consulté le ).
  32. Lewis, « Breaking the codes: Former Bletchley Park Wren, Jean Valentine, reveals exactly what went on at the World War II codebreaking centre », Beds, Herts & Bucks, BBC, (consulté le ).
  33. What to see at Bletchley Park: Bombe Rebuild Project, Bletchley Park, UK.
  34. [vidéo] Jean Valentine explains the bombe sur YouTube.
  35. Jean Valentine explains the bombe, CastTV.
  36. BCSWomen trip to Bletchley Park, BCSWomen, UK, 8 May 2008.
  37. "The geese that laid the golden egg — but never cackled" — Winston Churchill, Skirts and Ladders, 26 July 2009.
  38. Feature: Decoding Bletchley Park's history, Gizmag Emerging Technology Magazine.
  39. 'Geese' cackle over Enigma: British code breakers reunite to celebrate secret work that helped Allies defeat Nazis, The Star, Toronto, Canada, 25 March 2009.
  40. « Driving Miss Valentine », Diaphania.blogspirit.com, Blogspot, (consulté le ).
  41. « Joan Clarke, woman who cracked Enigma cyphers with Alan Turing », BBC News.
  42. (en) « Bletchley Park ‘girls’ break code of secrecy for book launch », sur the Guardian, (consulté le ).
  43. « About the roll of honour », Bletchey Park.
  44. Shaw, « Bletchley Park drama to air on television », ITV (consulté le ).
  45. « Marvel's Agent Carter: Peggy's Past Is (Finally!) Revealed », TV Line (consulté le ).

Bibliographie modifier

  • Michael Smith, The Debs of Bletchley Park, London, Aurum Press, (ISBN 978-1-78131-191-2)
  • Christopher Smith, The Hidden History of Bletchley Park: A Social and Organisational History, 1939-1945, London, Palgrave, (ISBN 978-1137484932)
  • Tessa Dunlop, Les Bletchley Girls, Hodder & Stoughton, (ISBN 1444795724)
  • Sinclair McKay, The Lost World of Bletchley Park: The Illustrated History of the Wartime Codebreaking Center, Aurum Press, (ISBN 978-1-78131-191-2)
  • My Secret Life in Hut Six: One Woman's Experiences at Bletchley Park par Mair Russell-Jones and Gethin Russell-
  • (en) Sinclair McKay, The Secret Lives of Codebreakers: The Men and Women Who Cracked the Enigma Code at Bletchley Park, Plume, , 352 p.

Liens externes modifier